La société du public

Voici déjà longtemps que je m’inspire des travaux de John Dewey pour penser les questions relatives à l’espace public des médias. La lecture de Le Public et ses problèmes (Dewey, John, Le public et ses problèmes, Publications de l’université de Pau/Farrago/LéoScheer, 2003 – depuis repris en Folio/Gallimard) faisait écho à mes réflexions concernant l’articulation etntre la pensée politique et les questions d’édition. Aux côtés des Temps Modernes, cet ouvrage ma été pécieux pour penser la notion d’éditorialisation que je devais développer par la suite. J’ai contacté la traductrice de ce texte, Joëlle Zask, depuis devenue une grande amie. J’eus ainsi l’occasion de réaliser une double lecture de ce texte.

Par un côté, il anticipe sur nombre des pensées européennes de la culture, par exemples celles effectuées par Adorno et Horkheimer à propos de la banalisation des actes de consommation qui accompagnent ce que Walter Benjamin nomme la « perte de l’aura ». Sa postérité pourrait englober le texte fondateur de Bourdieu « Un art moyen, la photographie ».

Cependant les auteurs européens peinent à prendre la mesure du bouleversement qu’induisent les médias pour le statut des cultures populaires. En liant la grande popularité du jazz à la diffusion radiophonique la plus commerciale, Adorno touche certes un point sensible – la mise en équivalence de tous les stéréotypes culturels et l’abandon parallèle de toute exigence intellectuelle. Et il est vrai que toute création qui ne se laisse pas saisir sur l’instant et ne peut devenir un slogan autoréférentiel – Ceci n’est pas une pipe – cesse tout simplement d’exister. Ainsi les médias ont-ils engendré des « playslists » qui rendent inopérantes les efforts éditoriaux pour diffuser des formes dont les qualités ne se révèlent pas dès le premier contact.

Mais d’un autre côté, Adorno manque deux faits majeurs nés aux Etats-Unis voici un siècle. Les sociétés de masse ont intégré des empreintes culturelles renvoyant à une pluralité de formes d’existence. La concurrence des médias pour capter l’attention de publics anonymes et distants a engendré une démultiplication jamais vue des formes de l’entertainment à mesure que se diversifient les canaux de diffusion et les modes d’accès à leur produits. La consommation gratuite (à la radio, qui lance la formule) ou à bas coût change les références. Le movie theater presente des films pour un public qui n’accède pas aux salles de spectacles de répertoire et qui habite de petites villes. Il voisine avec le cirque pour attirer un public populaire, et cette culture se déclinera aussi sur papier avec les bandes dessinées ; les prouesses des gymnastes, les trucages des comédiens et les intrigues des héros de fiction créeront un monde de feuilletons dans lequel les conventions et le suspense sont étroitement liés.

L’expression la plus accomplie de cette culture de masse d’avant les ordinateurs est l’essor du disque microsillon. Prolongeant la diffusion radiophonique gratuite et permettant aux producteurs d’assoir leur modèle économique, le disque de vinyle offre à des millions de gens le plaisir de se constituer une collection à laquelle on prête la vertu de refléter la personnalité de son propriétaire. Bien évidemment, l’idée même de collection choquera les esprits cultivés : ne s’agit-il pas d’accumuler des copies industrielles quand l’esthète ne jure que par des raretés ou des curiosités ? Mais ces serait oublier la part d’identification et le besoin de reconnaissance qui sont au principe des cultures contemporaines, cet individualisme consommateur de signes d’appartenance, de même qu’on soutient un club de foot et qu’on se passionne pour le spectacle d’une compétition sportive. Ces distinctions inspireront à Pierre Bourdieu ses analyses les plus fines. Le devenir-stéréotype des créations les plus hautes était d’ailleurs annoncé dès les débuts de l’art moderne européen, chez Marcel Duchamp, Man Ray ou Salvador Dali, en dépit de la résistance des créateurs les plus inspirés, et le pop-art devait bientôt faire du geste créateur lui-même une action stérotypique par nature, ainsi chez Andy Warhol.

