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Entretien avec Chadia Arab, Dames de fraises, doigts de fée, par Sirine Sassi

Résumé : La géographie sociale est un sous-domaine de la géographie. Elle étudie les mouvements migratoires des populations avec une approche centrée sur les rapports entre les territoires et les sociétés qui s’y trouvent. Autrement dit, l’aspect social est dominant. C’est selon cette approche que Chadia Arab, géographe et chargée de recherche au CNRS, a décidé d’étudier les migrations saisonnières des femmes marocaines en Espagne pour la cueillette des fraises. Dans cet entretien, elle retrace son parcours et explique son intérêt pour les populations et les phénomènes trop peu étudiés voire « invisibles ». Enfin, elle nous plonge au cœur de la genèse et de la méthodologie de son œuvre : Dames de Fraises, doigts de fées.

Bonjour Chadia Arab. Pourriez-vous présenter rapidement votre parcours de chercheuse s’il vous plaît ?

Bonjour. Je suis géographe, chargée de recherche au CNRS, au laboratoire Espaces et Sociétés (UMR 6590). Mes travaux portent principalement sur les migrations internationales et plus particulièrement sur les Marocain.e.s en France, Espagne et Italie ainsi que dans les pays du Golfe : les Émirats Arabes Unis. Je m’intéresse également au genre dans les migrations, à la citoyenneté, aux discriminations et au rapport au corps dans les pays arabes.

J’ai publié un ouvrage, tiré de ma thèse, aux Presses Universitaires de Rennes en 2009 sur la circulation migratoire des Aït Ayad en Espagne, Italie et France. J’ai coordonné plusieurs numéros de revues en sciences sociales. J’ai écrit de nombreux articles dans des revues scientifiques. J’ai aussi participé à des documentaires vidéo et à des publications auprès d’associations pour vulgariser mes travaux.

Enfin, j’enseigne la géographie sociale et la géographie des migrations au sein de l’Université d’Angers.

 2) J’ai découvert vos travaux grâce à une professeure/chercheuse. Ce que l’on remarque d’emblée, c’est que vos objets d’études sont très précis : les ramasseuses de fraises, les Aït Ayad, les harragas ; pour connaître ces réalités, vous devez sûrement avoir une connaissance et une compréhension pointues de la société marocaine dans toute sa complexité. Aussi, vous avez sans doute dû réaliser un travail de terrain rigoureux. De ce fait, je me demande : aviez-vous déjà connaissance de tous ces phénomènes présents dans cette société grâce à une expérience personnelle, ou est-ce que vous aussi, vous les avez découverts au cours de vos travaux ?

 Ma connaissance fine du Maroc me vient de mes parents qui sont d’origine marocaine. Ils ont toujours veillé à nous transmettre leur culture à travers leur éducation et notamment, ils m’ont appris la langue amazigh qui est ma langue maternelle, celle que j’utilise pour réaliser mes entretiens. De plus, j’ai toujours voyagé au Maroc. Depuis mon plus jeune âge, mes parents nous emmenaient avec mes frères et ma sœur, chaque été, passer nos vacances dans leur village d’origine à Beni Ayatt près de Beni Mellal.

Outre mes origines, mes activités universitaires – thèse sur les migrations marocaines vers l’Europe, travaux actuels, trois ans en accueil au Centre Jacques Berque de Rabat pour ma thèse entre 2002 et 2005 – combinées à des activités associatives importantes – ancienne présidente du réseau Immigration Développement Démocratie (IDD) pour ne citer que cet exemple – m’ont amenée à compléter cette connaissance plus intime par des pratiques de terrain souvent en marge – au Maroc inutile et Maroc rural – et par des savoirs théoriques et empiriques d’une société marocaine en mouvement.

Tout cela m’amène à bien connaître le Maroc. Dans mes travaux, les thématiques sur lesquelles je choisi de travailler sont souvent le fruit d’observations sur le terrain qui me font soulever des problématiques précises. Par exemple, lors d’un séjour de vacances en 2008 au Maroc, je rencontre une saisonnière cueilleuse de fraises en Espagne. Puis, je saisis l’opportunité de lui demander si elle accepterait de répondre à mes questions et si elle serait d’accord pour m’accueillir lors d’une prochaine venue à Huelva.

