Littérature et production de l'imaginaire

Alexandre Gefen, Anne Sa, Cécile Portier, éditorialisation, infosphère, Luciano Floridi, Pierre Ménard, plan de réflexion, Servanne Monjour, stigmergie, web des objets

Je prends ici quelques notes pour mon intervention au colloque (Re)négocier les frontières. Dialogue entre littérature et numérique . C'est une question à laquelle je suis en train de travailler avec Servanne Monjour - peut-être nous arriverons un jour à en faire un article.

Je vais reprendre en quelque sorte mon billet sur le rapport entre réel et discours. Mais je vais essayer de me poser la question d'un autre point de vue: celui de la littérature numérique ou, mieux, de la littérature à l'époque du numérique, comme j'aime dire - je ne suis pas le seul à aimer cette formulation: cf. par exemple Alexandre Gefen qui parle de La littérature contemporaine face au numérique.

En particulier on pourrait reformuler l'opposition entre réalistes et anti-réalistes de la manière suivante :

1. Le réel est là avant nous et notre imaginaire est une façon de le re-présenter quand il n'est plus là. La littérature, en ce sens, est mimesis.

2. Le réel est construit à partir de l'imaginaire: c'est notre façon de voir le monde qui produit le monde. La littérature sert donc à produire le monde - elle est en ce sens plus réelle que le réel.

Or ces deux positions qui semblent opposées, partagent en réalité un même point de départ: une vision dualiste du monde fondée sur l'opposition entre réel/imaginaire, être/non-être.

Mais que se passe-t-il si nous refusons ce dualisme originaire? Et s'il n'y avait pas de différence entre réel et imaginaire, entre être et non-être, entre discours et réalité ? En d'autres mots, si il n'y avait qu'une multiplicité de réalités-discours qui font notre monde? C'était l'idée que je proposais dans mon premier livre, (Riflessione e trascendenza) où j'introduisais la notion de "plan de réflexion". Un plan de réflexion est un réel replié sur lui même - comme tout réel. Il est un réel réfléchi, médié et donc discursif, imaginaire. Si tout réel est médié, alors il y a d'emblée une pluralité de réels - ce qui nous évite de tomber dans une pensée essentialiste et totalitaire. Mais puisqu'il s'agit bien de réel - de choses concrètes, consistantes, qui ne sont pas juste créées par l'arbitre absolu d'un "sujet" - on évite aussi l'écueil du constructivisme radical.

Or ce mélange d'imaginaire et de réel - qui est là depuis toujours, à mon avis - devient un fait très facilement observable dans l'espace numérique. Ou pour le dire autrement : il y a un lien entre cette idée et le fait numérique, un peu parce que cette idée est un catalyseur de la culture numérique et un peu parce que la culture numérique est un catalyseur de cette idée. Encore une fois : il y a une stigmergie (cf. ici) entre les idées et la réalité qu'elles engendrent et qui les engendre, justement parce qu'il n'y a pas de différence entre les discours et le réel.

La réalité tend à s’identifier de plus en plus avec ce que Luciano Floridi (dans The 4th revolution) appelle l'“infosphère”, dont l’espace numérique fait partie.

Voilà la définition de Floridi:

“Minimally infosphere denotes the whole informational environment constituted by all informational entities, their properties, interactions, processes and mutual relations. It is an environment comparable to, but different from, cyberspace, which is only one of its sub-regions, as it were since the infosphere also includes offline and analogous spaces of information. Maximally, infosphere is a concept that can also be used as synonymous with reality, once we interpret the latter informationaly. In this case the suggestion is that what is real is informational and what is informational is real.”

