Suite à l’article Liseuse ou Livre, j’ai réalisé une interview de Mr. Gilles EBOLI, directeur de la Bibliothèque Municipale de Lyon, afin de compléter le propos de cet article du point de vue de l’institution et d’en savoir plus sur les missions de la bibliothèque aujourd’hui. Une interview où de nombreux thèmes – le livre, le numérique, la cité – sont abordés sans détour.
Pour faire écho à l’article dont il est question, considérez-vous les liseuses électroniques comme un élément de concurrence face aux bibliothèques, dans le rapport de gratuité et de disponibilité du livre ?
Non, je ne considère pas les liseuses comme une concurrence à la mission de la bibliothèque. Cela peut l’être pour quelques segments de l’édition, mais si l’on considère les missions de la bibliothèque qui sont des missions d’information, d’instruction et de divertissement, il n’y a pas de soucis. Chaque nouveau média est un enrichissement de notre possibilité d’offres. Nous ne vivons pas ce type de support comme une concurrence. Cela a pu l’être à un moment donné, lorsque les bibliothèques étaient complètement enfermées dans un support « print », mais c’était les années 60-70-80. Depuis nous sommes passés au concept, qui est même dépassé aujourd’hui, de médiathèque ou tout support est valable pour mener à bien notre mission. Dans ce sens-là, la liseuse ne fait pas concurrence à notre mission. C’est un support qui vient s’ajouter à nos possibilités.
Il serait donc possible de voir un jour des liseuses mises à disposition dans les bibliothèques ?
Bien sûr, c’est déjà le cas à la Bibliothèque de Lyon. Nous avons actuellement un parc d’environ une centaine d’Ipads sur le réseau. Certains ont un usage destiné aux personnes en situation de handicap. D’autres sont destinés à un usage pour le jeune public. Des études ont été menées avec un laboratoire de Lyon 2, Elico, sur l’usage des tablettes par des jeunes publics. Enfin, dans notre projet de bibliothèque numérique, nous avons l’acquisition en cours de liseuses – à terme une centaine – pour les bibliothèques d’arrondissement, qui seront prêtées et disponibles sur place.
| »La bibliothèque a pour mission de préserver les capacités d’émergence de toutes les créations. »|
Selon vous, la cohabitation entre les bibliothèques, les grands réseaux de distribution (tels que la Fnac et Amazon), les liseuses et les librairies favorise-t-elle le marché du livre ?
Il faut être vigilant sur l’édition et sur la création. Ce n’est pas un problème de support mais de modèle économique. Nous savons depuis longtemps que les « méga structures » ne favorisent pas l’émergence de la création qui a toujours besoin de supports, d’éditeurs, de librairies de proximité pour se développer et exister. Chacun à son territoire, chacun a sa mission. Il est clair que la bibliothèque a également pour mission de préserver les capacités d’émergence de toutes les créations. C’est pour cela par exemple que dans le secteur de la musique, nous avons passé un accord avec une société qui diffuse un produit qui s’appelle 1D touch. 1D touch est une borne de diffusion de musique indépendante, de streaming dit équitable, c’est-à-dire qui fonctionne sur un modèle économique où toute la chaîne de production – créateur, producteur, diffuseur – est justement rémunéré. Nous essayons de favoriser l’émergence de ce type de solution, notamment pour le livre et l’édition numérique. Amazon a déjà commencé en changeant récemment leur mode de rémunération. Si les bibliothèques peuvent favoriser les pratiques de rétribution équitable et le développement de diffuseur rémunérant équitablement toute la chaîne de création, de diffusion et de production, c’est tant mieux.
Aux yeux du public, les bibliothèques sont plutôt perçues et sollicitées comme un lieu d’information et de documentation ou comme un lieu de lecture publique et d’initiation à la lecture ?
Je crois qu’il y a une évolution. Pour parler du cas de la bibliothèque de Lyon, que je connais le mieux, nous sommes clairement passés d’un modèle de bibliothèque centré sur l’accès aux savoirs à un modèle de bibliothèque basé non plus sur le seul accès aux savoirs mais sur l’accès aux savoirs pour tous et surtout sur le vivre ensemble, dans la cité. Nous sommes passés à un modèle de bibliothèque qui forme des apprenants à un modèle qui forme des citoyens. Dans les années 80-90, la question était de savoir comment l’on devait partager les savoirs. Les années 2000 ont apporté d’autres questionnements. Comment vivre ensemble dans la cité ? C’est bien de vouloir partager le savoir, encore faut-il que cette cité sache faire cité, justement.
| »La bibliothèque plus que jamais »|
Les bibliothèques demeurent-elles un lieu de vie, de « séjournage », où les personnes y passent une demi-journée ou une journée ?