 3) Dans le même sens, vous semblez – à l’instar de ces historiens de cette nouvelle perspective historiographique qui travaillent sur les micro-histoires pour aborder les points aveugles de l’historiographie traditionnelle vouloir nous faire découvrir des populations méconnues, « oubliées » comme vous dîtes à propos des dames de fraises. Pourquoi ce choix ?

 C’est vrai que mes choix se font souvent sur des populations « oubliées » ou du moins « invisibilisées ». D’ailleurs, j’utilise plus facilement le terme d’« invisible » que d’« oubliée » bien que les médiateurs marocains interrogés en Espagne parlent, quant à eux, des « oubliées de l’ANAPEC » pour évoquer ces dames de fraises. Mon propre éditeur, Hicham Houdaifa, a écrit un livre : Dos de femmes dos de mulet. Les oubliées du Maroc profond. Certes, elles sont des oubliées mais elles sont aussi invisibles. Elles ne sont que des chiffres chaque année mais on ne connaît pas leur visage, leur histoire, leur parcours et ce qu’elles deviennent une fois de retour. Pour celles qui restent, on ne connaît pas leurs conditions de vie. On ne s’intéresse pas à elles. Il était important que des journalistes et des chercheur·e·s mettent en exergue la situation de ces femmes. Si nous ne le faisions pas, elles-mêmes ne l’auraient pas fait parce qu’elles sont analphabètes, précaires, rurales et parce qu’elles ne sont pas encore organisées. Depuis la sortie de mon ouvrage, des journalistes parlent de ces femmes, un documentariste m’a contactée pour réaliser un documentaire sur elles, etc. La science et la recherche peuvent aussi aider à prendre les bonnes décisions politiques. Dans tous les cas, nos analyses peuvent servir à mieux accompagner ces femmes. Mes objets de recherche ne sont pas des sujets légers mais c’est un choix personnel que de travailler sur ces populations.

4) D’où vous vient cet intérêt pour le Maroc et ces mouvements migratoires ? Est-ce directement lié à vos origines ou est-ce que vous n’appréciez pas ce raccourci ?

 Effectivement je n’apprécie pas le raccourci qui peut être fait. On l’a souvent dit et entendu, comme si les héritier.e.s de l’immigration avaient plus de facilités à travailler sur ces sujets parce que leurs parents sont des immigrés, ou comme s’ils manqueraient d’objectivité du fait de leurs origines ; ou encore, il nous est demandé de mieux légitimer nos sujets, de prendre de la distance. J’ai autour de moi des collègues chercheurs qui font du surf et ont fait leur thèse sur le surf. Jamais on ne se permet de leur faire de remarques quant à leur proximité avec leur sujet. Nous avons tous un lien avec nos objets de recherche, un lien à la fois scientifique et affectif. Le choix du sujet est une combinaison d’éléments : une rencontre – soit avec le sujet lui-même soit avec un.e enseignant.e –, un intérêt scientifique, une opportunité de financement, etc.

Mon intérêt pour les migrations m’est venu l’année de ma licence de géographie, grâce à une enseignante de Poitiers du laboratoire Migrinter où elle venait de soutenir sa thèse sur les migrations espagnoles. Elle était ATER (Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche ndlr) à Angers et enseignait la méthodologie en sciences sociales. Elle nous avait fait faire des enquêtes sur les les étudiant·e·s étranger·e·s. Elle m’avait beaucoup parlé de son parcours, de son laboratoire de recherche à Poitiers et du DEA (Diplômes d’Études Approfondies ndlr) « Migrations et relations inter-ethniques ». C’était presque une évidence pour moi, elle avait tracé les prémices de mon parcours universitaire. J’étais dès lors, décidée à poursuivre vers une thèse sur un sujet qui allait me permettre de comprendre l’histoire de l’immigration angevine, la migration des Marocains vers l’Espagne et l’Italie, leur travail, les passages de frontières sans papier, les harragas, etc. Mon choix s’est naturellement arrêté sur les Aït Ayad. Il y avait quelque chose à comprendre pour l’histoire des migrations de manière générale mais aussi pour ma propre histoire. Je me suis appuyée, comme beaucoup de mes collègues, sur ce que je pensais connaître le mieux. Mon réseau familial m’a permis une entrée sur le terrain puis mon réseau s’est très vite élargi par mes propres prises de contact sur le terrain.

