Ce qui pourrait être autrement: textes scolastiques

Abélard, Historia calamitatum, texte, Marc Jahjah, scolastique

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“Non curamus, inquit ille, rationem humanam aut sensum vestrum in talibus, sed auctoritatis verba solummodo.” Cui ego: “Vertite, inquam, folium libri, et invenietis auctoritatem;” et erat presto liber quem secum ipse detulerat. Revolvi ad locum quem noveram, quem ipse minime compererat aut qui non nisi nocitura mihi querebat; et voluntas Dei fuit, ut cito occurreret mihi quod volebam. Erat autem sentencia intitulata Augustinus De Trinitate libro I: “Qui putat eius potentie Deum ut se ipsum ipse genuerit, eo plus errat, quod non solum Deus ita non est sed nec spiritualis creatura, nec corporalis. Nulla enim omnino res est que se ipsam gignat.” Quod cum discipuli eius qui aderant audissent, obstupefacti erubescebant.

  • Sur de tels sujets, dit-il, nous récusons la raison humaine et notre sentiment et nous nous en tenons au principe d’autorité .
  • Retournez donc le feuillet, répondis-je, vous trouverez l’autorité! Nous avions sous la main l’exemplaire qu’il avait apporté, je sautai sur le texte en question: il ne l’avait pas vu peut-être parce qu’il l’avait recherché uniquement ceux qui pouvaient me nuire. Dieu permit que je trouvasse du premier coup le paragraphe que je voulais. J’y citais Saint-Augustin au premier livre De la Trinité. “Celui qui attribue à Dieu la puissance de c’être engendré lui-même commet une grave erreur. Cette proposition est fausse non seulement à l’égard de Dieu, mais de tout être spirituel ou corporel car rien ne s’engendre soi-même”. Lorsqu’ils entendirent cette citation les disciples d’Albéric rougirent de stupéfaction. Abélard, Historia calamitatum

Après avoir rédigé le billet d’hier, suite à une conversation avec Marc Jahjah, j’ai lu un de ses articles à paraître, intitulé Annoter, extraire, exploiter…vers une pratique imaginale du savoir (dans Christian Jacob (dir.), projet “Savoirs”, EHESS, en ligne : http://savoirs.ehess.fr, à paraître). Marc y propose une analyse d’un logiciel d’annotation LiquidText comme d’un “avatar contemporain de la rationalisation scolastique”. En s’appuyant sur les travaux d’Ivan Illich (en particulier Du lisible au visible: La Naissance du texte, un commentaire du «Didascalicon» de Hugues de Saint-Victor, 1991), Marc montre que la scolastique propose un rapport au texte nouveau: à la lecture monastique, basée sur une attitude méditative et spirituelle se substitue une lecture plus utilitaire, visant à manipuler le texte pour des buts précis. Les technologies éditoriales naissantes (les index, par exemple) contribuent à permettre l’émergence de ce nouveau rapport au texte. Cette lecture scolastique semble présenter des caractéristiques semblables à l’approche capitaliste contemporaine qui se manifeste dans des outils tels que LiquidText: en gros, maximiser les performances de lecture à des fins de production. Le plus vite j’arrive à parcourir un texte et à me l’approprier, le plus j’arrive à produire, publier, encadrer des étudiants etc.

Marc Jahjah dans son texte nuance l’interprétation d’Illich en montrant que plusieurs modes de lecture et plusieurs approches au texte coexistent à l’époque de la scolastique. C’est une considération intéressante qui me semble être confirmée par le petit extrait de l’Historia calamitatum d’Abélard. Le contexte: Abélard est accusé d’hérésie pour son texte De l’Unité et de la Trinité divines. Pendant le procès, il propose de démontrer rationnellement son argument. Son accusateur lui répond en disant qu’il faut des autorités et non des arguments rationnels. Il faut des textes, justement. Première ambiguïté de l’approche scolastique dans laquelle l’équilibre entre autorité et rationalité est souvent utilisé à des fins politiques: on peut à la fois accuser quelqu’un d’être trop ou trop peu rationnel, trop ou trop peu basé sur les textes, pas assez fidèle au Philosophe ou pas assez fidèle au Pères de l’Église. Mais ce qui nous intéresse ici est ce qui arrive ensuite. Abélard connaît par coeur son texte. Mais comment le connaît-il? Ce n’est pas un texte désincarné qu’il connaît, c’est un texte matériel, précis. Il connaît l’exemplaire du manuscrit et il est capable d’en citer le feuillet (vertite folium libri!), exploit d’autant plus brillant qu’on ne dit pas que ce manuscrit était le sien, mais celui d’Albéric (quem secum detulerat). Sans regarder, il cite le feuillet du manuscrit où se trouve… une citation. Pour le coup l’extrait d’un texte qui fait autorité.

Dans cet épisode on voit à mon avis la coexistence de deux modes de lecture: un mode plus méditatif et monastique et un mode plus utilitaire et, pourrait-on dire, proto-capitaliste. Le texte est à la fois médité, appris par coeur, considéré dans sa matérialité particulière et indexé, fragmenté et utilisé de façon à maximiser la production - et finalement le pouvoir. Par ailleurs Abélard semble accuser Albéric justement de s’être livré à une lecture utilitariste et non méditative de son texte: il l’a lu seulement pour y repérer les passages qui pourraient nuire à Abélard (non nisi nocitura mihi querebat: il n’y a cherché que les choses qui pouvaient me nuire); il l’a donc d’une certaine manière indexé, fragmenté et annoté pour s’en servir à de fins de pouvoir - et non pour le comprendre.

Quelles leçons tirer de toute cette histoire? Qu’il faut éviter les généralisations, aujourd’hui aussi. Dire par exemple que “le numérique” implique le capitalisme ou l’anti-capitalisme ou n’importe quoi d’autre n’a aucun sens. D’abord parce qu’il y a plusieurs “numériques”: chaque outil, chaque environnement, chaque application, chaque algorithme, chaque bout de code porte des valeurs différentes et propose des visions particulières du monde. Mais aussi le même outil peut porter des valeurs contradictoires: par exemple un outil d’annotation peut à la fois promouvoir l’approche productiviste et capitaliste et permettre en même temps l’émergence d’une conversation collective, lente et méditée sur des questions de recherche. Il me semble fondamental donc d’essayer de décrypter les différentes visions du monde à l’oeuvre dans les espaces numériques et d’orienter nos usages, nos actions, nos choix sur la base d’analyses à la fois techniques et politiques précises - comme celle de Marc.

Par ailleurs, cette réflexion nous ramène aux questions des outils “intuitifs” et qui marchent. Utilité, caractère intuitif, simplicité, vitesse, productivité sont les mots-clés du système capitaliste. Voulons-nous vraiment transformer la recherche en entreprise? Apparemment c’était aussi l’aspiration secrète et inavouée d’Albéric.

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