Pour preuve de cette progressive correspondance entre la réalité et l’infosphère, observons le développement du web des objets : on ne peut pas correctement affirmer que l’identifiant unique d’un objet (ou l’uri, pour “unique resource identifier”) sur le web est une simple représentation de cet objet. En effet, cet identifiant a un pouvoir operationnel sur l’objet, de sorte qu’il devient  l’objet lui-même (l’uri de Paris n’est pas une représentation de la ville Paris, mais la ville elle-même). Il est facile de démontrer cette thèse si nous pensons aux systèmes de distributions des produits et à leur rapide développement: commander un livre sur Amazon et le recevoir à la maison ne demande presque plus aucune action humaine - et en tout cas il en demandera de moins en moins (regardez cette vidéo, pour avoir un exemple). Chaque produit est identifié par un identifiant unique qui peut être manipulé sur le réseau et cette manipulation affecte directement le produit lui-même. Je clique sur un livre sur Amazon et un robot va chercher ce livre dans un entrepôt, le dépose sur un drone qui le livre à mon adresse. Il n'y a aucune différence entre l'objet livre et son URI - et donc les informations liées à son URI. - Un aspect intéressant à souligner au passage est que l'uri ne renvoie pas, comme un nom propre, à un ensemble d'objets (ce qui était le problème typique de notre langage entendu comme représentation): il renvoie à un objet particulier. En d'autres mots, un uri ne renvoie pas à "un cheval" mais à ce cheval là, il ne renvoie pas à "un exemplaire de The 4th revolution de Luciano Floridi", mais à un exemplaire particulier, l'objet lui-même, pas son essence ou sa définition. Cela permet par exemple de savoir que celle ci est "ma copie", et de la remplacer si elle est défectueuse.

Reprenons et développons notre exemple: ce qu'un usager peut dire d'un livre - par exemple dans un commentaire - affecte directement l'objet-livre qui partage avec le commentaire le même espace - l'espace de l'information, l'espace du texte où se trouvent l'URI (et donc l'objet) et le commentaire sur l'objet, ainsi que l'algorithme qui s'occupe de la gestion des achats et de la livraison.

Il n’est alors plus pertinent de séparer le discours sur le monde du monde lui-même, car les deux sont complètement hybridés. Pour rendre compte de cette structure, j'essaie d'utiliser le concept d’éditorialisation, qui vient désigner l’ensemble des dispositifs permettant la production de contenus dans l’espace numérique. L'éditorialisation, en tant que dispositif, est en effet un ensemble de discours, de techniques, d'institutions et de pratiques. Aussi, alors que l’on constate un phénomène d’assimilation entre discours et monde, l’éditorialisation devient un acte de production du réel. Considérons par exemple le processus d’éditorialisation d’une ville, qui regroupe notamment le mappage google, les recensions trip advisors, les données sur wikipédia ou sur dbpedia, les images, les sites institutionnel (le site de la ville, de ses musées)... Quand on marche dans la ville, on se trouve dans un espace produit par ces pratiques d’éditorialisation : la carte google, les informations sur les restaurants ou les horaires d’ouvertures des musées cohabitent avec les murs, les batiments, l’architecture. La ville est constituée de l’ensemble de tous ces éléments. Or au milieu de ces élements nous retrouvons aussi des “informations” qui relèvent de la fiction. Dans le cas de Paris, à nouveau, nous pouvons trouver des données ajoutées à la carte Google, qui “mappent” la ville dans le cadre de la fiction : c’est ce que fait par exemple Cécile Portier dans Traques traces. Ici, ces données côtoient,  dans une carte Google, les autres “informations” sur le lieu dont il est question. En d’autres termes, si la ville de Paris se superpose à l’infosphère qui la concerne, alors, puisque cette infosphère est aussi composée de Traques Traces, la fiction Traques traces est aussi Paris.

On peut remarquer le même phénomène lorsqu'on regarde les profils Facebook. L'algorithme de Facebook prend en compte les données produites par les différents profils en considérant qu'il n'y a aucune différence entre les profils et les personnes. Un profil est une personne et comme telle peut être la cible d'une publicité ou l'élément d'une statistique - tendant par exemple à dire combien de personnes aiment un évènement ou combien de personnes ont étudié à l'Université de Montréal. Or cela signifie qu'il n'y a pas de "faux profil" sur Facebook. Le profil du Pingouin de Concordia a la même réalité que n'importe quel autre profil. - C'est pourquoi Facebook essaie d'orienter les pratiques et d'empêcher tout usage détourné de la plateforme. -

On pourrait encore reprendre l'exemple de l'ouvrage de Pierre Ménard et Anne Savelli dont j'ai parlé dans un autre post.

Conclusion: la fusion des discours et du réel se fait de plus en plus évidente. La distinction entre imaginaire et réel de moins en moins pertinente. Et l'écrivain, comme je l'ai déjà dit, devient l'architecte de notre espace.

 

Alexandre Gefen, Anne Sa, Cécile Portier, éditorialisation, infosphère, Luciano Floridi, Pierre Ménard, plan de réflexion, Servanne Monjour, stigmergie, web des objets Littérature numérique, Numérique