 5) C’est donc l’année de votre licence en géographie qui a été décisive pour la suite. Dans ce sens, pourriez-vous nous détailler un peu plus votre parcours scolaire, universitaire et professionnel avant votre arrivée au CNRS s’il vous plait ?

 J’ai fait des études à l’école élémentaire Jules Verne dans un quartier populaire de la ville d’Angers. Puis, j’ai fréquenté le collège Jean Vilar et le lycée Chevrollier où j’ai obtenu un Bac ES avant de m’orienter vers des études de géographie à l’université. Initialement, je souhaitais poursuivre vers la sociologie mais il fallait aller à Nantes ou à l’université Catholique de l’ouest ; une université privée qui risquait de me faire perdre mes droits à la bourse. J’ai donc choisi la géographie sociale dans le but d’obtenir une licence et de passer le concours de professeur des écoles. Après un stage dans une école, j’ai vite déchanté. En parallèle, j’ai rencontré cette enseignante dont je viens de vous parler. Elle m’a très vite encouragée à poursuivre mes études en les orientant sur les questions migratoires.

En 2001, je me suis inscrite en thèse en codirection avec deux professeurs de géographie, Emmanuel Ma Mung, de l’université de Poitiers et Christian Pihet, d’Angers. J’ai fait une première année sans financement en travaillant comme surveillante d’externat dans un lycée professionnel d’Angers. J’ai ensuite obtenu une bourse du Ministère des affaires Étrangères en accueil au Centre Jacques Berque qui me permettait une installation pendant trois ans au Maroc à Rabat. J’y ai appris mon métier de jeune chercheuse. J’y ai animé le séminaire doctoral et organisé une session d’études doctorales sur les Mobilités transnationales euro-méditerranéennes avec un collègue de l’université de Meknès en 2005. Nous y avons accueilli près de 80 personnes : des doctorants, des jeunes chercheurs, des chercheurs plus confirmés d’Algérie, de Tunisie, du Sénégal, de Mauritanie, d’Espagne, d’Italie et de France. Mon réseau scientifique au Maroc s’est construit pendant ces trois années.

En 2005/2006, je suis rentrée en France pour occuper un poste d’ATER à Angers puis l’année suivante, à l’université de Caen. En 2007, j’ai soutenu ma thèse à Poitiers et c’est en 2009 que j’ai obtenu le concours de chercheur.e au CNRS.

 6) Concernant votre œuvre : Dames de fraises, doigts de fée, comment avez-vous procédé pour vous lancer dans cette enquête ? Comment avez-vous pris connaissance de cette immigration saisonnière ?

 Ce projet de recherche s’inclut dans un projet plus large qui était mon projet de recherche pour le CNRS. Je proposais de travailler sur la migration et le genre. Mes deux terrains étaient Dubaï aux Émirats Arabes Unis (EAU) et Huelva en Espagne pour les dames de fraises.

Après ma thèse dans laquelle j’ai essentiellement travaillé sur des parcours masculins, je voulais croiser mes travaux avec le genre, un terrain encore vierge, peu investigué par les chercheurs. C’est en 2008 que je rencontre Saïda au Maroc qui devient ma clé d’entrée sur le terrain espagnol et qui me parle de cette migration circulaire, celle des dames de fraises.

Pour avoir plus de détails sur la façon de procéder lors de mes recherches, je vous renvoie à l’encadré méthodologique de mon livre :

« J’ai souhaité aborder le terrain d’étude de la manière la plus dynamique possible, sans rupture entre l’espace d’arrivée et les espaces de départ. Les femmes sur lesquelles je travaille sont dans une dynamique de mobilité entre la province de Huelva et leur village, ou ville, d’origine au Maroc. Il est donc important de ne pas travailler sur l’un ou l’autre mais sur l’un et l’autre, comme dans les travaux de Abdelmalek Sayad qui a été le premier à œuvrer en ce sens, puis de Gildas Simon en étudiant le champ migratoire entre la Tunisie et la France. On ne peut négliger l’espace de départ pour mieux saisir le parcours du migrant, estime Abdelmalek Sayad[1]. Il est pour moi inenvisageable de rendre compte des parcours des migrantes sans tenir compte de leur passé, de leur histoire et de leur vie au Maroc précédant leur migration. C’est pour cela que dans l’enquête de terrain, je me suis rendue à la fois dans la province de Huelva à la rencontre de ces femmes et dans les lieux au Maroc, dont elles sont originaires. Je les ai rencontrées dans les différents espaces d’origine, mais aussi dans la province de Huelva.

