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TRAVERSER LES MURS DE MARINA ABRAMOVIĆ, PAR ALBA ALMENARA LORENZO

Résumé : Les mémoires de l’artiste serbe Marina Abramović sont publiées à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire[1]. Un récit, plein d’humour et de moments mystiques et mythiques, racontant l’invention et l’affirmation artistique, mais aussi l’histoire de vie d’une femme devenue en quelques décennies, une référence pour la performance et pour l’art contemporain. Son œuvre explore, depuis ses origines, les limites de la douleur, de la peur, de la force corporelle et émotionnelle, l’humiliation et la fierté, ainsi que les forces et les faiblesses de l’individu et de la société.

Faire de la vie même un mode d’expression. Cela devait être la phrase qu’a eu en tête une jeune Marina au début des années 1960, lorsque, un jour sans nuages, elle a eu la révélation qui l’a marquée pour toujours : « Pourquoi me limiter aux à deux dimensions, alors que je pouvais faire de l’art à partir de tout : le feu, l’eau, le corps humain ? Tout ![2] » Cette décision n’était pas le fruit du hasard. Ayant à son enfance et jeunesse la Yougoslavie de Tito pour toile de fond, l’artiste est fille de partisans qui s’étaient battus contre les nazis. Après la guerre, ils sont devenus membres du Parti et ont occupé des postes prestigieux (la mère a été déléguée de la Yougoslavie à l’Unesco). Ce passé héroïque a permis à la famille de vivre plus aisément que la plupart des gens, ce qui a facilité pour Abramović l’accès à la culture.

Ce livre, écrit comme une sorte de confession mais aussi de catharsis (Abramović donne une importance particulière aux changements de décennie, en les utilisant comme autant de marque-pages de sa vie), combine des événements vécus avec des réflexions-piliers qui structurent et justifient les œuvres créées. De la même manière, on y assiste, dans le moindre détail, aux circonstances qui ont contribué à la réalisation de chacune de ses créations ou performances. Convaincue dès son plus jeune âge qu’elle voulait être artiste, elle a réclamé du matériel de peinture et a eu son premier cours privé à l’âge de quatorze ans. Son professeur, adepte de l’art abstrait, a brûlé, une fois le dessin fini, sa toile à l’essence, en disant « c’est un coucher de soleil[3] », puis il est parti. Au bout d’un moment, la toile était réduite en sable et en cendres. Quelque temps plus tard, étant toujours marquée par cette scène ayant toujours présent la réverbération de cette leçon, elle se rend compte que « […] le processus était plus important que le résultat, de même que la performance représente pour moi davantage que l’objet[4] » Abramović éprouvait déjà durant son enfance cette sorte de fuite face au tangible : « […] je n’aimais pas les jouets. Je préférais jouer avec les ombres des voitures qui passaient sur le mur, ou avec un rayon de soleil qui entrait par la fenêtre[5] ».

Pourtant, peut-être en cherchant la porte d’entrée, elle poursuit le diplôme de peinture académique à l’École des Beaux-Arts de Belgrade et commence à fréquenter le Centre culturel des étudiants (SKC). On y fait souvent des expositions et des expérimentations artistiques : « J’ai apporté une cacahuète dans sa coque et je l’ai fixée au mur avec une épingle droite. La cacahuète était juste assez écartée du mur pour projeter une ombre minuscule. J’ai intitulé cette œuvre Nuage avec son ombre. Dès que j’ai vu cette petite ombre, j’ai compris que, pour moi, l’art bidimensionnel appartenait définitivement au passé. Cette création ouvrait une tout autre dimension[6] ».

La décision était prise. Depuis le début de sa carrière, l’utilisation de son propre corps comme moyen d’expression devient une ressource récurrente, jusqu’au point d’arriver aux coupures, aux pertes de connaissance et aux roulettes russes qui échappent à son contrôle. Un événement, arrivant lors de ces premières expositions d’étudiant, l’encouragera encore une fois à faire de l’art vivant et tridimensionnel et, comme elle l’a dit, à trouver sa voie[7]. De manière complètement spontanée, un ami l’a emballée des pieds au cou avec du scotch quand elle s’est allongée, à cause de la fatigue de la journée, sur une table basse. La momie n’a laissé personne indifférent.

