In Platonis Phaedrum Scholia: 275d10-e8

δεινός, κυλινδέω, accès libre

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Σωκράτης
ὅταν δὲ ἅπαξ γραφῇ, κυλινδεῖται μὲν πανταχοῦ πᾶς λόγος ὁμοίως παρὰ τοῖς ἐπαΐουσιν, ὡς δ᾽ αὕτως παρ᾽ οἷς οὐδὲν προσήκει, καὶ οὐκ ἐπίσταται λέγειν οἷς δεῖ γε καὶ μή. πλημμελούμενος δὲ καὶ οὐκ ἐν δίκῃ λοιδορηθεὶς τοῦ πατρὸς ἀεὶ δεῖται βοηθοῦ: αὐτὸς γὰρ οὔτ᾽ ἀμύνασθαι οὔτε βοηθῆσαι δυνατὸς αὑτῷ.
Φαῖδρος
καὶ ταῦτά σοι ὀρθότατα εἴρηται.

Socrate
Une fois que c'est écrit, tout discours va partout indifféremment chez ceux qui l'entendent et aussi chez ceux avec qui il n'a aucun rapport, et il ne sait pas à qui il faut qu'il parle et à qui non. Offensé et mal traité injustement, il a toujours besoin de l'assistance de son père: tout seul, en effet, il n'est pas capable ni de se défendre ni de s'assister.
Phèdre
Encore une fois, tu as parfaitement raison.

Platon, Phèdre, 275d10-275e8

L’écriture est δεινός. La critique de Socrate doit être lue en tenant toujours à l’esprit cet adjectif. Il n’y a rien de ridicule par rapport à l’écriture. La critique aux sophistes et à leur art sans art a été entièrement basée sur la mise en ridicule, cela n’est pas possible pour l’écriture, qui reste terrible, qui impose un respect timoré.

Après l’argument selon lequel les écrits semblent penser mais ils ne répondent pas - et donc, lorsqu’ils ne répondent pas, ils ne semblent plus penser, Socrate avance un deuxième argument: les écrits vont partout. L’oral peut viser un contexte et un moment particulier et être donc adressé à un public spécifique. Cela n’est pas possible pour les discours écrits, qui “roulent” (κυλινδέω) partout, sans que l’on puisse contrôler où ils vont et par qui ils sont écoutés.

L’argument de Socrate est fortement élitiste: il s’oppose à la circulation libre du savoir car il considère que le savoir n’est pas pour tous. Le savoir est réservé à une élite et il faut donc le cacher. Car quand le discours arrive auprès de quelqu’un qui n’est pas capable de l’entendre il se fait offenser et agresser et il n’est pas capable de se défendre: il a, encore, besoin de son père qui prenne la parole pour lui.

La métaphore du père est toujours là. Elle nous fait penser, encore une fois, aux rapports entre programmeurs et algorithmes et à toute la question de la responsabilité des actions des algorithmes. Est-ce qu’une machine peut être responsable de ces actes ou alors c’est son père qui l’est?

Au delà de cette question il me semble important de souligner l’argument en faveur d’un savoir qui ne circule pas librement. C’est un des pires héritages platoniciens qui nous hantent encore aujourd’hui. On l’entend dans la bouche des directeurs des revues contre l’accès libre, justement pour empêcher que “n’importe qui” fasse quelque chose de leurs précieux articles, réservés à une secte d’élus. On l’a entendu il y a quelques mois, quand on justifiait les brevets sur les vaccins en disant que certaines communautés n’étaient pas capables de produire les vaccins toutes seules, sans l’assistance d’un “père” - évidemment les grandes entreprises capitalistes.

On l’entendait dans les traductions en latin des épigrammes grecques un peu trop explicites, traduites donc en latin (en non en une langue moderne comme l’anglais ou le français) dans les éditions du début du XX^e^ pour que seulement un public sélectionné puisse y avoir accès.

L’écriture est terrible, oui, car elle va partout. Elle est capable de choquer et d’émanciper un grand nombre de personnes qui n’auraient jamais pu être émancipées dans le régime de l’oralité, car ce régime est un régime du contrôle et des élites.

L’écriture est δεινός, que les directeurs des revues, des maisons d’édition, des entreprises criminelles comme Elzevier qui continuent à essayer de la contrôler, de la limiter et de l’instrumentaliser le sachent: l’écriture est δεινός, inutile de jouer les Socrates ou le Phèdres, elle est plus grande que vous et elle finira par vous échapper des mains et rouler partout.

δεινός, κυλινδέω, accès libre scholia