Mes principaux contacts étaient concentrés dans les provinces d’Azilal et de Beni Mellal, et de la province de Ksar El Kébir. Avant de partir à Huelva, j’avais rencontré, en même temps que Saïda l’été 2008, une autre jeune femme. Il s’agit donc de mes deux premiers entretiens avec ces dames de fraises. J’ai pris leurs contacts en espérant les retrouver en Espagne dans quelques mois. En arrivant à Huelva, les numéros de téléphone ne fonctionnaient plus. La seule information que j’avais obtenue avant de partir était que Saïda était dans une coopérative de fraises à Moguer. Je me suis rendue chez un ami marocain que je connaissais de mon terrain de thèse, Ali. Ali vit avec trois autres Marocains et deux Marocaines, des saisonnières restées en Espagne. Il m’a accueillie et j’ai pu m’installer chez une de leur amie, Malika. Le deuxième jour, je me suis rendue à la mairie de Cartaya pour prendre contact avec des responsables du programme espagnol qui a permis la venue de ces femmes. Juan m’a mise en contact avec plusieurs médiateurs qui interviennent dans le suivi et l’accompagnement des femmes en Espagne. J’ai échangé avec eux sur mes travaux et il m’a proposé un rendez-vous pour réaliser des entretiens les jours suivants. J’ai donné le contact de Saïda à l’un des médiateurs qui l’a retrouvée dans le fichier informatisé et m’a indiqué de manière précise sa localisation dans une coopérative de fraises à Moguer. Ali m’a accompagnée et on a retrouvé Saïda, avec ses amies de la province d’Azilal. C’est donc grâce au médiateur, que j’ai pu m’introduire chez ce groupe de femmes à Moguer et m’installer avec elles durant une semaine. Cette installation a été d’une grande richesse en termes de collecte d’informations empiriques, tout particulièrement grâce à l’observation participante et aux entretiens. Pendant plusieurs jours, j’ai partagé la chambre avec quatre jeunes femmes, et la maison avec douze autres Marocaines. Saïda m’a accueillie sans grande difficulté et a convaincu ses colocataires de m’héberger quelques jours. J’ai pu partager leur quotidien, composé du travail, de la préparation des repas, des échanges, des discussions, parfois des disputes, de sorties avec elles, des courses et sorties en auto-stop et de travailler quelques heures avec elles dans les serres. L’observation participante a été d’autant plus facile pour moi, du fait de mes appartenances et de mes origines. En effet, être femme et d’origine marocaine a permis de m’introduire sans éveiller les soupçons des patrons agricoles, ni ceux des femmes migrantes chez qui j’étais accueillie.

Dans la province de Huelva, en 2009, j’ai pu réaliser 17 entretiens, avec des femmes (11), un employeur de coopératives de fraise, le responsable du projet AENEAS de la municipalité de Cartaya dans le cadre de la FUTEH[2], fondation créée à cette occasion pour gérer cette migration circulaire, trois médiateurs, une universitaire. Lors de mon retour de Huelva au Maroc, l’été 2009, j’ai décidé de partir à la rencontre de quatre des femmes avec qui j’avais eu des entretiens en Espagne afin de voir le contexte de vie dans lequel elles évoluaient et approfondir leur récit migratoire. À Azilal principalement, mais aussi à Rabat. En 2010, une dizaine d’entretiens avec des femmes ont complété la première série. Puis en 2012, j’ai continué à les rechercher, à les interroger, j’ai gardé le contact. J’ai réalisé une enquête par questionnaire en 2012 dans la province de Ksar El Kébir qui m’a permis d’interroger 65 femmes et une dizaine d’acteurs associatifs. Je suis retournée à Azilal pour un entretien avec une répétitrice que j’avais connue sur le terrain en 2009 et 2010. En 2017, j’ai réalisé deux entretiens avec des anciens médiateurs qui ont pu nous raconter l’évolution de cette migration circulaire à Cartaya. Toujours en 2017, un échange avec un cadre de l’ANAPEC a permis de mieux saisir les enjeux de ces dernières années. L’enquête de 2017, au cours de laquelle j’ai retrouvé deux migrantes, l’une au Maroc et Saïda en Espagne, a été importante afin de réactualiser la situation de ces dames de fraises et le contexte dans lequel elles ont évolué. »

