Lecture d'Enfanter l'inhumain d'Ollivier Dyens

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enfanterMon livre "S'orienter dans le virtuel" sera présenté demain (mercredi 22 mai) à la librairie Olivieri (Montréal). Je remercie Michael Sinatra d'avoir organisé la soirée et surtout d'avoir prévu de présenter ma monographie avec le livre "Enfanter l'inhumain" d'Ollivier Dyens. Cela m'a permis de découvrir ce texte et de plonger dans une série de questions qui sont au centre de mes intérêts actuels. Le raisonnement d'Ollivier Dyens est étonnant, son argumentation brillante et d'une logique de fer.

Ici quelques notes de lecture, comme d'habitude éparpillées et peu structurées - c'est le principe de ce blog.

Je me pose de plus en plus la question du rapport de l'humain à la technique. Ou mieux, j'essaie de trouver un modèle pour comprendre la technicité de l'homme comme caractéristique fondamentale - prométheienne - de l'homme. Ceci pose un problème majeur car il mène à l'affirmation : "la nature de l'homme est de ne pas avoir de nature", affirmation clairement contradictoire.

Une première idée dans les toutes premières pages de Dyens : celle de stigmergie. La stigmergie est "la dépendance étonnante qui lie la toile à l'araignée, où la structuration même de cette toile guide la façon dont elle se fera bâtir" (p 13). Cette idée de récursion me captive. Elle me fait penser à la notion de "nominalisme dynamique" définie par Ian Hacking dans son cours au Collège de France intitulé "Façonner les gens" où Hacking explique le développement récursif des définitions médicales telles que, par exemple, pour le mot "obèse". Il y a un cercle qui mène de la définition au fait qu'un groupe de personnes se reconnaît dans celle-ci avec l'effet de modifier, en retour, la définition elle-même. La stigmergie peut bien expliquer le rapport entre homme et technique : l'humain se définit par rapport aux techniques qu'il développe. Paradoxalement, la technologie guide le développement de l'humain qui la développe. La main d'Escher y est-elle pour quelque chose ?

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Une autre idée qui me paraît fondamentale : le constat du fonctionnement collectif de l'intelligence et le développement d'un modèle pour comprendre ce fonctionnement en réseau - qui permet une mise en question sérieuse du concept d'individu. "Une intelligence diffuse et multiple qui ne se cantonne ni au cerveau ni au corps" (p 27). Je trouve essentiel de souligner le caractère externe de l'intelligence humaine : l'intelligence - et la pensée - ne sont pas des caractéristiques individuelles. C'est pourquoi je faisais récemment l'éloge du plagiat. La lutte contre le plagiat se base sur une idée très naïve de l'individualité de la pensée. Un des grands mérites d' "Enfanter l'inhumain" est de mettre en question de façon radicale et très rationnelle ce préjugé de l'individualité de la pensée et d’essayer de comprendre cette extériorité de l'intelligence. Pour rapprocher la démarche de Dyens d'une autre approche, même si très différente, on pourrait faire référence à l'idée de documentalité de Maurizio Ferraris et sa réintérprétation de l'intentionnalité collective de John Searle. Dans son récent texte "Anima e iPad" (Âme et iPad), Ferraris développe lui-aussi une thèse sur l'extériorité de la pensée - et de l'âme, et de l'esprit : elle serait inscrite dans nos documents. Le livre de Ferraris va bientôt être disponible en français dans la collection "Parcours numériques" que Michael Sinatra et moi-même avons créé chez PUM.

Revenons à l'idée d'Ollivier... Les êtres vivants ne sont pas des producteurs de pensée, mais ils seraient l'expression de ce que Dyens appelle les "réplicateurs", des "ensemble(s) informationnel(s) qui ne cherche(nt) que (leur) multiplication" (p 40). La vie ne peut donc être comprise qu'à partir de cette nécessité de multiplier les réplicateurs, de les disséminer. C'est à partir de cette hypothèse que Dyens met en question l'activité créative individuelle (symbolique, culturelle, etc.) et essaie de la comprendre comme une passivité mécanique. J'ai l'impression que cette position a beaucoup de points en commun avec l'idée de fonction-corps que j'ai développé dans mon livre "Corps et virtuel" . Nous serions des fonctions-corps dont le comportement dépend de quelque chose d'externe qui nous traverse - ce que je définis comme des "plans de réflexion". J'ai récemment développé cette idée dans un autre livre intitulé "Égarements de soi" qui cherche actuellement un éditeur (pour les éditeurs qui liraient ce billet).

