L'écrivain et l'architecte

auteur, Cécile Portier, écrivain, espa, espace d', fiction, Katherine Hayles, littérature numérique, Paul Valéry

Capture d’écran 2014-09-21 à 09.18.49

Quelques notes pour préparer ma conférence du 26 septembre au Crist, où je suis invité par Pierre Popovic.

Dans Eupalinos ou l'architecte, le Socrate de Paul Valéry nous raconte, depuis l'outre-tombe, qu'il aurait pu être architecte plutôt que philosophe et que cela aurait été probablement un meilleur choix. "Je suis né plusieurs, je suis mort un seul". La potentialité - ou la virtualité, dirais-je, plutôt - s'épuise au cours de la vie - le seul pour qui cette virtualité ne s'épuise jamais est, parmi les héros de Valéry, Léonard de Vinci. Le mouvement multiple de la vie se transforme en immobilité - stable - de la mort. L'unité, l'idée figée, c'est la caractéristique de la mort car la vie est multiplicité et mouvement. Voilà pourquoi le fantôme de Socrate avoue au fantôme de Phèdre que, probablement, l'architecture aurait été un métier plus intéressant que la philosophie. Deux caractéristiques de l'architecture en font un art supérieur à l'art de la parole: le fait qu'elle crée un espace habitable et le fait qu'elle soit dans le mouvement. Essayons de bien saisir ces particularités. L'architecture est, avec la musique, le seul art qui produit un espace dans lequel nous pouvons nous immerger. Les autres arts produisent des objets que l'on peut regarder, mais dans lesquels on ne peut pas habiter. On peut regarder un tableau, ou une statue, mais on ne peut pas y rentrer. En revanche, on peut entrer dans un temple: l'objet d'art nous entoure complètement et - ce qui est plus important - on peut agir dans cet espace. Un temple est habitable et, dans cet espace, l'on fait des choses. L'art enveloppe la vie. Valéry dit: l'architecture met l'homme dans l'homme. L'espace architectural est le contexte de l'action, il la rend possible, il la façonne. En second lieu, et non sans lien avec le premier point, l'architecture est un art du mouvement. Cela pourrait paraître étrange - les immeubles sont justement immeubles - mais il suffit d'analyser la structure de l'acte architectural pour se rendre compte du rapport profond entre architecture et mouvement. Le Socrate de Valéry l'explique en donnant une définition de "forme géométrique". Une forme géométrique est une forme qui peut être décrite de façon précise, avec peu de mots. Il en donne un exemple: "marche en te tenant toujours également distant de deux arbres". Cette expression définit évidemment une ligne droite. En d'autres termes, il s'agit là de mots qui décrivent - ou mieux règlent - un mouvement. La phrase "marche en te tenant toujours également distant de deux arbres" est une fonction mathématique et donc une force - une virtualité - qui donne lieu au mouvement. Elle est - on pourrait dire - la condition même du mouvement, sa cause: ce qui est en action au moment du mouvement, qui le rend possible et qui le détermine. L'architecture est la structuration de l'espace à travers des fonctions mathématiques: c'est donc l'art de la virtualité, du mouvement. -je me permets de renvoyer à mon travail sur le virtuel, le livre est disponible en libre accès ici, si vous êtes flemmards, vous pouvez en lire un résumé ici-

À cet éloge de l'architecture correspond une dure critique de la philosophie: les philosophes construisent des châteaux imaginaires, voilà pourquoi ils peuvent se permettre de ne pas faire attention aux détails de leurs constructions car "ils ne voient jamais s’écrouler les univers qu’ils imaginent, puisque enfin ils n’existent pas". La philosophie travaille avec des mots morts et immobiles, elle aspire à l'éternité, mais l'éternité n'est rien d'autre que mort et immobilité. Les idées de Platon sont ainsi présentées, dans un renversement du mythe de la caverne, comme des ombres immobiles, les cadavres de la sensibilité.

C'est le risque de toute forme d'écriture: l'immobilisation de ce qui est en mouvement. Les paroles écrites sont des arrêts sur images, les cadavres inertes des corps en mouvement qui peuplent le réel. L'aspiration de Valéry a toujours été d'être un écrivain du mouvement, un écrivain architecte. (En réalité les deux vies, celle du philosophe et celle de l'architecte, ne sont pas vraiment en opposition mais plutôt entremêlées dans une articulation complexe, comme le remarque Benedetta Zaccarello dans « Eupalinos o architettonica mania », dans Costruire, Abitare, Pensare, Milano, Mimesis Edizioni, 2010, p. 456. En d'autres mots, l'écrivain pouvait être conçu comme un architecte même avant le numérique, ce qui met en évidence la continuité culturelle du numérique par rapport à des topoi de la culture occidentale... mais, comme le disait le barman d'Irma la douce, "this is another story").

Mon hypothèse est que le numérique transforme vraiment l'écrivain en architecte, son écriture devient le matériau de construction d'un espace habitable et en mouvement: notre espace de vie.