J’ajoute que cette enquête a été financée : En 2009 et 2010, les membres de l’Association Marocaine pour les Études et les Recherches sur les Migrations (AMERM) (et leur programme de recherches Migrations internationales des Marocains, financé par la Fondation PME Population, Migration et Environnement) m’ont fait les premiers confiance en me confiant le rapport de recherche sur « Les invisibles de la migration marocaine – Émergence de nouvelles circulations migratoires des femmes en Europe méditerranéenne (Espagne) ». Ces enquêtes ont été complétées par une deuxième étape financée par le Centre d’Initiatives et de Recherches Européennes en Méditerranée (CIREM). Enfin, le programme de recherche Genre et Discriminations (GEDI, financé par la région des Pays de la Loire) m’ont permis de réactualiser les données de terrain en 2017.

7) Votre titre a un côté poétique, romanesque. Je pensais même que c’était une fiction au début. Pourquoi avoir choisi ce titre ?

Je souhaitais aussi rendre hommage à des femmes courageuses, belles et même drôles qui avaient assez d’humour pour se moquer d’elles-mêmes. Elles m’ont dit par exemple « Si on avait la feuille, la verte, ça voulait dire qu’on avait gagné. On a beaucoup rigolé. Car quand on y pense, on s’est battues pour aller travailler dans la misère. C’est la misère qui nous fait partir.» (Extrait d’un entretien avec Saïda).

 8) En faisant les études de ces femmes marocaines dont on ne parle pas, quel était votre objectif ? L’information ? La dénonciation ? Est-ce que votre démarche comporte une sorte de revendication féministe ou est-ce que ce n’est pas du tout le propos ?

 Mes recherches ne se font pas par hasard. Mes choix sont très réfléchis. Et j’aurais envie de dire qu’on ne fait pas des études, des travaux, par militantisme féministe ou autre, bien que je me considère comme féministe et engagée. En revanche, d’une certaine manière, nos analyses permettent aussi à la société civile de mieux réfléchir, à nos décideurs politiques de mieux accompagner les difficultés que rencontrent ces femmes, aux journalistes de parler d’elles. J’essaye de compartimenter mes engagements associatifs et militants avec mes recherches bien que les uns servent les autres. Nous sommes là pour éclairer une situation et avant tout pour informer, analyser et pour reprendre les propos d’un collègue, Vincent Geisser, « énoncer des faits c’est déjà une forme de dénonciation ». Je n’ai pas de revendication particulière mais aujourd’hui, grâce à ce cette étude, je suis invitée à présenter le livre dans divers espaces, des universités françaises et marocaines, des associations, des espaces militants, etc. Cela a un certain écho. Par exemple, récemment, nous avons pu voir les chibanis de la SNCF, gagner la bataille de leur vie : une égalité des retraites avec celles de leurs confrères français. J’ose espérer qu’un jour, on s’intéresse aussi au sort de ces femmes qui n’ont ni droit à la mobilité, ni droit aux papiers, ni droits sociaux – pas de chômage pas de retraite –, ni droit à l’intimité – elles vivent à dix ou douze dans des espaces confinés –, ni droit à la famille – elles sont séparées de leurs enfants, parfois de leurs maris, pendant plusieurs mois, etc.

 9) Entretiens, suivi des populations étudiées sur le terrain ; votre démarche semble se rapprocher d’une sociologie participative ou même d’un journalisme d’investigation. Est-ce important pour vous de vous mettre à la place des populations étudiées ? La rencontre avec l’humain est-elle au cœur de votre démarche ?