Plus tard, une fois son diplôme obtenu et grâce à l’influence maternelle, elle donne des cours de peinture à l’école des Beaux-Arts de Novi Sad. Cela ne durera pas longtemps. Elle se résigne le temps de gagner son indépendance économique et échapper au contrôle tyrannique que sa mère exerçait sur elle. Or, son intérêt par cette modalité d’art avait irrémédiablement pris fin. L’artiste ne reprendra la création matérielle que beaucoup plus tard, avec les objets transitoires[8], la photographie et les vidéos.

En épousant, donc, le conceptualisme[9], Abramović présente, en 1973 en Écosse, sa première et véritable performance au public : Rythme 10. Elle consistait à planter, rapidement, un couteau bien aiguisé entre les doigts écartés de la main. Cette pièce s’inspire d’un jeu d’alcool slave. L’artiste a enregistré les sons produits, et puis, elle a essayé de suivre à l’unisson les erreurs antérieurs en créant un pont entre le passé et le présent. Le sentiment du danger qui produisait les taches de sang du sol et les couteaux unissaient l’artiste et le public. La pièce finit par une sorte de feu d’artifice identitaire : « J’avais éprouvé une liberté absolue, j’avais eu l’impression que mon corps était sans frontières, sans limites ; que la douleur ne comptait pas, que rien ne comptait – et j’en étais grisée. J’étais ivre de l’énergie irrésistible que j’avais reçue. J’ai su à cet instant que j’avais trouvé mon moyen d’expression. Aucune peinture, aucun objet que j’avais pu créer ne m’avait jamais inspiré un sentiment pareil, et c’était un sentiment que j’allais devoir, je le savais, chercher à retrouver, encore, encore et encore[10] ».

Depuis la série de Rythme  (Rythme 10, Rythme 5, Rythme 2 et Rythme 0), son intérêt par les rapports corps-esprit-conscience sont évidents. Le contrôle de la souffrance physique et mental, de la fatigue et de l’inconfort sont des défis indispensables pour ses performances, souvent énormément longues ou viscérales, parfois les deux. Ainsi, elle affirme : « si vous avez la force de volonté nécessaire pour refuser tout compromis, toute concession, la douleur prends une telle intensité que vous craignez de vous évanouir. Et c’est à cet instant − à cet instant seulement −, que la douleur disparaît[11] ». Des performances, parmi tant d’autres, comme Rythme 0 (dont la difficulté ou la facilité sont fortement conditionnées par le comportement du public) ou Gold Found by the Artists, entraînaient une énorme concentration. La première, parce que l’artiste devait être allongée pendant 6 heures sans bouger et rester à la merci du public, qui avait à sa disposition un couteau et un pistolet ; la deuxième, parce que, elle et Ulay − et cela faisait partie de l’œuvre −, devaient rester assis pendant huit heures, figés sur place, en se regardant dans les yeux : « pour rester complètement immobile, j’imaginais qu’un membre du public braquait un pistolet sur moi et qu’il presserait sur la détente si je bougeais[12] ». Après le quatrième jour, elle écrivait: « Au bout d’un moment, la position la plus confortable elle-même deviendrait intolérable. Je sais maintenant que je dois simplement accepter l’intolérable : affronter la douleur et l’accepter » et encore « J’avais découvert une nouvelle version de moi-même, dans laquelle la douleur n’avait aucune importance[13] ».

La discipline est, donc, une question fondamentale pour achever une œuvre physiquement très exigeante. En ce sens, Abramović remercie sa mère, non sans une certaine amertume, la détermination et l’autodiscipline imposées par son éducation de fer[14]. Ainsi, ultérieurement, elle donnera des cours et fera des ateliers avec de jeunes espoirs, à plusieurs reprises et dans plusieurs pays. Au début, elle était la seule en Europe à donner des enseignements spécialisés de la performance. Avant les cours proprement dit, ils ont été soumis à des consignes d’entrainement très rigoureuses : « Les ateliers leur apprenaient l’endurance, la concentration, la perception, la maîtrise de soi et la volonté, et leur faisaient prendre conscience de leurs limites mentales et physiques. C’était le cœur de mon enseignement. Pour chaque atelier, j’emmenais entre douze et vingt-cinq étudiants à l’extérieur, quelque part où il faisait systématiquement trop chaud ou trop froid, un endroit toujours inconfortable. Nous jeûnions pendant trois à cinq jours en ne buvant que de l’eau ou des tisanes, et en évitant de parler tout en accomplissant différents exercices[15]».

