Jours de lumière et de liberté – Entretien avec Nikanor Teratologen

Entretien réalisé par Freke Räihä

Traduit par Françoise Sule

La traduction de cet article est le résultat d´une collaboration entre le journal suédois Tidningen Kulturen et la revue Sens Public

L´article original est disponible sur le lien http://tidningenkulturen.se/artiklar/portr-mainmenu-51/riga-portr-mainmenu-100/12493-dagar-i-ljus-och-frihet–intervju-med-nikanor-teratologen

Cultivez-vous des fraises tout là-haut vers les grands lacs?

Nous avons des fraisiers, dans trois endroits différents. Nous n’avons pas encore trouvé l’endroit idéal pour ces plants- certains ont été déplacés parce qu’ils mordaient sur l’emplacement où je veux avoir un sentier pour le jardin. Je ne suis pas certain toutefois si ce sont vraiment des fraises, ce pourrait aussi être des fraises de bois ou des framboises arctiques, qui colonisent aussi une partie de la terre que j’avais préparée pour planter autre chose.

Les nouvelles ont parlé de deux vendeurs de fraises poignardés à Göteborg – attaqués non pour leurs fraises synthétiquement produites et sans goût, mais pour leur recette de la journée.

Skråmsträsk, village de la Botnie-ouest, a eu pendant de nombreuses décennies pas mal de cultivateurs de fraises  à grande échelle, mais la plupart ont abandonné le projet de cueillette à la ferme pour des raisons commerciales. Ils produisaient des fraises poussées à maturité, fermes et goûteuses, muries  par les heures incessantes d’ensoleillement du nord; elles étaient plantées dans des rangées qui s’étendaient des deux côtés du lac. Cette activité tranquille se passait  tout à côté de la maison d’Ernst.

Donc, même chez vous la nature s’étale, dans une lutte contre la propriété géographique.

Mais je soupire d’aise à l’idée de l’ensoleillement continu; je songe à la friche de l’enfance- qui est toujours une friche- et à la perche fumée accompagnée de pommes de terre nouvelles. Qu’est –ce que ces nouveaux buts lucratifs ont détruit? L’urbanisation peut-elle continuer ainsi?

En fait je ne sais rien sur toi, Freke. Où as-tu grandi? À Kågedalen? Norrland ne cesse de se dépeupler, j’ai oublié les chiffres statistiques, mais c’est révélateur. L’autosuffisance est un long chemin plein d’embûches et ni moi ni ma femme ne sommes des pionniers enthousiastes et ni de première jeunesse. La robuste faculté de survie subarctique décrite par Hamsun dans “ Markens gröda” (la récolte du terrain), que  nous avons lu l’année dernière, ne m’a jamais convaincu. Trop de rêverie mélancolique. J’apprécie beaucoup  “ Que ma joie demeure” de Giono, que j’ai lu au printemps dernier et sur lequel j’aimerais écrire. Dans ce roman on célèbre  l’impossible, même si les êtres dans ce haut-plateau du sud de la France restent profondément enracinés dans ce milieu ingrat, son splendide isolement. Giono est un écrivain de grand talent, j’ai recensé son premier roman Colline dans TK.

Les légumes cultivés ici sont pour être consommés sur place, je mange chaque jour de la salade et des radis pour les repas- le jardinage m’a donné pendant quelques années une sorte de joie sereine, surtout le fait de s’occuper des grains, de la terre, de l’engrais, de l’eau, des pieds, de la lumière. La culture des tomates, des poivrons, des aubergines, des courgettes en février, mars, avril procurent de la joie, et aussi de la frustration : si rien ne pousse comme prévu, si on s’est trompé avec la température, la lumière, le sol, l’arrosage, alors je suis déprimé. Mais c’est par ses erreurs qu’on apprend quelque chose dans la vallée des plaintes.

Mais on ne cultive  ici les pommes de terre et surtout les racines comestibles qu’en petite quantité.

Je mange principalement du riz complet, des haricots, des légumes cuits et frais. Les légumes chinoises et japonaises poussent bien ici, comme le pak choi, le wong bok, le tatsoi, le mitsuba, le chou mizun. La bette résiste à tous les temps, je la préfère à l’épinard.

Mais je veux surtout faire pousser des plantes vivaces à foison à partir de graines, baies et de fruits – des arbres, des buissons, des fleurs. J’ai en fait commencé cet automne, et le résultat est prometteur, et tout prospère au cours de cette année. A propos de l’autosuffisance, je voudrais dire que je ne cherche qu’à être autosuffisant pour ce qui concerne les graines de la saison prochaine, en me servant de graines de plantes différentes qui produisent  elles-mêmes des graines. Quand je parle de la vie courante à la campagne et de mes simples habitudes, je pense aux réflexions ironiques de Thomas Bernhard dans “ Gamla mästare” au sujet d’une série de photos d’Heidegger.