 Je fais de la géographie sociale, une science qui fait partie des Sciences Humaines et Sociales ; et en sciences sociales, le terrain est très important. Ma démarche méthodologique est avant tout scientifique avec une combinaison d’approches qualitatives mais aussi quantitatives :

  • Entretiens semi-directifs : 50, dont 35 avec des femmes, ont duré plus d’une heure et une quinzaine avec des membres institutionnels et des membres des associations.
  • Observation participante : j’ai vécu plusieurs semaines dans les coopératives de fraises, avec les femmes en partageant leur vécu, leur travail et l’accompagnement des médiateurs dans leur travail.
  • Questionnaire : auprès de 65 femmes à Ksar El Kébir.
  • Suivi de 5 femmes en Espagne et au Maroc dans leurs lieux d’habitation.

 Mon enquête a duré trois ans entre 2009 et 2012, auxquels il faut ajouter une réactualisation de mes données avec une enquête au Maroc et en Espagne avant la sortie de l’ouvrage.

Je ne pense pas qu’un journaliste investigue autant. Il est important de rappeler que c’est une vraie enquête scientifique de terrain multi-située, au Maroc à Azilal, Afourar, Ksar El Kébir, El Hajeb, Meknès, Beni Mellal, Moulay Driss Zerhoun, Rabat, mais aussi dans la province de Huelva : Huelva, Lepe, Pallos de la Fronteras, Russio, Moguer, Mazagon, El Rocio, Cartaya, Rociano, etc. Une enquête réalisée sur un temps long, avec une multitude d’acteurs et d’actrices rencontrées pour répondre à ma problématique.

En sciences sociales, les individus sont à mettre au centre de nos analyses. Il est effectivement important pour moi de rencontrer les principales actrices qui sont les dames de fraises et de me mettre à leur place, travailler avec elles, sortir le soir avec elles, cuisiner avec elles, partager leur quotidien, aller cueillir la fraise avec elles. C’est une des façons pour gagner leur confiance et ainsi, mieux comprendre leur vécu. La langue est importante aussi, le fait de parler l’arabe et le berbère a été un vrai atout pour mon enquête.

Une étudiante qui est venue m’écouter lors de la présentation de mon livre à Casablanca m’a interpellé en faisant un parallèle avec Simone Weil. C’était presque un cadeau que de pousser la comparaison car elle a toujours été une femme que j’admire. Je reprends la présentation de son livre, La condition ouvrière, de 1951 : « En décembre 1934, Simone Weil entre comme « manœuvre sur la machine », dans une usine. Professeure agrégée, elle ne se veut pas « en vadrouille dans la classe ouvrière », mais entend vivre la vocation qu’elle sent être sienne : s’exposer pour découvrir la vérité. Car la vérité n’est pas seulement le fruit d’une pensée pure, elle est vérité de quelque chose, expérimentale, « contact direct avec la réalité » ». (Simone Weil, 1951).

 10) D’ailleurs, en parlant de cet aspect humain, que vous ont apporté vos différentes enquêtes sur le terrain ? Je veux dire, au niveau personnel.

 Elles m’enrichissent, elles m’apprennent beaucoup sur la société dans laquelle on vit, elles m’apprennent à quel point elle est profondément injuste et inégalitaire. Elles m’amènent à mieux réfléchir mes propres engagements. Mes travaux de recherche alimentent mes actions associatives et inversement. Par exemple, je vais participer en décembre 2018 au Forum mondial sur la migration et le développement (FMMD) qui aura lieu à Marrakech. Je serai force de proposition pour que l’approche genre soit importante et transversale aux recommandations qui vont être faite par la société civile.

 11) Dans votre thèse, sur les Les Aït Ayad, vous dîtes que votre approche vous a « permis d’adopter une démarche de suivi individuel des migrant.e.s afin de mieux comprendre leur mobilité, leur sédentarité, leurs villes-étapes, leurs lieux d’installation, leurs réflexions, leurs stratégies migratoires » et vous poursuivez en disant : « J’ai choisi d’écouter et de donner la parole à ces migrantes en les laissant parler. » Quels sont les avantages d’une telle démarche et pourquoi l’avoir choisie ?