Cela dérive du raisonnement suivant:

1. Le web est un espace architectural

2. Le matériau dont est fait le web est l'écriture

3. Le web est un espace de vie (et probablement notre espace de vie principal)

Cela implique que

4. Celui qui écrit est l'architecte du web

J'ai déjà parlé du web comme espace architectural, je renvoie à mon billet sur ce blogue. Le web est un ensemble de relations entre objets, il est donc un espace. Cet espace est bien évidemment fait d'écriture : le web est fait de code, même une image est code. Il suffit de regarder le code html derrière toute page web pour comprendre cette affirmation. D'ailleurs, cette caractéristique ontologique correspond à une présence et à une importance croissante du texte au sens le plus banal du terme: on écrit sur facebook, twitter, on chatte, on texte... l'idée de McLuhan que les médias froids auraient disparu ne pouvait pas être démentie de façon plus spectaculaire.

Le web n'est pas un espace parallèle, ni un espace fictif: c'est notre espace principal de vie - pour cette idée aussi, je renvoie à un autre billet. Sur le web, nous lisons, mais aussi nous agissons - nous achetons des choses, nous nous inscrivons à l'université, nous organisons une rencontre... Cet espace devient de plus en plus notre espace principal de vie, car il reste très peu d'actions qui se déroulent à l'extérieur de l'espace numérique - la quasi-totalité des nos actions quotidiennes impliquent au moins un objet connecté.

Or, cela signifie que celui qui écrit - je ne dis pas encore "l'écrivain" - est l'architecte du web. Un architecte qui produit - comme avec des formules mathématiques - les fonctions qui régissent l'espace dynamique qu'est le numérique.

Pour reprendre les caractéristiques de l'architecture citées par Valéry:

1. Le numérique est un espace habitable - l'écriture numérique est le matériau architectural de cet espace

2. Le numérique est un espace en mouvement - l'écriture numérique est comme la phrase "marche en te tenant à distance égale de ces deux arbres": c'est une écriture-fonction, une force, une virtualité.

La question que l'on doit se poser maintenant est la suivante : quel est, dans ce contexte, le rôle de la littérature? l'architecte du web est-il seulement le codeur - ou, mieux, le programmeur - ou bien peut-il être aussi l'écrivain littéraire ?

Un des arguments que l'on pourrait avancer pour affirmer que l'écrivain littéraire est un architecte sur le web procéderait de la structure hypertextuelle de certaines oeuvres. On pourrait dire qu'il s'agit là d'oeuvres "habitables" car on s'y déplace et même parfois, on y agit - comme dans un jeu vidéo. Ce sont des actions minimalistes, pour la plupart des clics, mais ces clics déterminent la suite de l'histoire. Katherine Hayles a souligné, dans ce sens, le fait que les frontières entre jeux vidéo et littérature sont de plus en plus floues.  L'oeuvre littéraire devient interactive, son espace complexe et non linéaire. Mais cet argument ne me semble pas très convaincant. En effet, cela nous dit que la littérature produit de plus en plus quelque chose qui ressemble à un véritable espace, mais cela nous dit aussi, en corollaire, qu'il s'agit d'un espace qui n'est pas réel, ou, dans la meilleure des hypothèses, un espace de la fiction.

L'argument qui me semble le plus convaincant est tout autre : le fait qu'il y a de moins en moins de frontières entre l'espace littéraire et l'espace non littéraire. Les sites qui accueillent des la littérature partagent le même espace du site d'un journal ou de celui où nous consultons notre compte en banque. L'écriture littéraire fait  ainsi partie - pleinement - de l'écriture architecturale dont est constitué le web.

On peut l'expliquer avec quelques exemples. Le fait d'utiliser - comme dans Traques Traces de Cécile Portier - google maps pour situer une fiction littéraire, signifie superposer l'écriture littéraire à l'écriture sur laquelle est basée l'architecture du web : les tags ajoutés sur google maps sont pris en compte ensuite par l'algorithme au même titre que les tags non fictifs.

Un autre exemple: j'ai proposé, dans un atelier d'écriture, de créer des personnages sur Facebook. Ces personnages et leurs comportements, ont le même degré de réalité que les autres profils, non fictifs. Ils contribuent à la structuration de l'espace réagencé par l'algorithme de Facebook.

(On pourrait parler de toute une série d'expériences d'écriture qui mettent en avant la relation entre espace et écriture littéraire. Par exemple les Dérives de Victoria Welby, ou les villes de Pierre Ménard . Écrire signifie agencer et réagencer l'espace, le structurer, comme un architecte, donner un sens aux objets en les mettants en relation.)

Et pour finir: dans cet espace dense d'écriture, l'écriture papier s'intrigue avec l'écriture numérique. D'une part elle est numérisée sans cesse. Elle devient écriture numérique. D'autre part, nous y accédons de plus en plus via le numérique - pensons à Amazon et à sa force d'agencement spatial, comme une grande bibliothèque qui ordonne dans des étagères faites de code l'ensemble de la connaissance écrite. Mais aussi parce que, dans nos actions de lecture et d'écriture, les livres papier continuent à avoir une fonction importante - qui ensuite, dans une sorte d'intertextualité très poussée, retombe sur l'écriture numérique en la façonnant.

(Ces arguments sont ici seulement ébauchés, il s'agit de notes... je vais essayer d'y revenir bientôt)

Pour conclure: si l'écrivain est un architecte et qu'il façonne et agence l'espace du web, il devient fondamental de s'interroger sur la fonction politique de l'écriture littéraire: la littérature peut devenir le lieu privilégié (et "lieu" n'est pas ici une métaphore) de la politique. Écrire signifie structurer l'espace public.

 

auteur, Cécile Portier, écrivain, espa, espace d', fiction, Katherine Hayles, littérature numérique, Paul Valéry Atelier, Littérature numérique, Numérique