In Platonis Phaedrum Scholia: 276e4-277a5

œuvre, matérialité, immortalité, ἀθάνατος, Éric Méchoulan, intermédialité

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Σωκράτης
ἔστι γάρ, ὦ φίλε Φαῖδρε, οὕτω: πολὺ δ᾽ οἶμαι καλλίων σπουδὴ περὶ αὐτὰ γίγνεται, ὅταν τις τῇ διαλεκτικῇ τέχνῃ χρώμενος, λαβὼν ψυχὴν προσήκουσαν, φυτεύῃ τε καὶ σπείρῃ μετ᾽ ἐπιστήμης λόγους, οἳ ἑαυτοῖς τῷ τε φυτεύσαντι βοηθεῖν ἱκανοὶ καὶ οὐχὶ ἄκαρποι ἀλλὰ ἔχοντες σπέρμα, ὅθεν ἄλλοι ἐν ἄλλοις ἤθεσι φυόμενοι τοῦτ᾽ ἀεὶ ἀθάνατον παρέχειν ἱκανοί, καὶ τὸν ἔχοντα εὐδαιμονεῖν ποιοῦντες εἰς ὅσον ἀνθρώπῳ δυνατὸν μάλιστα.
Φαῖδρος
πολὺ γὰρ τοῦτ᾽ ἔτι κάλλιον λέγεις.

Socrate
C'est ainsi, cher Phèdre. Mais je pense que c'est beaucoup plus beau de s'en occuper sérieusement, lorsque quelqu'un, en faisant usage de la dialectique, en choisissant une âme adaptée, plante et sème avec connaissance des discours qui sont capables de se défendre tous seuls et de défendre celui qui les a planté, et qui ne sont pas sans fruits, mais qui ont des semences à partir desquelles d'autres discours peuvent pousser dans d'autres personnes et sont capables de rendre cela immortel et qui savent rendre heureux celui qui les a, au plus au niveau de bonheur que puisse atteindre un être humain.
Phèdre
Ce que tu dis est beaucoup plus beau.

Platon, Phèdre, 276e4-277a5

Écrire des discours est donc une activité ludique qui a de la beauté, mais qui n’est pas la plus élevée. Car la plus élevée c’est l’enseignement et l’enseignement c’est une écriture dans l’âme. Encore une fois l’écriture n’est pas condamnée, elle fait au contraire l’objet d’un éloge: elle est une activité magnifique quand il s’agit d’écrire sur un papyrus pour se créer des souvenirs pour la vieillesse, mais elle est la plus belle des activités quand elle est une écriture dans l’âme, à savoir quand elle est associée à l’enseignement.

Enseigner consiste en effet à mettre des semences (σπέρμα) dans l’élève. Et ces semences portent des fruits. La véritable immortalité n’est pas celle qui serait assurée par la pérennité de l’écrit, mais celle qui est assurée par la pérennité de l’enseignement.

Ici la réflexion de Platon est une réflexion sur l’œuvre et sur la possibilité de sa propre immortalité en tant que philosophe. Il faut bien comprendre ce point. Platon est en train de se poser la question de comment devenir immortel (ἀθάνατος) lui-même. Cette préoccupation a déjà été déclarée en parlant des grands du passé: Solon, Lycurgue, Darius qui sont devenus immortels et semblables aux dieux () grâce à leur œuvre. Ce passage sembalit étrange car c’était un éloge de politiciens au milieu d’une critique féroce contre cette catégorie de personnes. Mais ici on comprend mieux cette ambiguïté: la question est de savoir comment on peut vraiment devenir immortels. Ce qui rend immortel un philosophe, comme un politicien, c’est donc son œuvre. Et cela Platon ne le met pas en question. C’est aussi ce que pensent les sophistes, qui espèrent devenir immortels en écrivant; car l’écrit devrait rester après la mort de son auteur, il dure plus longtemps. Mais Platon est beaucoup plus ambitieux que les sophistes: les écrits aussi disparaissent et en plus ils ne savent pas se défendre tous seuls. Le simple fait qu’une œuvre soit encore disponible n’assure pas sa pérennité. Il faut quelqu’un qui défende cet œuvre: ce sont les élèves qui vont le faire.

Tout le discours sur le fait de se défendre devient plus clair: les discours doivent être capables de rester dans le temps, mais pour cela il faut quelqu’un qui les fasse durer. Et Platon a eu raison: la transmission de son œuvre et le poids qu’elle a eu dans l’histoire de la pensée occidentale ne dépend pas tellement - et pas seulement - de ses textes, mais surtout du fait qu’une école qui a duré pendant plusieurs siècles a su défendre ces textes et les transmettre. Platon affirme ici qu’il ne suffit pas écrire une œuvre, il faut aussi fonder une école pour que cet œuvre soit transmise.

Il y a ici un double discours, donc, un métaphysique sur la manière de transmettre la vérité, un autre très humain, sur la préoccupation de sa propre vie après la mort: comment rester.

Ce second discours est très intéressant parce que, encore une fois, il ramène le Phèdre à la matérialité. Platon n’est pas du tout immatériel en pensant qu’une école, des personnes assureraient mieux la transmission d’une pensée que juste des livres: au contraire, il montre qu’il comprend parfaitement et de façon approfondie la matérialité de la pensée: pour que la pensée vive il est nécessaire que, matériellement, quelqu’un la transmette. Les idées émergent de l’histoire matérielle de leur transmission.

La pensée et son immortalité ne dérive pas du caractère abstrait et immatériel des idées, mais d’un ensemble de dispositifs techniques, sociaux et politiques qui assurent matériellement qu’une idée existe et est transmise.

Platon est en train donc de dire que la grandeur de son œuvre dépendra non pas des textes eux-mêmes, mais de l’ensemble des conditions matérielles de leurs transmission et réception.

Comme le dit Méchoulan en commentant Foucault dans son D’où nous viennent nos idées:

Renoncer à la grande œuvre comme origine […] implique d’en saisir la fabrication à des niveaux différents tant dans son moment d’inscription que, surtout, dans ce qui lui permet de vivre: techniques, institutions, règles, rapports sociaux.

Platon est donc peut-être le premier intermédialiste.

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