En explorant toujours les relations corps-esprit-conscience, et en étant fortement intéressée par le mysticisme, elle fait d’innombrables voyages en Asie, mais aussi en Australie et au Brésil, pour réaliser des retraits spirituels, ayurvédiques et pour se former. Pour l’artiste cette sorte d’expériences méditatives connectent avec ce qu’elle appelle la « conscience cosmique » de la même manière que l’on le fait dans toutes les performances vraiment réussies, lesquelles permettent d’affranchir le seuil d’une dimension incomparable…

Ainsi, l’artiste comprend très tôt que la grandeur n’arriverait qu’en dehors de la Yougoslavie communiste : dans les années 1970, elle crée une boîte à lettres personnelle et géante, écrit à tout le monde et reçoit des catalogues d’art, issus de plusieurs pays européens. À la première occasion, elle se débrouille pour partir (on ne doit jamais oublier les privilèges de la bourgeoisie rouge et l’aperture des frontières Yougoslaves à partir des années 60[16]) présenter sa première performance Rythme 10, dont on a déjà parlé, pas dans son pays, mais dans « le monde extérieur : le monde de l’art[17] ». Sortir de la Yougoslavie est tellement déterminant qu’elle parlait à ce titre d’un ami : « Il n’est jamais parti et il n’a jamais vraiment percé[18] ». Pour faire de l’art à partir de tout il faut aller à la rencontre de ce Tout. Ce passage à la sphère internationale l’éloigne de plus en plus de l’art idiosyncrasique national. Un épisode des années 1990 témoigne de la rupture, ainsi que le rapport d’altérité, entre l’idiosyncrasie « externe » et, disons, la Yougoslavie de l’establishment; à l’occasion de la biennale de Venise, on lui a proposé de représenter son pays en présentant une performance, après avoir adressé sa proposition au ministre monténégrin de la Culture, le ministre insinue qu’elle n’était ni une vraie artiste ni une vraie Yougoslave, que les vrais artistes imprégnés de la culture yougoslave (plutôt des réminiscences de la propagande révolutionnaire et l’esthétique des Beaux-Arts socialiste) étaient « parmi eux » et que la performance proposée « n’était qu’un amas d’os affreux et malodorants[19] ». Comme si après ses longs séjours à l’étranger, elle s’était intoxiquée des mauvaises influences. Finalement elle a réussi à participer dans la section internationale avec la pièce proposée et a gagné le Lion d’or du meilleur artiste.

Ainsi, depuis sa première performance, Rythme 10[20], elle réserve une place déterminante à son rapport avec le public : « C’était comme si […] le public et moi ne faisions plus qu’un. Un unique organisme[21] ». Pendant sa carrière de performeuse, Abramović a habituellement joué le rôle sujet-objet-conception de l’idée, mise en scène et utilisation de son propre corps comme outil. Or, Rythme 0 fut un détournement intéressant de situation :  le public a le permis de devenir le sujet absolu de la pièce, alors qu’elle n’est qu’un simple outil au service du conceptualisme artistique. Cette idée évoluera plus tard avec la Méthode Abramović. L’ouvre naît donc, de l’interaction public-artiste, sur place, en direct. Elle sera inédite et ne pourra exister que pendant 6 heures (le temps fixé pour la performance) pour après disparaître, comme toute œuvre immatérielle. Les instructions de la performance étaient claires : « Il y a sur la table 72 objets que l’on peut utiliser sur moi comment on veut. […] Je suis l’objet. Durant cette période, j’assume l’entière responsabilité de ce qui peut se passer[22] » Ce qui s’est passé c’est que le public est allé très loin. Une fois le temps de la performance fini, Abramović s’est levée en saignant, à moitié nue, et s’est avancée vers les assistants. Soudainement, ils ont eu peur d’elle et se sont allés en courant. L’objet est devenu sujet à nouveau ; la chair est devenue personne. « En cet instant, j’ai pris conscience que le public peut vous tuer[23] ».

