In Platonis Phaedrum Scholia: 274e1-7
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Σωκράτης
πολλὰ μὲν δὴ περὶ ἑκάστης τῆς τέχνης ἐπ᾽ ἀμφότερα Θαμοῦν τῷ Θεὺθ λέγεται ἀποφήνασθαι, ἃ λόγος πολὺς ἂν εἴη διελθεῖν: ἐπειδὴ δὲ ἐπὶ τοῖς γράμμασιν ἦν, ‘τοῦτο δέ, ὦ βασιλεῦ, τὸ μάθημα,’ ἔφη ὁ Θεύθ, ‘σοφωτέρους Αἰγυπτίους καὶ μνημονικωτέρους παρέξει: μνήμης τε γὰρ καὶ σοφίας φάρμακον ηὑρέθη.’
Socrate
L'histoire raconte que Thamous fit de nombreuses réflexions dans un sens et dans l'autre à Theuth sur chacun des arts, il serait trop long de les raconter; quand le tour fut venu d'analyser les lettres, Theuth dit: 'Cette connaissance, ô Roi, fera les Égyptiens plus sages et renforcera leur mémoire: j'ai en effet trouvé le remède pour la mémoire et pour la sagesse.'
Platon, Phèdre, 274e1-274e7
Socrate passe rapidement sur les nombreuses choses que Thamous dit à Theuth. Thamous décide de chaque art, il commente chaque invention et prend une décision sur la place que chaque art aura dans le monde. Il semble presque que sur cette liste on pourrait fonder une oeuvre philosophique entière, en analysant une par une les décisions de Thamous. “Il serait trop long…” signifie ici que cela vaudrait quand même la peine. Socrate est tiré vers son objectif et doit passer vite au sujet principal, il ne peut pas se permettre de divaguer alors qu’il semblerait avoir justement cette envie. Il aurait envie, encore une fois, de perdre du temps, ou - et on verra à nouveaux l’importance de cette notion bientôt - de jouer (παίζω).
Theuth arrive donc à l’écriture, ou, pour être plus précis, ici, aux γράμματα. γράμμα est un caractère écrit, un signe gravé quelque part. C’est une inscription, un signe inscrit. C’est cela qu’a inventé Theuth et c’est cela que Theuth présente. Non pas un système complexe de règles qui feraient l’écriture, mais les caractères écrits: les lettres, finalement.
Les lettres de l’alphabet sont une connaissance, un μάθημα. Arrêtons-nous un instant sur le terme μάθημα. Il dérive du verbe μανθάνω qui signifie apprendre, étudier. Et c’est le terme d’où vient le mot mathématique, en français et dans plusieurs autres langues. μάθημα est la connaissance: dans notre culture la connaissance par excellence est celle mathématique. C’est une idée qui nous vient justement de cette tradition platonicienne et, on pourrait dire, des choix de Thamous. Car Thamous sauve les mathématiques que Theuth a aussi inventé: les nombres et le calcul (ἀριθμός, λογισμός), mais il condamne les lettres - et donc aussi la littérature? les “lettres” dans le sens métaphorique large que nous donnons au mot en français?
Theuth aime son invention - Thamous lui dira que c’est parce qu’il est son père - et il la défend auprès de Thamous: cette invention rendra les égyptiens plus sages (σοφός) et plus μνημονικός, de bonne mémoire. Les lettres sont donc un médicament (φάρμακον) qui renforce ces deux caractéristiques: la mémoire (μνήμη) et la sagesse (σοφία).
On a, en une phrase, une concentration énorme de mots et concepts fondamentaux pour Platon: φάρμακον, γράμμα, μάθημα, μνήμη, σοφία. Theuth donne sa vision du monde, une vision du monde complète, qui met en relation, avec le concept de φάρμακον, les idées de mémoire, de sagesse et d’écriture. La mémoire a un rapport étroit avec la sagesse - nous l’avons vu dans le second discours de Socrate. Ou pour être plus précis, la sagesse n’est que mémoire. Celx;a pourrait surprendre si on avait pas entendu l’histoire des âmes et de leurs circonvolutions dans l’hyperouranion. Mais Socrate nous l’a bien expliqué: pour les êtres humains, la seule sagesse possible, c’est d’essayer de se rappeler ce que nos âmes ont vu dans l’hyperouranion.
Theuth donne une technique qui permettrait de renforcer la mémoire: l’écriture. Cette technique est présentée comme un φάρμακον. Terme qui a déjà été utilisé deux fois dans le dialogue: une fois pour se référer au fait que Phèdre a trouvé une ruse pour faire sortir Socrate de la ville. Cette ruse est justement une drogue, un médicament ou un poison qui a ensorcelé Socrate. Cette drogue c’est le discours - écrit - de Lysias. La seconde fois on parle d’empoisonner : καταφαρμακεύω. Socrate condamne son premier discours sur l’amour en disant qu’il était blasphématoire et que la cause en était le fait que sa bouche avait été empoisonnée par Phèdre - avec le discours de Lysias, évidemment, et donc encore une fois avec l’écriture.
Le φάρμακον-écriture, cela me semble évident, fait perdre du temps. Il a fait perdre la matinée et désormais probablement, la journée entière à Socrate, qui est sorti de la ville ensorcelé par les lettres. C’est clair donc que du point de vue de l’ὠφέλεια, l’écriture n’est pas recommandable: elle n’est pas utile car elle fait perdre du temps. Cette considération ouvre la réflexion sur ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas: il y a des sciences et des connaissances sérieuses, et d’autres qui sont des jeux.
Sans doute, les lettres, ne sont que des jeux inutiles. Il faut se demander si cette inutilité est un défaut.