Cachez cette votation que je ne saurais voir : la Suisse à l´épreuve de l´Union européenne
Le résultat de la votation sur l´initiative populaire souhaitant limiter l´immigration des citoyens de l´Union européenne sur le territoire suisse a provoqué un tollé en Suisse et dans le reste de l´Europe. Cette initiative, largement soutenue par la formation d´extrême-droite de l´Union Démocratique du Centre (UDC), remet en cause un droit fondamental européen, à savoir la liberté de circulation. Depuis quelques jours, les acteurs politiques et économiques se succèdent sur les plateaux de télévision pour élaborer tous les scénarios imaginables suite au résultat de cette votation qui entérine la position des initiateurs en faveur de la limitation de ces possibilités de circulation.
L´initiative avait prévu un délai de trois ans pour appliquer la décision en cas de victoire. Le Conseil Fédéral se trouve ainsi dans une position très délicate pour engager les discussions avec l´Union européenne. En l´état, cette votation remet incontestablement en cause les accords bilatéraux entre l´Union européenne et la Confédération. Le nouveau président de la Confédération a eu du mal à cacher son désarroi et son embarras lors des dernières interviews réalisées. Faut-il amender ces accords, les dénoncer ou essayer par tous les moyens de proposer une initiative annulant ce résultat ce qui supposerait une campagne politique de terrain?
Si à bien des égards le résultat de la votation surprend, il reflète fondamentalement l´état de nos sociétés en proie à une très forte montée des nationalismes et à une fragilité des institutions européennes. Il est évident que le résultat aurait été autre si la voie parlementaire avait été préférée. Là n´est pas le véritable problème : la démocratie directe ne favorise pas plus les populismes que le système représentatif. L´UDC est le parti politique le plus puissant en Suisse et a considérablement remodelé le visage politique suisse depuis le début des années 2000. Sa percée aux dernières élections fédérales en a fait le premier parti politique de Suisse au point même où le consensus fédéral a été remis en question[1]. Il n´est donc pas étonnant que ce type d´initiative ait émergé dans ce contexte, l´UDC apportant sa contribution directe à toutes les initiatives populaires limitant l´immigration.
La démocratie directe se caractérise depuis les années 1970 par une défiance accrue vis-à-vis des élites politiques et le résultat de cette votation a contredit tous les mots d´ordre de la plupart des partis politiques. À ce sentiment antiélitiste s´est ajouté un divorce en deux temps avec l´Union européenne, d´une part le 6 décembre 1992 lorsque les citoyens suisses ont refusé l´adhésion à l´Union européenne et d´autre part le 9 février 2014 avec cette votation sur la limitation de l´immigration européenne. Les journalistes suisses avaient qualifié de Röstisgraben[2] le clivage entre les cantons francophones et les cantons germanophones puisque ces derniers se sont largement prononcés contre l´adhésion à l´Union européenne et en faveur de la limitation de l´immigration des pays de l´Union. Au-delà de la perception différenciée des cantons romands et alémaniques sur l´identité nationale et les relations à instituer avec l´Union européenne, il faut chercher ailleurs les raisons de ce clivage politique culturel. En réalité, il serait plus pertinent de reprendre les analyses du politologue Stein Rokkan sur les clivages[3] pour comprendre ce qui se joue dans les votations populaires en Suisse. Il existe une superposition des clivages avec en particulier une polarisation entre les cantons romands protestants urbains et les cantons alémaniques catholiques et ruraux. Cette opposition est historique et remonte à la guerre du Sonderbund de 1847 qui a structuré par la suite le clivage religieux entre cantons protestants et cantons catholiques. Le comportement électoral des Suisses est déterminé en partie par cette superposition de clivages. Des analyses plus fines de ces résultats sont ainsi à effectuer pour comprendre la manière dont les Suisses vivent leur identité nationale.
[1] La Confédération se dote chaque année d´un nouveau président élu pour un an parmi les sept conseillers fédéraux qui reflétaient l´équilibre entre les partis politiques. La percée de l´UDC a bouleversé le consensus existant puisque ce parti dispose à présent de deux sièges parmi les sept sièges attribués à ces conseillers fédéraux qui sont des ministres. Voir à ce sujet, Michel Crozier, Christophe Premat, « Sociologie des organisations. Entretien avec Michel Crozier », http://www.sens-public.org/spip.php?article509, 5 février 2008.
[2] Laurent Flütsch, Rideau de rösti / « Röstigraben ». éditions Infolio, 2005. Christophe Büchi, Mariage de raison, Romands et Alémaniques : une histoire suisse [« Röstigraben »], éditions Zoé, 2001.
[3] Stein Rokkan, « Un modèle géo-économique et géopolitique », Communications, 45, 1987, pp. 75-100.
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