Abramović revendique son épanouissement vital dans le côté de la création en refusant la procréation. À son égard, et ça sera un sujet abordé au fil du livre à plusieurs reprises, sa liberté personnelle et artistique ne peut pas être effective qu’avec l’absence de descendance. Ce n’est pas sans raison qu’elle a avorté trois fois tout au long de sa vie. L’artiste fait preuve de réticence lorsque son frère et sa nièce sont allés s’installer chez elle en raison de problèmes familiaux. Malgré la profonde négligence qui subissait la fille, elle a dit : « J’aimais beaucoup Ivana. Mais je ne pouvais pas m’occuper d’elle. Il fallait que je travaille[24] ». Ainsi, sa conception de la transcendance temporelle consiste plutôt à rester dans la mémoire collective grâce à son œuvre, laquelle doit opérer sur les consciences.

C’est pourquoi, après 40 années de performances et étant consciente de son âge, Abramović commence à concevoir la création du Marina Abramović Institute (MAI) et sa Méthode au cours des années 2000. L’institution et la méthode seront son héritage à léguer ; l’humanité son héritière. Ainsi, elle écrit « J’ai compris qu’il était temps de transférer mon expérience personnelle à tous les autres et que le seul moyen d’y parvenir était de les laisser voir et sentir tout cela par eux-mêmes[25] ». Le MAI n’a pas pu être construit en raison de problèmes économiques[26]. Néanmoins, en utilisant l’art conceptuel comme justification, on trouve l’échappatoire : « pourquoi ne pas rendre (avons-nous pensé) le MAI lui-même immatériel ?[27] » Au lieu d’apprendre la Méthode au sein du MAI, l’idée serait de la faire parvenir aux établissements culturels. La Méthode Abramović s’intéresse, notamment, à la notion de concentration et de sensibilité et prépare le public à participer à l’œuvre d’art mais aussi à la percevoir. En plagiant la modalité de méditation Vipassana, Abramović propose aux participants de laisser leurs possessions dans des casiers, de compter un tas de grains de riz, de faire toute sorte d’activité au ralenti et de jeûner.

Cette méthode est-elle en soi-même une performance ? Ou s’agit-il d’un simple échauffement ? Le spectateur laisse son rôle d’observateur pour devenir, lui, un acteur, de la même manière qu’à Rythme 0 ? On ne peut pas s’empêcher d’y penser, surtout, quand on apprend qu’il y a des spectateurs des spectateurs : au Padiglione d’arte contemporanea, à Milan, il y avait des participants et du vrai public qui observaientt ces participants. Ainsi, on assiste à une double dimension de perception qui fonctionne à l’image d’une matriochka : 1. Le vrai public contemple les participants (lesquels font momentanément partie de la pièce) pratiquer la Méthode, observer et interagir avec les objets transitoires crées par l’artiste ; 2. Les participants pratiquent la Méthode, observent et interagissent avec les objets transitoires crées par l’artiste. Autrement dit, lorsqu’un groupe de personnes participent à une expérience esthétique avec une œuvre d’art, cette interaction devient en soi-même une œuvre d’art à admirer. Les frontières ne sont pas nettes. 512 Hours, l’une de ses performances les plus récentes, a été encore plus conceptuelle, ne contenant aucun objet, où le public, cette fois sans être observé par quelqu’un d’autre, pratique la Méthode. La performance faite et auto-contemplée par le public. Ainsi, Abramović affirme « Il me semble que considérer l’art comme quelque chose d’isolé, de sacré et de distinct de tout le reste, c’est le couper de la vie. L’art doit faire partie de la vie. L’art doit appartenir à tout le monde[28]».

L’artiste se dissipe de plus en plus pour céder la place à sa conception, la seule chose qui persistera : connaissez la performance, faites-la, car le crépuscule de ma vie arrive.

