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Entretien avec François Albera, rédacteur en chef de la Revue 1895

32º Salon de la Revue – Paris, 16 octobre 2022

Sens Public – Nous souhaitons vous interroger sur la période la plus récente de la carrière de Godard, nous nous intéressons à cette phase, notamment à Adieu au langage (2014). Nous constatons chez le dernier Godard un intérêt plus marqué pour la relation entre l’image et la parole, et comment il s’intéresse à l’association des deux pour former un langage qui pourrait être considéré comme élargi, intensifié. D’autre part, dans ses derniers interviews il évoquait souvent le sujet du silence et on peut noter que le silence commence à être plus présent dans son œuvre, notamment par des images de la nature dans ces films. Et la forme de sa disparition nous interpelle, car il y a eu un suicide assisté pour des raisons que nous ne connaissons pas très bien. On peut pourtant se demander si cette forme de disparition pourrai être liée à un désir de garder le silence, ou plutôt si elle est liée à un épuisement du langage. Pensez-vous qu’en fin de compte, il ne croyait pas à grand-chose, notamment aux mots ?

Il y a un paradoxe chez Godard : il a toujours préconisé une certaine prédominance de l’image, une nécessité de partir de l’image comme il dit, comme un médecin part de la radio d’un malade plutôt que des mots. Dans la mesure où si l’on part des mots on va asservir l’image à la parole et ne pas regarder ce qu’il y a dans l’image. Le paradoxe est que ses films sont extrêmement parlés. La parole est un outil important, la langue écrite et la parole orale, pour décrypter ces images dont il dit qu’elle parle toute seule. C’est comme s’il suffisait de regarder l’image, mais il n’a jamais donné d’exemple d’image qu’il suffisait de regarder. Par exemple si on prend Sur et sous la communication, où il y a beaucoup d’analyse d’image, par exemple la photographie dans le stade de Dacca où il est soldat est en train de tuer un prisonnier, ou bien le petit film qui s’appelle Lettre à Jane Fonda, ou beaucoup d’autres films, pareil dans qu’il a pu écrire, par exemple, dans le numéro 300 des Cahiers du cinéma. Il y a toujours l’écriture, ou la parole et l’image. Donc, il y a déjà un problème dont il présente les choses et la manière dont il les pratique. Je pense qu’il y a toujours eu chez lui jusqu’au bout ces deux paramètres. Alors quand vous dites qu’il se serait donné la mort pour entrer dans le silence, évidemment on peut penser à ce qu’il a beaucoup raconté, que, quand il avait 6 ans, il avait arrêté de parler. Quand il avait lu le livre de Brice Parain, Métaphysique de la parole, il avait pu parler. Il a souvent mis en scène – c’est peut-être vrai, on n’en sait rien, – qu’il avait des phases d’aphasie, de silence revendiqué, Maurice Blanchot qui a dit qu’il faut aller vers le silence. Mais pour ce qui est de sa mort, il faut quand même savoir qu’en Suisse, il y a eu dans le journal Le Temps, une interview du responsable de cet organisme qui donne les médicaments pour aller vers la mort. Et ce type à dit qu’on ne savait pas tout. Godard n’a pas demandé simplement parce qu’il avait envie de mourir. En fait ils ne donnent ces médicaments qu’à des gens qui ont un problème de santé qui est sans espoir. Donc il avait certainement quelque chose qui faisait qu’à court ou à moyen terme il allait entrer dans une phase où il ne pourrait plus, je ne sais pas, marcher, plus penser et c’est ça qu’il a voulu raccourcir, ne pas devenir grabataire… Il y a également à Rolle où il habitait, un autre cinéaste important qui est Jean-Marie Straub. Et Straub est entré dans le silence après la mort de sa femme, Danièle Huillet. Il a fait toute une série de films, mais petit à petit il est entré dans le silence, également parce qu’il a fait un AVC. En tout cas il est là, mais il n’a plus envie d’échanger, il caresse son chat, il regarde le paysage des lacs, alors qu’avant il était très actif par la parole, très offensif. C’est très mystérieux… Je connais les deux, je ne peux pas vous dire quelle est la vérité. Straub, par exemple, quand Jacques Rivette a eu Alzheimer et qu’il était devenu complètement silencieux, pour des raisons qui n’étaient pas volontaires, disait « Ah, mais il est très bien là où il est ». Il ne s’insurgeait pas, il ne se scandalisait pas, il ne disait pas « comme c’est dommage ». Parce que Straub, c’est quelqu’un qui accepte et qui n’a pas la prétention de placer l’humain au-dessus de la nature, au contraire. Quand on pense à La Mort d’Empédocle, il reprend Hölderlin, la nature est au-dessus de l’homme. Godard avait un peu la position inverse, au départ. Il était dans la maîtrise, par les outils du cinéma. C’est un point de vue assez différent. Il n’a jamais laissé parler tellement la nature dans ses films jusqu’à un certain moment. C’est plutôt dans les films de la fin qu’il a commencé à filmer les vagues, le lac, les nuages. Ça arrive dans cette époque-là où il est plus contemplatif. On pourrait dire « contemplatif » par opposition à « actif ». Avec une praxis qui était d’abord – dans ses premiers films n’en parlons pas – mais dans sa période politique, et un peu après, jusqu’à Sauve qui peut (la vie), sa préoccupation de lecture des images, de considération des choses était une position de maîtrise, de compréhension. Il y a juste après il est devenu plus contemplatif. Je pense parce que l’utopie politique n’a pas débouché sur une réalité, ça a raté, c’était l’échec. C’est comme le film sur la lutte des Palestiniens, il a soutenu cette lutte toute sa vie, mais quand il a voulu faire le film Jusqu’à la victoire, qui est devenu Ici et Ailleurs, il a pris acte du fait qu’on ne peut pas filmer ça, on ne peut pas raconter ça. Il y a donc la mise en scène dans ses propres films de l’échec à avoir une maîtrise. Si on pense à Week-end ou à La Chinoise, là c’est très différent. Il faut vraiment, même s’il y a une continuité dans l’œuvre de Godard, considérer les périodes, c’est très important.

Concernant les phases de la carrière de Godard que vous avez mentionnée, on voit un changement chez Godard dans les dernières années, et finalement dans Adieu au langage on peut trouver une sorte d’aboutissement de ces expérimentations autour du langage…

Oui, de manière de déclarative, comme positionnement, il veut dire « adieu au langage ». Mais ce n’est pas un adieu qui aboutit au silence.   Il y a quelque chose de mélancolique, une sorte de déception avec la société. Godard s’est retiré de Paris, de toute l’activité qu’il avait eue jusqu’à Tout va bien, il est allé en province, à Grenoble puis il est rentré en Suisse. Il y a toute une démarche de retrait, de ne plus être dans le cours des choses, alors qu’avant il adorait saisir les choses, faire des films à la fois. Donc son retour au cinéma ne s’opère pas comme un retour à la situation antérieure, après 1972 surtout.

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