Mais c’est justement ici le second terme de cette lecture. Les analyses de John Dewey sont centrées sur la formation du public, indispensable pour éviter à la démocratie américaine d’être détournée de ses orientations civiques par la toute puissance des annonceurs et d’une consommation tournée vers un individualisme segmenté déjà perceptible dans les années folles. Les photos de l’époque indiquent les contrastes sociaux de la manière la plus crue en représentant le mode de vie des différentes catégories d’Américains. Au coeur de la démarche de Dewey, il y a l’idée d’une activité personnelle indissociable de l’usage des techniques mises à la disposition par les industries. S’il était presque impossible de prendre le contrôle des industries mécaniques, les industries culturelles, à proportion de ce qu’elles exigent l’attention pérenne du grand public, donnent prise sur certains de leurs aspects. Les radios ont vite compris comment se servir du téléphone pour inviter leur public à contribuer à leur programmation. Et les listes des meilleures ventes ont été un moyen de pilotage permettant de répliquer des succès ou de prévoir des variations destinées à des publics bien identifiés.

Dès les années vingt, si nous nous tournons vers le mouvement surréaliste, cette idée de la réappropriation des gestes culturels par tout un chacun se diffusa rapidement : des cadavres exquis aux photomatons permettant des grimaces, sans oublier l’enchantement célébré par André Breton des trouvailles faites aux marchés aux puces ou celui éprouvé de manière récurente par les photographes amateurs qui développent eux-mêmes leurs clichés, toute la gamme des plaisirs culturels s’offre à tous ceux qui disposent d’un peu de temps libre. Ces pratiques disent une relation à la liberté personnelle. A défaut de modifier radicalement les rapports sociaux, ces activités attirent une partie des investissements des grandes sociétés vers la consommation de masse : électro-ménager, voitures et objets connectés sont des marchés tournés vers le consommateur dont le pouvoir d’achat augmente à mesure que lui sont offertes des possibilités plus larges de pénétrer des catalogues de produits.

Franchissons un pas de plus : se saisir des médias nouveaux, c’est aussi implanter une radio d’amateur, rejoindre un club photographique ou un groupe de cinéphiles. Si les « fans » sont captifs des programmateurs – dont on ne niera pas la capacité à promouvoir de vais talents, certains sont parvenus à créer des cultures alternatives et à reprendre à leur compte certains des traits des nouveaux espaces culturels. Bricoler des films, monter des émissions de radio, bientôt ouvrir un blog ou poster sur YouTube sont devenus autant de formes de réinterprétation des modes médiatiques. Cette orientation vers le « do-it-yourself » a été bien identifiée chez un auteur comme Fred Turner (Turner, F., Aux sources de l’utopie numérique, Caen, C&F editions, 2012 [2006]) comme une composante indispensable de la création et de la diffusion de l’informatique personnelle.

Cela se fit par étapes. Dans le second après guerre, des artistes qui se sont rencontré notamment à l’Ecole Black Mountain où Dewey a enseigné, tels John Cage ou Calder, ont saisi le potentiel de formations aléatoires, de formes ouvertes et parfois participatives pour stimuler un imaginaire actuel qui ne cultiverait pas la nostalgie d’un art aristocratique toujours lié au « mérite social » et peu intégratif. Ils établissent de nouvelles normes pour des arts expérimentaux, qui déboucheront bientôt sur des expressions comme les performances et l’art vidéo.

Mais ils répondaient aussi à une sensibilité qui faisait de l’identification du public avec les personnages de fiction ou les vedettes de la chanson une tendance avérée et comprise partout. C’est ce qu’ont réussi en France Jacques Prévert, Boris Vian ou Raymond Queneau en littérature. On citera le cinéma d’où emergent les figures de Jean Gabin et de Simone Signoret ou d’Yves Montand, et bien sûr en chanson les générations des artistes « à texte » qui firent les grandes heures de la radio : Georges Brassens et Jean Ferrat, Mouloudji et Barbara, Edith Piaf et Juliette Gréco incarnent de nouvelles sensibilités populaires qui seront saisies, de l’autre côté de la Manche par Les Beatles ou les Rolling Stones avant que David Bowie ne sublime un genre qui se fit une place aux Etats-Unis au sein des cultures urbaines des populations d’origine européenne avant de trouver aussi des représentants exceptionnels issus des cultures afro-américaines comme Stevie Wonder ou Michael Jackson.

Avant de présenter quelques pages de John Dewey, constatons ainsi que les phénomènes associés à la culture de masse ont transformé depuis un siècle les principaux aspects de la vie sociale: il est impossible de décrire les cultures numériques sans saisir ce tournant dans les modèles économiques fondés sur la consommation de masse et une curiosité qui s’accompagne d’une forme d’expertise concernant les catalogues de productions disponibles, dont le déploiement actuel dépasse tout ce qu’un John Dewey pouvait imaginer, en acclimatant par avance ce que Milad Doueihi a nommé la dimension anthologique de la culture numérique.

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