L’œuvre d’Abramović rend compte des changements de la culture contemporaine : si bien aujourd’hui le multiculturalisme c’est une affaire banale, une performance Abramović-Ulay, donnée dans les années 80, rend compte de l’évolution des flux culturels mondiaux. Pour Nightsea Crossing Conjunction ils invitent un moine du Tibet (après quelques difficultés car la plupart des moins tibétains n’avaient pas de passeport) et un aborigène australien à venir à Amsterdam, afin de joindre deux cultures qui ne s’étaient encore jamais rencontrées, les mêmes qui ont inspiré leurs créations artistiques. Ils se sont tous regardés dans les yeux pendant quelques heures. Cette rencontre de civilisations (occidentale, tibétaine et australienne), cette altérité exotique, étonnait, fonctionnait, justifiait l’œuvre. La mondialisation culturelle était en route, la chute du Mur de Berlin achèvera la décennie. Comment fonctionnerait cette pièce à l’heure actuelle ? Dans un monde où l’internet offre un flux constant de curiosités de tous les coins de la planète et le tourisme de masses est à l’apogée, elle n’aurait pas sa place. Plus récemment, dans la pièce The Artist is Present au Museum of Modern Art de New-York, la « pleine conscience » réussit à stupéfier ! Elle sert de matériau pour une œuvre d’art, tellement c’est rare de nos jours. La demeure de la pensée dans le monde virtuel, l’aliénation, la non-communication, ou plutôt la mauvaise qualité des communications interpersonnelles, ainsi que la dépendance des technologies (des thèmes qui sont tous devenus des clichés critiques du début du xxie siècle), produisent un effet perturbateur lorsque deux personnes se regardent dans les yeux et établissent une connexion au-delà de l’écran. Une œuvre d’art qui fonctionne consiste à sentir la présence pleine de l’autre dans une ville de 8 175 133 habitants[29]. La méthode est similaire à la pièce que l’on a évoquée précédemment, Nightsea Crossing Conjunction, sauf qu’à l’époque c’était les personnages ceux qui étonnaient ; aujourd’hui étonne le procédé, surtout dans une société où personne n’a plus le temps de s’assoir ni de rester un moment dans l’ici-et-le-maintenant. Pour autant ces anecdotes mettent en relief quelques caractéristiques du monde occidental actuel : l’indiscutable avancé du panorama communicatif (j’insiste, quantité ce n’est pas égal à qualité) et de la vitesse des échanges ; l’énorme saturation d’informations à propos de n’importe quoi – ou presque −, et l’interculturalité, là où le nombre de frontières politiques n’a pas changé.

Abramović fait partie d’une époque (et y contribue) dans laquelle la performance « fut reconnue technique d’expression artistique à part entière[30] » pour la première fois. Jusqu’à ce moment, elle avait été omise des réflexions sur l’histoire de l’art. Les soirées des avant-gardes du XXe siècle, par exemple, avaient déjà leur dose de performances et de pièces participatives (à bas les chefs-d’œuvre !),  mais ça sera dans les années 1960-1970 quand on assistera à la mise au monde des artistes consacrés entièrement à cette forme d’art[31] et que l’on commencera à en parler. Quelle est donc la contribution de l’artiste serbe ? La redéfinition des limites : son œuvre est une invitation à s’interroger à propos de la force de volonté et des limites corporelles (surtout avec la première période de son travail) mais aussi de la sacralisation de l’art et puis de l’art en soi-même. Son parcours est un champ d’expérimentation et une mise à l’épreuve continue. À notre avis, l’une de ses contributions les plus importantes est la réinvention des rapports dans le processus de création artistique : Abramović établi un triangle de pouvoirs entre l’entité artiste – quand elle travaille en collaboration avec Ulay les egos deviennent Soi[32], donc l’abstraction unitaire −, l’entité public et enfin, l’entité œuvre d’art, qui reconstruit, refait, réinvente et repense les hiérarchies et les liens entre les trois angles du triangle. L’art d’Abramović est, avant tout, un art d’échange, de partage, d’expérience commune : d’interaction. Cette conception va de pair avec l’actuelle déstabilisation des rapports artiste-œuvre-public / créateur-création-public, issue des nouvelles technologies, que l’on trouve dans l’art numérique et interactif, et qui perpétue la conception duchampienne du spectateur qui fait − ou qui complète − l’œuvre d’art.