Oui, plus que jamais. Notre slogan est « la bibliothèque plus que jamais ». Pourquoi ? Pour répondre d’une part à ceux qui se demandent, de façon légitime et on peut le comprendre, s’il faut construire de nouvelles bibliothèques maintenant que Google Books propose vingt-quatre millions de livres en ligne. Nous répondons qu’il en faut, et qu’il en faut plus que jamais. Cela rejoint ce que je vous disais tout à l’heure. Le problème aujourd’hui pour la cité est de savoir si l’on sait encore vivre ensemble. Avons-nous encore des instruments adaptés pour faire en sorte que ce qui se passe dans nos sociétés aujourd’hui rende encore possible le fondement même de notre société qui est de savoir vivre ensemble ? Si nous voulons une cité qui fonctionne, nous pensons qu’il y a besoin de lieux où cette citoyenneté se fabrique, et la bibliothèque est un des lieux de fabrique du citoyen. La bibliothèque est un lieu de séjour, qui accueille des « séjourneurs ». C’est un lieu d’accès libre, gratuit où l’on peut se forger son opinion, échanger, s’informer, se divertir, passer du temps, etc. Ce sont des lieux de vie, pour tous.
Dans cette optique, l’une de vos ambitions a été d’intégrer la bibliothèque à la vie de la cité, dans l’accès aux contenus, dans l’accueil au public, etc. Considérez-vous cet objectif comme atteint ?
L’objectif ne sera peut-être jamais atteint. En France, le pourcentage de population inscrit à la bibliothèque est d’environ 18%. En Finlande, c’est 85%. La différence est énorme. En Finlande, en raison de l’histoire de ce pays, la bibliothèque est presque comme l’école, obligatoire. C’est en tout cas un réflexe immédiat de s’y inscrire. En France, nous sommes loin de ce but. La bibliothèque reste encore plus largement fréquentée par les classes supérieures ou moyennes. Les choses évoluent en termes de fréquentation mais nous avons encore beaucoup à faire. Pour une trop large partie de la population, la bibliothèque reste en dehors des références mentales. Le paysage inclut le centre commercial, la banque, l’usine, la fabrique, le bureau, etc. mais pas la bibliothèque. C’est un lieu que l’on ne connaît pas ou que l’on ne pense pas fait pour soi. C’est cette représentation que nous devons combattre car la bibliothèque est faite pour tous. Il y a encore à faire même si je pense que l’image de la bibliothèque a changé et qu’on la perçoit plus comme un lieu de vie et moins comme un temple du savoir. Un temple a ses prêtres, ses croyants et ses non croyants. Nous essayons de changer cela.
De nombreux ouvrages et documents sont disponibles sur Internet. C’est le cas pour Numelyo, la bibliothèque numérique de la BML qui dispose d’anciens manuscrits carolingiens, d’enluminures, d’estampes et d’ouvrages plus modernes. Les bibliothèques sont-elles pleinement intégrées dans l’ère numérique ou des progrès sont encore possible ?
Il y a beaucoup à faire mais elles sont assez bien intégrées dans l’ère numérique. Si je m’appuie sur des services comparables, je trouve qu’elles sont bien loties. Elles ont mis le pied à l’étrier assez tôt dans le domaine de l’informatique car la bibliothèque, c’est aussi de la gestion de stock. Il faut prêter, rendre mais ce sont des objets faciles à informatiser. Dès les années 70, tout cela était informatisé. Les bibliothèques sont rentrées dans le numérique par cette voie-là, celle de la gestion interne. En France, les lieux dans la ville où l’on peut accéder librement à Internet sont souvent les bibliothèques. Et si elles n’offraient pas une image de présence du numérique, ce serait catastrophique. Il reste beaucoup à faire à Lyon mais nous ne sommes pas si mal engagés.
La BML est donc bien placée au niveau national ?
Elle est plutôt bien lotie dans le domaine. En toute modestie, elle a été l’une des premières, sinon la première, à offrir aux publics des accès à Internet, à des espaces numériques, à lancer des services novateurs comme le guichet du savoir ou plus récemment Numélyo ; à avoir, avec Google, informatisé et numérisé l’ensemble de ses collections imprimées jusqu’en 1920. La BML est plutôt bien placée même si parfois nous avons des retards. Par exemple, pour différentes raisons, nous n’avons pas encore investi le champ du livre numérique. Nous avons numérisé nos propres collections. D’ailleurs nous sommes la bibliothèque municipale qui a le plus de ses collections numérisées en Europe, grâce à Google. En revanche, nous n’avons pas encore investi le champ du livre numérique acheté. Tout d’abord parce que nous étions engagés dans l’opération avec Google, nous ne pouvions pas multiplier les projets ; et également parce que mes prédécesseurs et moi-même pensions que le modèle économique n’était pas encore bien stable. Nous n’étions dans l’attente, pensant que nous laisserions pour une fois les autres défricher et avancer. Nous avons plutôt creusé la piste du streaming, ce que nous allons faire avec 1D touch.
| »Nous avons un rôle de passeur ».|
Dans le projet d’établissement de la BML que vous avez rédigé en Novembre 2012, l’un des objectifs est de « créer de la rareté là où la profusion physique ou numérique tue l’appétit par la mise en avant des contenus ». Pensez-vous que la lecture spécialisée, qui reste l’apanage des bibliothèques, est encore présente ?
