In Platonis Phaedrum Scholia: 235c8-d1

ἐννοέω, ἀγγεῖον, ἀκοή, ἀμαθία, νᾶμα, Éric Méchoulan

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Σωκράτης
ὅτι μὲν οὖν παρά γε ἐμαυτοῦ οὐδὲν αὐτῶν ἐννενόηκα, εὖ οἶδα, συνειδὼς ἐμαυτῷ ἀμαθίαν: λείπεται δὴ οἶμαι ἐξ ἀλλοτρίων ποθὲν ναμάτων διὰ τῆς ἀκοῆς πεπληρῶσθαί με δίκην ἀγγείου.

Socrate
Que donc tout seul je n'ai pensé aucune de ces choses je le sais, conscient de mon ignorance. Il ne reste donc, je pense, que je m'en sois rempli à travers l'ouïe, comme un vase, par d'autres sources.

Platon, Phèdre, 235c8-235d1

La pensée n’est pas un produit de l’individu. Ou du moins pas de l’individu Socrate. Socrate, celui qu’on pourrait croire être un grand penseur, ne pense pas. C’est toute l’ironie de l’affirmation socratique, lui que tout le monde considère comme un maître, continue d’affirmer son ignorance, son ἀμαθία. Il est donc sans (l’alpha privatif) connaissance (μάθησις). Nous savons bien que sa sagesse consiste justement dans le fait d’être conscient de ne pas savoir. Nous savons que c’est là le sens même de la philosophie: aimer quelque chose que l’on ne possède pas. Nous savons donc que Socrate, lorsqu’il affirme d’être ignorant, est ironique. Et l’ironie consiste à dire une vérité dont aussi le contraire est vrai; Socrate est en effet ignorant, mais le fait de savoir d’être ignorant le rend le moins ignorant des hommes. Socrate est donc ignorant et il n’est pas ignorant.

Mais concentrons-nous ici sur la première vérité de l’affirmation ironique: Socrate est, effectivement, réellement ignorant. Il est donc vrai qu’il n’a pas pu penser par lui-même ces choses à propos de l’amour. Aucune idée n’est la production de l’individu Socrate. Ce qui est aussi vrai - grâce à la seconde vérité de l’affirmation ironique - est qu’aucun individu n’a jamais rien pensé par lui-même - et donc, ici, même pas Lysias. La supériorité de Socrate se base sur sa conscience: συνειδὼς ἐμαυτῷ ἀμαθίαν.

Mais le fait de ne pas être producteur de pensée est une réalité. D’où viennent donc nos pensées? Ou pour citer mon ami Éric Méchoulan: d’où nous viennent nos idées?

Socrate propose une solution, certes quelque peu ridicule et sans doute pas très sérieuse, mais néanmoins intéressante, à ce mystère. Il prend la métaphore du vase qui se remplit d’eau. Comme un vase (δίκην ἀγγείου), du liquide a dû me remplir. Les sources (νᾶμα) sont à la fois les sources en sens métaphorique (des hommes et des femmes du passé, comme il vient de nous le dire) et les véritables sources d’eau qui remplissent le vase.

La pensée, selon cette proposition, serait un objet matériel qu’on peut transférer d’un récipient à l’autre, à travers un trou - l’ouïe, ici. Si l’on connait la critique à l’écriture qui occupera la fin du dialogue, on peut se douter du fait que Socrate est en train de se moquer de Phedre ici. Mais en même temps, est-il vraiment en train de se moquer? Qu’il s’agisse de véritable connaissance - qui change l’âme - ou de connaissance superficielle, apprise par coeur, il restera vrai dans le discours de Platon que les individus ne sont pas les producteurs d’idées, ni de pensée, ni de connaissance et peut-être aussi que ces idées, ces pensées et ces connaissances ont une dimension matérielle fondamentale. Il nous reste à savoir quelle est cette dimension matérielle et comment elle s’arrimera avec l’écriture - qui ici semble avoir encore une place prépondérante, étant donné que ce sont des écrivains et des écrivaines que Socrate vient de citer (συγγραφέων τινῶν).

ἐννοέω, ἀγγεῖον, ἀκοή, ἀμαθία, νᾶμα, Éric Méchoulan scholia