[1] Elle est née en 1946 et la version originale du livre est publiée en 2016.

[2] Abramović, Marina. Traverser les murs. Mémoires. Éditions Fayard, Paris, 2017, p. 43.

[3] Ibid. p. 43.

[4] Ibid. p. 43.

[5] Ibid. p. 20.

[6] Ibid. p. 63.

[7] Ibid. p. 63.

[8] Comme la série Transitory Objects for Human Use (1989) ou l’œuvre Black Dragon (1994). Ces pièces, interagissant avec les utilisateurs, avaient par objectif la recherche introspective.

[9] « Il [l’artiste] peut créer la plus belle œuvre à partir de rien, seule l’idée compte vraiment. » In « Le corps, aucune identité. Entretien avec Marina Abramovic » Sens Public, 17 octobre 2014, http://www.sens-public.org/article1107.html

[10] Ibid. p. 78.

[11] Ibid. p. 169.

[12] Ibid. p. 169. Ils ont présenté cette pièce pendant 16 jours et, durant cette période, ils ont jeûné et resté en silence. La performance arrive à la suite de leur voyage en Australie, où les aborigènes leur ont appris l’immobilité et le silence.

[13] Ibid. p. 169-170.

[14] À la page 21 on peut lire une devise de sa mère : « La détermination des vraies communistes – une détermination spartiate ─ devait leur permettre de « traverser les murs »

[15] Ibid. p. 269.

[16] Pecharromán, Julio Gil. Europa Centrooriental Contemporánea. (siglos XIX Y XX). Uned, 2010.

[17] Abramović, Marina. Traverser les murs. Mémoires. Éditions Fayard, Paris, 2017, p. 70.

[18] Ibid. p. 73.

[19] La pièce proposée s’appellerait Balkan Baroque (1997) : Abramović est assise sur un immense tas d’os de bovins sanglants, pleins de chair et de tendons et elle doit les frotter avec une brosse. La puanteur de viande pourrie est insupportable. Quelques écrans montrent ses parents en train de parler, et sur une autre, l’artiste explique une histoire populaire balkanique, puis elle exécute une danse sexy. Avec cette œuvre, elle voulait synthétiser l’esprit balkanique et la honte de la guerre d’ex-Yougoslavie (1991-2001) et de toutes les guerres.

[20] Cette œuvre nous évoque Cut Piece [Taillée en pièces] (1964) de Yoko Ono. Le public, à l’aide des ciseaux, pouvait couper ses vêtements et la laisser complètement nue. La soumission et le rôle d’objet de l’artiste sont présents.

[21] Ibid. p. 77.

[22] Ibid. p. 86.

[23] Ibid. p. 89.

[24] Ibid. p. 307. Néanmoins, sa belle-sœur, étant mourante, l’appellera pour implorer son aide et Abramović cédera.

[25] Ibid. p. 431.

[26] Abramović a eu beau rencontrer des milliardaires pour leur montrer son projet, elle n’a pas reçu l’aide financière attendue. Peut-être dans un monde de marchandises « les plus riches ne se [bousculent] pas vraiment pour investir dans l’art immatériel » ? Ibid., p. 423.

[27] Ibid. p. 424-425.

[28] Ibid. p. 303.

[29] Selon l’United States Census Bureau. Population en 2010, l’an de la pièce. https://www.census.gov/quickfacts/fact/table/newyorkcitynewyork,NY/PST045217

[30] Goldberg, Roselee. La performance. Du futurisme à nos jours. Editions Thames & Hudson sarl, Paris, 2001.

[31] Ibid.

[32] Ainsi, elle écrit dans ses mémoires (p. 209) « J’avais renoncé à travailler en solo pour un idéal qui me paraissait supérieur : faire de l’art ensemble et créer ce troisième élément que nous appelions ce Soi – une énergie qui n’était pas empoisonnée par l’ego, une fusion de masculin et de féminin qui constituait à mes yeux la forme d’art suprême »

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Etudiant palestinien francophone, intéressé par les questions politiques, philosophiques et théologiques.

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