 Cette démarche donne la parole aux migrants, aux personnes enquêtées. C’est aussi une démarche qui peut aller loin dans l’observation participante. Par exemple, lors de ma thèse, j’accompagnais un Marocain à la rencontre d’un passeur car il voulait passer la frontière sans papier. Pensant que nous étions frère et sœur, on nous a proposé de partir ensemble, en barque de fortune, dans la volonté de ne pas nous séparer. Bien entendu, je ne suis pas allée jusqu’au bout de l’expérience. Rencontrer l’Autre, se mettre à égale distance, à l’écoute, permet la mise en confiance. Cette démarche est un moyen de libérer les langues et les discours. Cela permet parfois d’avoir des récits inédits. On m’a souvent dit « Ceci, je ne l’ai raconté à personne. », ou « Tu es la première à qui j’en parle ».

12) Vous m’avez dit que vous seriez prochainement à Lyon et en tournée dans d’autres villes pour la présentation de votre livre. À ce propos, comment sont reçus vos travaux par le public en général ? Y-a-t-il une sorte de reconnaissance de la part de ces populations « oubliées » ou peu étudiées ? Quant aux autres chercheurs, vous sont-ils reconnaissants de combler une demande latente en termes de recherche dans ce domaine ?

 Mes présentations sont très bien perçues surtout au Maroc. Mes collègues chercheurs marocains apprécient beaucoup mon travail, ma démarche. Ici au Maroc, il y a eu  de nombreux papiers écrits par des journalistes, trois émissions de radio et trois demandes de collaboration ; la première de la part d’une journaliste pour un documentaire, la deuxième de la part d’une association de lutte contre les violences faites aux femmes. Une association qui souhaite travailler pour mieux accompagner ces femmes au Maroc. La troisième demande était celle d’une collègue chercheuse d’une université marocaine qui réalise une enquête de terrain sur les ouvrières agricoles qui cueillent la fraise au Maroc.

En France, je suis également invitée à un certain nombre de séances de dédicace et de présentation dans les librairies qui vendent le livre. Je suis également invitée à des séminaires de recherche qui traitent des questions de genre, de migration et aussi dans des espaces associatifs : l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF), l’Association des Maires de France (AMF), l’associations du réseau Immigration Développement Démocratie (IDD), la Plateforme euro-marocaine, etc. En France, il y avait déjà eu des recherches sur ce sujet mais au Maroc, aucun travail à ma connaissance.

 13) Pour finir, j’aimerais savoir : pensez-vous que vos travaux puissent contribuer à « démystifier », « l’Autre », « l’immigrant », « l’étranger », dans un monde où l’interculturel prend de plus en plus de place mais où, paradoxalement, la peur de l’Autre et de l’immigration est de plus en plus accrue ?

 Bien entendu, je suppose et j’espère que nos travaux éclairent d’un jour nouveau les représentations qu’on peut avoir de l’Autre. Donner des chiffres, démystifier, destigmatiser, déconstruire un certain nombre de préjugés sur les migrants permet d’analyser une situation dans sa réalité. Par exemple, lors de la crise en Syrie, la France avait l’impression d’être envahie par une « horde de migrants » et les journalistes parlaient de « crise des migrants ». Plusieurs chercheurs sont intervenus pour donner des chiffres qui montraient que la France était un des pays d’Europe qui accueillait le moins de migrants. Catherine Wihtol de Wenden a parlé, quant à elle, de crise de la solidarité plus que d’une crise des migrants. Je vous renvoie d’ailleurs au papier que j’ai fait dans Ouest France en 2015 sur ce sujet[3].


[1] Abdelmalek Sayad. La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Paris, Seuil, Libre, 1999, 437 p.

[2] Comme pour les femmes, nous avons privilégié l’anonymat des membres des institutions, des associations et les noms des médiateurs ont été modifiés.

[3] Chadia Arab, « Point de vue. Un « glacis » face à l’avalanche migratoire », Ouest France [En ligne], mis en ligne le 16 septembre 2015, consulté le 16 avril 2018. URL : https://www.ouest-france.fr/reflexion/editorial/point-de-vue-un-glacis-face-lavalanche-migratoire-3687750.

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Etudiant palestinien francophone, intéressé par les questions politiques, philosophiques et théologiques.

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