Ce qui pourrait être autrement: la fin de l'université?

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L’université est en crise depuis plusieurs années. J’ai souvent l’impression d’être corrompu en y travaillant. C’est un lieu sclérosé, qui œuvre pour la médiocrité et empêche la pensée plus qu’elle ne la fait émerger. Un lieu de pouvoir cristallisé et désormais affaibli par les changements politiques, sociaux, économiques et culturels des dernières années. En une journée, Google, Facebook ou même Tinder produisent plus de connaissances que toutes les universités du monde en un an.

À quoi est-ce dû? Une des raisons est la très lente adaptation des institutions aux changements politiques et sociaux et, en particulier, celle des universités aux différents formats de pensée et de connaissance. La pensée est toujours une chose matérielle, qui émerge en tant que format particulier: un livre, un manuscrit, un dialogue dans la rue, une conférence, un séminaire. Un lieu de production de pensée est donc un lieu de “knowledge design” comme le dit Jeffrey Schnapp: un lieu où l’on développe des structures d’émergence de la pensée.

La naissance de l’université coïncide avec l’avènement d’un format de connaissance: la scolastique n’est rien d’autre qu’un dispositif de production matérielle de pensée. On met en place un rapport particulier avec des textes spécifiques (Aristote et les textes sacrés) et on dessine un dispositif discursif - la disputatio - qui permet de les faire dialoguer entre eux. Ce format se fonde sur des conditions matérielles, économiques et sociales particulières: par exemple, la rareté des manuscrits qui implique une importance fondamentale de la mémoire pour citer les autorités1. La pensée se fait par citations recomposées et ces citations doivent appartenir à un nombre limité de textes qu’un grand nombre de personnes peut connaître ou reconnaître. Le rôle d’une lingua franca comme le latin est aussi considérable: les textes ne peuvent être lus et cités qu’en traduction, des traductions qui font souvent de longs détours (du grec à l’arabe et au latin).

Suite à l’émergence de l’impression à caractères mobiles, ce format devient problématique. L’université prendra quelques siècles pour s’adapter: après cette longue période de crise, c’est avec sa réinvention sur la base des principes néohumanistes à la Humboldt qu’elle arrive à produire un format renouvelé et intéressant. Il aura fallu pratiquement quatre siècles pour que les changements de l’humanisme et le nouveau rapport avec les textes arrivent à toucher l’institution académique: l’université sera restée au Moyen-Âge jusqu’en 18102.

Aujourd’hui nous faisons face à une situation analogue: les modes de production et de circulation de la connaissance changent et, au lieu de renouveler ses formats, l’institution universitaire essaie de faire résistance pour conserver son pouvoir.

Pour le dire plus simplement: les formats de pensée sur lesquels se base l’université (article scientifique, monographie, cours et séminaires…) sont stables depuis des siècles (au moins deux, depuis 1810 justement). La légitimité et l’autorité de ces formats sont les piliers du pouvoir de l’université: c’est ce qui lui garantit une sorte de monopole sur le Savoir avec un grand S. Or, de fait, ces formats sont fortement mis en question par l’émergence d’innombrables autres formes de pensée et de connaissance - blogues, réseaux sociaux, wikis, moteurs de recherche, APIs, pour ne faire que quelques exemples. De fait, la pensée émerge ailleurs. Au lieu de promouvoir la création de nouveaux formats de pensée, l’université s’accroche à son monopole de légitimité, bridant ainsi la créativité et œuvrant, non pas pour faire jaillir la pensée, mais pour la limiter.

Cette démarche réactionnaire et conservatrice, loin de conserver le pouvoir des universités, est en train de l’affaiblir terriblement. La recherche de pouvoir, dans ce cas, est un suicide institutionnel.

Le problème n’est pas tant que les universités sont probablement destinées à mourir - 1000 ans de survie c’est peut-être suffisant - mais que le pouvoir universitaire est remplacé par le pouvoir des grandes entreprises privées - comme les GAFAM. Malgré tous leurs défauts, les universités maintenaient cet aspect collectif et public que n’ont pas les entreprises de la Silicon Valley.

Existe-t-il des solutions afin de garantir des lieux d’émergence de la pensée qui ne soient pas la propriété d’un millionnaire californien? Peut-être, en repensant les formats. Mais cela fera l’objet d’un autre billet.

  1. Après avoir rédigé ce billet, j’ai lu l’excellent article de Marc Jahjah, “Annoter, extraire, exploiter…vers une pratique imaginale du savoir” dans Christian Jacob (dir.), projet “Savoirs”, EHESS, en ligne : http://savoirs.ehess.fr, à paraître (malheureusement!). Marc, en s’appuyant sur les travaux d’Illich, y présente une vision bien plus complexe et fine des dispositifs scolastiques. Je promets donc un billet de blogue pour discuter cette question. 

  2. Date symbolique: la fondation de l’université de Berlin par Wilhelm von Humboldt. Sur les principes humboldtiens, cf. European Universities from the Enlightenment to 1914

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