In Platonis Phaedrum Scholia: 228a5-c4

ἐπιλανθάνομαι, ἀπομνημονεύω, βιβλίον, συγκορυβαντιάω

Lire les autres billets de la série

Σωκράτης
ὦ Φαῖδρε, εἰ ἐγὼ Φαῖδρον ἀγνοῶ, καὶ ἐμαυτοῦ ἐπιλέλησμαι. ἀλλὰ γὰρ οὐδέτερά ἐστι τούτων: εὖ οἶδα ὅτι Λυσίου λόγον ἀκούων ἐκεῖνος οὐ μόνον ἅπαξ ἤκουσεν, ἀλλὰ πολλάκις ἐπαναλαμβάνων ἐκέλευέν οἱ λέγειν, ὁ δὲ ἐπείθετο προθύμως. τῷ δὲ οὐδὲ ταῦτα ἦν ἱκανά, ἀλλὰ τελευτῶν παραλαβὼν τὸ βιβλίον ἃ μάλιστα ἐπεθύμει ἐπεσκόπει, καὶ τοῦτο δρῶν ἐξ ἑωθινοῦ καθήμενος ἀπειπὼν εἰς περίπατον ᾔει, ὡς μὲν ἐγὼ οἶμαι, νὴ τὸν κύνα, ἐξεπιστάμενος τὸν λόγον, εἰ μὴ πάνυ τι ἦν μακρός. ἐπορεύετο δ᾽ ἐκτὸς τείχους ἵνα μελετῴη. ἀπαντήσας δὲ τῷ νοσοῦντι περὶ λόγων ἀκοήν, ἰδὼν μέν, ἰδών, ἥσθη ὅτι ἕξοι τὸν συγκορυβαντιῶντα, καὶ προάγειν ἐκέλευε. δεομένου δὲ λέγειν τοῦ τῶν λόγων ἐραστοῦ, ἐθρύπτετο ὡς δὴ οὐκ ἐπιθυμῶν λέγειν: τελευτῶν δὲ ἔμελλε καὶ εἰ μή τις ἑκὼν ἀκούοι βίᾳ ἐρεῖν. σὺ οὖν, ὦ Φαῖδρε, αὐτοῦ δεήθητι ὅπερ τάχα πάντως ποιήσει νῦν ἤδη ποιεῖν.

Socrate
Phèdre, si je ne connais pas mon Phèdre, je me suis oublié moi-même. Mais ni l'un ni l'autre: je vois bien qu'écoutant le discours de Lysias, il ne l'a pas écouté une seule fois, mais à plusieurs reprises il l'a prié de le répéter et celui-là s'est laissé convaincre volontiers. Et cela n'était pas encore suffisant pour lui, il finit par emporter le livre pour analyser encore plus les contenus qui l'intéressaient et épuisé après avoir fait cela assis depuis le matin, je parie, nom d'un chien, qu'il est sorti en promenade pour le déclamer, ayant appris par coeur le discours s'il n'était pas trop long. Et il est allé hors des murs pour le répéter. En ayant ensuite rencontré l'homme malade de vouloir entendre des discours, en l'ayant vu il était tout content parce qu'il avait trouvé quelqu'un avec qui partager son délire et il lui a demandé de l'accompagner. Mais quand l'amoureux des discours lui a demandé de parler, il a fait semblant de ne pas vouloir parler; mais finalement, s'il avait pas trouvé quelqu'un prêt à écouter de sa propre volonté, il aurait parlé de force. Maintenant, Phèdre, demande lui de faire tout de suite ce qu'il fera de toute manière plus tard.

Platon, Phèdre, 228a5-228c4

Je me suis oublié (ἐπιλανθάνομαι). L’hypothétique irréelle de Socrate n’est finalement pas si irréelle. Socrate - qui dans quelques lignes dira qu’il ne sais pas qui il est, pour affirmer qu’il connaît Phèdre, propose cet apparent paradoxe: si je ne te connaissais pas, je me serais oublié moi-même. Or cela est impossible. Pourtant, loin de démontrer sa compréhension de Phèdre, avec cette phrase Socrate nous plonge dans le doute. Finalement tout ce qu’il dit pourrait être faux. Toutes ses positions rentreront dans un jeu de sens qui ne pourra pas être simplement réduit à une thèse cohérente et unitaire. Socrate ne sais pas qui il est, donc il ne connaît pas Phèdre. Donc son interprétation de ce que Phèdre a fait est douteuse.