Nous n’appelons pas ça la lecture spécialisée mais plutôt de la production de contenus, c’est-à-dire la capacité des bibliothécaires à mettre en avant le contenu éditorial en produisant des contenus. Il s’agit de jouer le rôle de médiateur entre le public et l’édition. Nous avons un rôle de passeur. Nous devons le tenir en produisant des contenus qui permettront à l’usager d’être mis en contact avec un livre, un disque, etc. C’est ici où l’on parle de production de rareté, pour pouvoir sortir de la masse gigantesque de la production et dire : « on a prêté attention à ça et on vous le recommande ». Ce sont des coups de cœur, des bibliographies, etc. Nous avons toujours fait ça, et plus que jamais au moment où tout est disponible. Je caricature évidemment bien que cela peut être le cas en musique par exemple. Une fois que l’on peut tout avoir, on n’a plus envie de rien, ou alors on zappe ou on ne profite pas. À nous de dessiner des parcours de mise en appétit, des thématiques qui vont donner envie de découvrir les premiers disques de Miles Davis, les derniers écrits de Balzac, etc.
Et cette production de contenus est-elle principalement fournie par les bibliothèques ?
Non, pas la production de contenus. C’est une problématique qui traverse tout le monde du numérique. Il y a des tuyaux mais il faut pouvoir mettre des choses dedans. Notre collection a donné envie à de nombreux partenaires, et à Google en premier. Google a besoin de mettre du contenu dans ses énormes tuyaux. Il a repéré les bibliothèques pour ce faire, et d’autres sont intéressés. Cette idée de remplir les tuyaux est un peu rapide mais elle n’est pas fausse.
| »Il y a toujours besoin d’un regard critique qui filtre les informations. C’est l’un des rôles de la bibliothèque. »|
Selon vous, le rôle des bibliothèques et des bibliothécaires sera-t-il amené à évoluer à l’avenir ?
Oui, par définition. Si nous voyons la bibliothèque comme un lieu de vie dans la cité, une fabrique de citoyenneté, un instrument du vivre ensemble, elle est obligée d’évoluer car la société évolue. Il est vrai que dans l’évolution des technologies, dans l’envahissement du numérique, on s’est demandé quels pouvaient être les scénarii pour les bibliothèques. Un scénario possible aurait été de dire : « D’accord, le monde évolue, il a décidé de vivre de manière totalement numérique. Nous non, on va rester comme on était. Cela intéresse d’ailleurs encore une partie de la population. On va être la réserve d’indiens. » Ce n’est pas possible, ce n’est pas imaginable ! Ce serait un suicide. Il faut au contraire, et plus que jamais, intégrer la révolution numérique, faire évoluer notre établissement, nos missions et nos métiers pour les adapter à la société. C’est le propre de tout organisme et ce sont quelques années d’expérience qui nous le ferons dire.
C’est dans cette idée-là que le système d’emprunt de livres est désormais géré par des automates ?
Oui, c’est un exemple d’évolution. Quoique la mission des bibliothécaires n’a jamais été vraiment de lire des codes-barres. La mission des bibliothécaires est d’être un intermédiaire entre une collection, un savoir, un divertissement et un usager. Lire des codes-barres, c’était juste un moyen d’assurer la transaction mais ça n’a jamais rien apporté au bibliothécaire ni à l’usager sinon d’assurer cette transaction. S’il y a un autre moyen de le faire, utilisons ce moyen et libérons les bibliothécaires pour des tâches qui leur incombent, c’est-à-dire accompagner le public. Pourquoi va-t-on encore venir à la bibliothèque lorsqu’il y a, je le répète, vingt-quatre millions de livres disponible sur Google Books ? On va venir à la bibliothèque parce que l’on a envie de rencontrer des gens, cette envie existe toujours, mais également parce que des spécialistes et des experts pourront m’accompagner dans ma recherche. Si je vais à la bibliothèque et que je ne veux pas que l’on me dérange, c’est possible. Si je vais à la bibliothèque pour demander des conseils pour un exposé, c’est possible aussi. C’est là que nous devons être présent, pour que les gens se disent : « je vais à la bibliothèque, c’est utile ! ». Google et le numérique, c’est très bien, mais il y a aussi des gens et des experts. Il y a toujours besoin d’un regard critique qui filtre les informations. Là encore c’est l’un des rôles de la bibliothèque : ce rôle d’éducation du public à l’information, aux médias, à l’édition, etc. Aider ce public à avoir une bonne lecture critique de l’information et à être maître des instruments mis à disposition. C’est un rôle très important que nous avons, notamment auprès du jeune public.
Interview de Mr. Gilles EBOLI par Babacar BA