In Platonis Phaedrum Scholia: 269a10-b3
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Σωκράτης
πότερον χαλεπῶς ἂν αὐτούς, ὥσπερ ἐγώ τε καὶ σύ, ὑπ᾽ ἀγροικίας ῥῆμά τι εἰπεῖν ἀπαίδευτον εἰς τοὺς ταῦτα γεγραφότας τε καὶ διδάσκοντας ὡς ῥητορικὴν τέχνην,
Socrate
Est-ce que avec peine eux aussi comme toi et moi, sortiraient grossièrement une affirmation impolie quelconque contre ceux qui enseignent et écrivent ces choses comme si elles étaient l'art oratoire?
Platon, Phèdre, 269a10-269b3
Socrate imagine s’adresser à Adraste et Périclès pour demander leur avis sur les sophistes et leurs techniques. Que diraient-ils? Socrate présente deux possibilités de réponse, introduites par l’adjectif interrogatif πότερος, lequel des deux. Et voici donc la première possibilité: les deux hommes politiques pourraient se fâcher et passer aux insultes. Cette possibilité a été évoquée et écartée pour l’enseignant de musique qui, patiemment, au lieu d’insulter son élève, l’exhorte doucement. Il est évident donc que même dans le cas de Périclès et Adraste, ils ne seront pas grossiers, il ne s’abandonneront pas à l’ἀγροικία, ces mœurs rustiques, typiques de la campagne, qui s’opposent à l’élégance citadine.
Plusieurs remarques s’imposent. En premier lieu, ce ὥσπερ ἐγώ τε καὶ σύ: comme moi et toi. Socrate laisse entendre que Phèdre et lui se sont fâchés et ont envie d’insulter les sophistes, alors que pour le moment ce n’est pas le cas. Socrate a fait au contraire un éloge - même si ironique - de la rhétorique des sophistes et Phèdre a pris cet éloge au premier degré. La stratégie rhétorique de Socrate est donc très astucieuse: il provoque le mépris de Phèdre pour la rhétorique en le donnant par acquis. “Comme moi et toi”, cette complicité ne peut qu’enchanter Phèdre. Avec le même geste Socrate donne par acquis le fait que les sophistes enseignent et écrivent des choses qui ne sont pas l’art rhétorique - ce qui n’avait pas encore été démontré. Il affirme: “comme si c’était l’art rhétorique”, en sous-entendant donc que cela ne l’est pas.
Une dernière remarque à propos de l’ἀγροικία dont il est question depuis quelques répliques. L’opposition entre ville et campagne est fondamentale dans la culture de la Grèce de l’époque et encore plus fondamentale pour Socrate. Nous avons vu que Socrate est un animal de ville; il n’aime pas sortir, il n’aime pas la campagne car il peut apprendre des hommes mais pas de la campagne et des arbres. Il est donc ἀστεῖος, citadin. On apprend ἐν τῷ ἄστει, dans la ville, et jamais dans les champs. Mais, en même temps, cet adjectif, ἀστεῖος, citadin a été durement critiqué. C’est Lysias qui est ἀστεῖος, raffiné, snob, inutilement élégant. Et par ailleurs Socrate et Phèdre se trouvent maintenant à la campagne, au milieu des champs, loin de la ville. Il y a donc un paradoxe, l’opposition ville/campagne ne fonctionne pas comme elle devrait. Il n’y a pas d’une part le bien - la ville, l’élégance, l’intelligence, les mœurs éduqués et raffinés - et de l’autre le mal - les champs, la grossièreté, la bêtise. Les deux pôles peuvent être renversés et acquérir un sens opposé. De quel côté se trouve donc le bien, la justice? Est-ce vraiment préférable de ne pas insulter grossièrement les sophistes?
Car on pourrait presque penser que, vu qu’ils sont à la campagne, vu que Socrate a renoncé aux murs de la ville qui est désormais remplie de sophistes, vu que désormais c’est sur le bord d’une rivière que se trouvent les dieux qui permettent de philosopher, en accord avec les mœurs de la campagne, Socrate et Phèdre pourraient vraiment se permettre d’insulter grossièrement les sophistes.