“ J’ai vu une série de photographies d’Heidegger prises par un photographe talentueux ; il avait toujours l’air d’un militaire retraité bien gras, dit Reger, et je vous les montrerai; dans ces photos, Heidegger se lève, se recouche, dort, se réveille, met son caleçon, enfile ses chaussettes, prend une gorge de vin de fruit, sort , regarde l’horizon, taille une canne, met son chapeau, ôte son chapeau, tient le chapeau à la main, écarte les jambes, lève la tête, baisse la tête, pose la main droite sur la main gauche de sa femme, va devant la maison, va derrière la maison, va vers sa maison, s’éloigne de sa maison, lit, mange, avale de la soupe, se coupe une tranche de pain ( fait maison), ouvre un livre ( fait maison), referme le livre ( fait maison), se baisse, s’étire etc… dit Reger. À donner la nausée.”

 

Une série de photos d’un reportage chez une personne peut prêter à l’ironie, mais sinon tous ces petits événements de peu d’importance, s’ils se passent dans un détachement non réfléchi et naturel   par rapport à soi-même, sont une partie de chaque vie qui d’une certaine façon est contemplative, quiète, à l’abandon. C’est seulement ainsi qu’on peut affronter des peines  profondes qui menacent de désordre.

Oui, c’est ainsi… J’ai grandi dans des endroits différents, mais Västerbotten et la région autour de Bureå restent un point fixe dans ma vie. J’ai voyagé là toute ma vie, mais surtout dans mon écriture ces derniers temps. J’y reviens tout le temps. Le silence, la friche. La liberté de l’égarement. Vivre en ville m’est étranger, même si j’y ai habité en plus grande partie. Quand j’ai commencé à écrire sur tous ces lieux où j’ai vécu dans mon livre “ Nomos”, beaucoup de questions sur le choix de Lossmen et de cette période dans les années 20 se trouvent expliquées.

A part ton œuvre, que je suis avec beaucoup d’intérêt, je ne te connais pas non plus. Je ne sais pas les limites : Où tu es assis quand tu m’écris. Que regardes-tu quand ton regard a besoin de se reposer. Si tu étales beaucoup de beurre sur ton pain. Tu veux en parler? Qu’as-tu comme vêtements?

Je suis assis dans un vieux fauteuil sous une moustiquaire suspendue à un gros vieux pommier, au moins 10 m de haut, en fleurs, attaqué par des armadas de bourdons affairés à la pollinisation. Les pétales de pommier voltigent  sur l’herbe, la rhubarbe, les cassissiers. Je porte une veste noire, chaude, des treillis, un bonnet et une écharpe, ai en plus une couverture sur les jambes et un oreiller pour poser mon laptop. Je vois l’orée de la forêt sur ma droite, la vieille manse sur ma gauche, et tout en face  la grange après  le massif d’arbres. La bécasse est passée il y a quelques minutes, avec son chant à la fois étrange et fascinant, presque programmé au niveau de l’heure et du lieu. Cela me fait penser au canard mécanique mais plein de vie fébrile dans “ Mason & Dixon” de Pynchon que je viens de relire. Pizzicato le chat mange des croquettes dans un petit plat, nourriture qu’elle préfère après les crevettes décortiquées. Je regarde avec un disque dur le film de Guillermo Del Toro ” El espinazo del diablo” que je trouve bien fait et avec une bonne ambiance. J’ai vu auparavant, comme une pause dans la lecture et l’écriture, “ Straw Dogs” de Sam Peckinpah, un film que j’aime bien aussi.

J’ai lu ton essai “ Förlorad I det allslukande världstället” sur ” Eureka ” de Poe, où tu étudies la réception et le contenu de ce volume qui vient d’être traduit, ce qui peut être compris comme une tentative de voir tous les fragments supposés dans un monde en perpétuel déclin comme une entité.

Ces deux concepts sont peut-être reliés- dans la forme intuitive, littéraire on trouve la seule possibilité à la vérité évidente. Tu dis “ l’instinct poétique montre la vérité parce que c’est un instinct pour la beauté symétrique” et trouves aussi  la représentation essentielle pour la pensée dans les boniments  marginaux qui traitent – y-a-t-il une différence entre pratique et spirituel?- des épreuves douloureuses, de la communauté et de l’extinction de la vie pratique. Penses-tu que l’étude poétique, intuitive d’un ou de plusieurs aspects et de leur cohérence est une meilleure approche comparée à la méthode scientifique où le narratif  est toujours présent mais rarement figé dans sa forme?

Pour moi il n’y a pas de genre, pas de “ poésie”, ” philosophie”, ” drame” etc., seulement des mots et des pensées présentées d’une manière plus ou moins potentiellement bouleversante et frappante.

Les mots doivent faire une sorte d’effet, un effet, bon, sain, clair,  même si certains usages de mots et de pensées et de descriptions de la réalité  puissent sembler ” mauvais” ” laids” ou ” dangereux ” pour les vaniteux  et les hypocrites. Il y a quelque chose qui fait que la traduction de Céline “ D’un château à l’autre” par Hans Johansson n’a pas fait l’objet d’une critique par les feuilles de chou  de Fjollträsk, et une raison manifeste pour ce silence indigné est précisément  l’influence que les mots de Céline peuvent avoir et ont:

Céline était médecin, avait beaucoup de respect pour la méthode scientifique, était un homme de culture. En même temps sa langue a souvent une tension très émotionnelle et lyrique, et sa perspective est profondément subjective, terre à terre et désillusionnée.