Dans cette perspective, le langage lui-même n'est pas une invention de l'homme, mais un virus qui infecte l'homme et qui se sert de l'être humain pour se reproduire. Le langage n'est pas comme un virus, il est un virus. Il ne cherche que sa dissémination et utilise l'humain pour la garantir (p 62). "Nous n'utilisons pas le langage, mais sommes utilisés par celui-ci" (p 64).

Voilà la relation stigmergique : "Le langage émerge par nous et grâce à nous, mais l'humanité apparaît par et grâce au langage" (p 63). Exactement comme dans le mythe de Prométhée où l'homme est défini par quelque chose qui est externe à lui, la technique. Il faut remarquer que l'on peut comprendre la technique dont parle le mythe exactement comme le langage dont parle Dyens. Il ne s'agit pas d'un outil dans les mains de l'homme, mais de l'ensemble des dispositifs symboliques, culturels et technologiques qui déterminent la caractérisation même de l'homme en tant qu'homme. Dans ce sens, je veux lire le mythe de Prométhée comme si le mot "technique" était synonyme de "culture", de "langage" et aussi de "technologie". Les quatre sont une seule et même chose : ils sont à l'homme ce que la toile est à l’araignée. (D'ailleurs, dans le mythe tel qu'il est raconté par Platon dans le Protagoras, Prométhée donne d'abord aux hommes la techne du feu et ensuite la techne politique, l'art de s'organiser en société et de vivre en collectivité grâce à des dispositifs d'organisation.)

Or, cette infection du langage, dirais-je, se paye. Et c'est ici que ma lecture trahit peut-être un peu la pensée d'Ollivier. Ce virus qui nous infecte détermine aussi le fait que nous sommes obligés de discrétiser le monde qui est, au contraire, continu.

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L'animal qui n'est pas infecté par le virus du langage n'a pas ce problème. Il vit dans la continuité du réel. Le langage crée cette rupture.

Une autre idée fondamentale figure dans ce livre - et je l’apprécie par sa radicalité théorique : nous ne sommes pas des individus, car il y a une continuité qui va des microorganismes aux villes. L'idée d'individu est une discrétisation de ce continuum. J'ai pour ma part toujours accepté l’anthropocentrisme comme une condition de possibilité du discours philosophique. Ollivier met en question cette nécessité. Et en effet son analyse est convaincante. Si l'on regarde le vivant - et peut-être pas seulement le vivant - on remarque qu'il est toujours composé. Notre corps est composé, nos organes sont à leur tour composés, les cellules sont encore composées et ainsi de suite. Les bactéries et les virus qui nous habitent pourraient par exemple être considérés comme des unité individuelles plus fondamentales que notre corps d'être humain. L'humain est donc un segment de cette continuité. Une fois que l'on peut accepter que la pensée n'est pas "interne" à l'individu en tant qu'être humain, on peut sans doute aussi accepter, sans problème, que cet être humain ne soit qu'une segmentation arbitraire d'un continuum.

Si l'on fait le processus inverse, on pourrait donc penser des collectifs comme unité (en segmentant le continuum en des fractions plus grandes). Par exemple, une société. C'est ce qui se produit avec la technique : un ensemble d'hommes (l'ensemble devient l'unité) travaillent ensemble à la construction de techniques qui, comme la toile pour un groupe d’araignées, déterminent leur propre développement et, en définitive, leur propre essence en tant que collectivité. "Plus la toile enfle, plus toile et araignées s'obéissent, se transforment, se manipulent et se créent mutuellement. Bref, à mesure que la toile s'étend, araignées et toile ne font plus qu'un".

À partir de ce modèle, Dyens conclut en affirmant que "nous ne devons pas chercher comment être humain, mais bien comment être inhumain" (p 151). On peut l'être dans la stigmergie, dans le continuum. Je pense être fidèle à l'idée d'Ollivier en disant qu'on peut l'être aussi dans le collectif tel que le web le repropose, dans la disparition du concept d'auteur qui se base sur une idée désormais inutilisable d'individu et d'humain.

Pour conclure, une résonance majeure réunit mon livre sur le virtuel à celui d'Ollivier : le fait de penser l'humain comme lié de façon stigmergique (je lui vole son terme) à la technique et le fait de penser que le propre de cet humain est de discrétiser le monde pour le saisir. Cette discrétisation me semblait philosophiquement nécessaire avant de lire le livre d'Ollivier. Elle me paraît plus souple maintenant. Peut-être serait-il possible de développer une pensée du continu, une pensée radicale qui arrive à mettre en question ses propres bases. Une pensée non anthropocentrique.

 

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