Mais écoutons-la, quand même, cette hypothèse de Socrate. Phèdre n’a pas écouté une seule fois le discours de Lysias. Il l’a dit lui-même, il a passé beaucoup de temps assis dans la maison d’Épicrate. Il l’a écouté à plusieurs reprises et Lysias a été heureux de répéter. La répétition est le dispositif qui permet la mémoire, évidemment: Phèdre vient de nier d’être capable de reproduire le discours à partir de sa mémoire (ἀπομνημονεύω) et c’est justement cette affirmation que Socrate questionne: si, tu en es capable parce que ce discours tu l’as entendu plusieurs fois et ensuite tu l’as toi-même répété.

Ce passage prépare la longue discussion sur l’écriture qui occupera la fin du dialogue et anticipe la notion de la mémoire mécanique (ὑπόμνησις) qui mènerait à une connaissance inférieure - par rapport à la remémoration de la μνήμη et de l’ἀνάμνησις. En effet la répétition est déjà liée à l’écriture et à son support: pour la première fois apparaît le mot βιβλίον. C’est le support d’écriture, tablette à écrire, papyrus et finalement livre. Le document en tant qu’objet matériel. Le mot βίβλος signifie plus proprement papyrus et βιβλίον en est un diminutif - un petit papyrus - qui prend par la suite une signification plus générale et plus abstraite: le support d’écriture justement.

Le dispositif d’apprentissage est donc décrit dans les détails. Tout d’abord le maître, Lysias, déclame son discours, probablement en le lisant ou en le connaissant par coeur après l’avoir écrit. Ensuite l’élève - Phèdre - demande que le discours soit répété. La répétition de l’écoute tend à apprendre par coeur le discours, mais pour que l’apprentissage par coeur soit possible il est nécessaire de s’appuyer sur l’écriture. Écoute, écriture et répétition. Mais il manque encore un dernier passage pour finaliser l’apprentissage: c’est l’exercice. Phèdre a besoin de faire sa performance devant quelqu’un pour clore son processus d’apprentissage. Dans ce processus, par ailleurs, il est à noter qu’il y a des situations spatiales différentes qui se présentent: tout d’abord être assis à l’intérieur - depuis le matin. Ensuite sortir et marcher pour répéter. Et en marchant on va loin, on sort carrément des murs de la ville. Phèdre sort avec le livre. Il marche et se promène avec le livre. Les gestes comptent: le livre est lu, puis caché - comme on le saura plus tard. On le répète sans le regarder. Il est là - présent - mais il n’est pas vu. On marche pour parler, on marche pour écouter, on marche pour ne pas lire, on marche parce qu’on a déjà écouté et qu’on a déjà lu.

La rencontre avec Socrate est l’occasion rêvée pour Phèdre qui trouve en lui quelqu’un qui est “malade de discours”. De quoi Socrate est-il malade? Quels sont les discours qui font l’objet de ses désirs? Désirs excessifs, jusqu’à en devenir malade - qu’on relise le Philèbe et ses recommandation de modération. Socrate est en manque, comme d’une drogue, de discours. Ce manque est la structure principale de l’amour, comme nous le savons du Banquet. Ce manque est sur le point d’être pallié, ce qui fait de Socrate et de Phèdre deux personnes qui vont délirer ensemble dans le plaisir du discours (συγκορυβαντιάω). Le verbe συγκορυβαντιάω fait référence à la co-participation aux danses des Corybantes, danseurs pris dans le délire de la danse et de la musique comme s’ils étaient ivres de vin.

C’est ainsi qu’il faut comprendre le petit jeu érotique de promesses faites et retirées, de préliminaires pour exciter le désir sans le satisfaire tout de suite: je vais te livrer ce discours… non, je ne vais pas te le livrer… parle… non, je ne parlerai pas… si, tu ne désires que ça.

Matérialité du désir de λόγος qui est la même que celle du désir sexuel. La fusion entre les deux n’est pas métaphorique, elle est réelle. Sera-il possible ensuite de distinguer sérieusement l’amour charnel de l’amour de la connaissance? Ici ce n’est pas ce que Socrate nous donne à voir.

Est-ce possible de faire de Phèdre le mauvais exemple et de Socrate le bon exemple? On a interprété ce passage comme une explication de ce que ne doit pas être le bon philosophe: Phèdre a envie de parler, il a une adoration excessive de l’écrit, il a appris par coeur… mais Socrate, ne partage-t-il pas ces amours et ces désirs illicites? N’est-il pas un malade de discours et quelqu’un qui partage le délire?

ἐπιλανθάνομαι, ἀπομνημονεύω, βιβλίον, συγκορυβαντιάω scholia