La méthode scientifique d’interpréter le monde est pour moi valable dans l’ensemble, on peut prouver les affirmations scientifiques, les théories et les modèles de recherche se trouvent (quand il s’agit de sujets qui ne sont pas paralyses par le dogmatisme du politiquement correct) en changement constant. Il s’agit de conquêtes divinement libératrices faites aux frais de superstitions anxieuses qui ont déformé pendant de nombreux siècles la psyché innombrable   humaine.

Pour avoir un effet quelconque sur les gens normaux, pensants, impatients, créatifs les observations scientifiques doivent être décrites d’une manière correcte mais aussi compréhensible et suggestive. Elles devraient être présentées sous forme de documentaires de haute qualité qui emportent le spectateur dans des endroits où il ou elle ne sera présent/e physiquement et qui lui expliquent des choses qu’ils ne verront jamais sinon ou dont ils  ignorent même l’existence. Je viens de découvrir que SVT Play montre une série, qui se passé à Valencia, de 2009, de “ l’or du Rhin” de Wagner;—

L’art général, un exemple séduisant de la force influence que les mots, la musique, la forme expérimentale, c’est ce que je veux bien sûr voir. Je suis aussi tenté de continuer de regarder la version de “ Henry IV” de Shakespeare, parties 1 et 2 , que la BBC a produite en 1979 avec Anthony Qayle comme Falstaff. Il y a aussi deux parties sur “ la plus grande forêt équatoriale du monde” (L’Amazonie) que je veux aussi voir:——————–

Et je me souviens que j’aimerais bien voir la série “ Earthflight” (vols des oiseaux) produite par la BBC, diffusée par SVT Play ce printemps (je regarde rarement la télévision)…………………………

Voici ce que j’entends par grands moments  pour moi- une documentation scientifique qui séduit. C’est cette observation, ces explications bien construites et visionnaires  (par exemple sur le vol des oiseaux) que je veux avoir de la science.

J’observe chaque jour les oiseaux mais suis loin d’être un ornithologue bourré de faits scientifiques.

 

J’ai changé de position comme nous sommes au milieu de la journée. Je suis assis sur le seuil de la maison de campagne, avec les portes grandes ouvertes. Les averses vont et viennent. À droite des sorbiers, des lilas, des marceaux et la manse. À gauche l’étable et  dans la cour un vieux tremble arraché  il y a trois semaines par de de violentes bourrasques de vent. Tout en face le tremble majestueux, avec trois troncs parallèles où on a eu deux nichées de merles cette année, un tremble qui a été rejeté cette année sans raison par le grand pic noir mais a été adopté par un pic vert friand d’avoine.

Les hirondelles de cheminée adultes, un couple couve dans l’étable et  un autre dans la grange, se perchent régulièrement sur l’antenne de télévision pour exprimer leur opinion sur l’existence. Le courlis commun lance son cri de début d’été. Les grues se promènent à proximité. Les corbeaux volent en cercle en croassant.

Tu demandes s’il y a une différence entre le pratique et le spirituel. Non- c’est juste que la manière d’agir bassement utilitaire est totalement stérile et tournée obstinément vers le profit, c’est la mentalité qui détruit la sphère terrestre. Et ce qu’on appelle le spirituel est souvent quelque chose de vague, aussi la fadaise New-Age, égocentrique et mercantile, avec la croyance dans des gourous et toute cette merde Holly-Bollywoodienne. Mais si on entend le terme pratique et spirituel de manière simple et claire, la voie  pratique et la voie spirituelle sont certainement identiques.

Vilhem Ekelund donne une perspective pratiquo-spirituelle de la science dans le fragment 116 “ Det andra ljuset”:

Gustavi lotum ruralem. Att tanken och forskandet, i sitt begär att vända sig bort från världens äflan, sin djupa kraftekonomiska instinkt mot bene latere, icke bhöfva leda till uppror mot lifvet, det ser man stundom allara skönast hos naturforskningesn män.

Därför äro, för lidelsefullt andligt lefvande människorm sådana karakäter en så djup vederkvickelse:-

–          Därför var det så oändligt mycket mera än botanil Goethe lärde hos- Linné!”

J’ai dit que l’explication scientifique du monde est valable et vraie. Mais pour l’individu, la perspective subjective, non scientifique est naturellement nécessaire à conserver pour survivre et trouver une motivation dans l’action. Tout ce à quoi nous accordons de la valeur dans l’environnement, les embûches de la vie, tout ce que nous ressentons, certainement à juste raison, comme essentiel pour nous, ne peut être sous-estimé par une froide analyse scientifique. Le sang, l’âme, la volonté, les instincts, la tendresse, la loyauté sont hors d’atteinte des thèses scientifiques.

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