Penser (à quelqu’un), ce n’est plus la même chose

Après avoir posé une question de lexique et de terminologie, quelques mois de silence étaient à prévoir. Entre temps, je n’ai pas inventé de néologismes aux étymologies sophistiquées et époustouflantes pour saisir ce que de nouveau nous présente la numérisation du réel et de ce qu’on aurait dit irréel. Mais je voudrais quand même commencer à dégrossir une réflexion encore tout à fait embryonnaire sur laquelle je ne me suis pas encore penché mais qui m’attire irrésistiblement.

 

Commençons par une question : qu’est-ce que penser à quelqu’un ? Et bien, ma soudaine réponse, provisoirement simpliste, qui paraphrase un peu naïvement Husserl, est que penser c’est toujours penser à quelque chose, et je dirais aussi, et surtout, à quelqu’un, quelqu’un qui, j’ajoute, n’est pas là. Sauf dans le cas où on utilise le verbe penser à la place de « faire » pour indiquer le fait de s’occuper d’une chose, au sens donc de « l’être en train de penser à faire », l’objet de notre pensée n’est pas présent, il n’est pas à côté : il est alors l’objet d’une attention, soit d’une concentration, soit d’une émotion, d’un acte volontaire ou involontaire, qui remplace sa présence et ainsi faisant réalise et concrétise son absence. De plus, l’absence d’une chose est indispensable à notre possibilité de la penser. Je pense à l’Italie lorsque je ne suis pas là, je pense à mon père qui est mort il y a deux ans, je pense à moi-même à l’âge de 18 ans, je pense au jour où je pourrai rencontrer ma copine, je pense à mon prochain cours. Soit qu’il s’agisse d’un souvenir ou d’une attente, que penser soit remémorer ou anticiper, que ce soit la pensée du jour d’avant ou du jour d’après, le fait de penser implique en somme le besoin, ou tout simplement l’envie, de fantasmer choses et personnes qui à un certain moment nous manquent. Pourquoi nous manquent-elles ? Parce qu’elles sont absentes, bien sûr. Qu’est-ce qui détermine leur absence ? L’impossibilité, je crois, au moins quand l’objet de notre pensée est une personne, de communiquer avec elle, au sens étymologique d’« être en communion », de partager ce moment présent, en lui parlant, assez probablement, et ainsi, en parlant, de ne pas penser à elle mais « avec » et « à travers » elle. Le fait même de ne pouvoir faire autre chose que penser à elles nous procure une subtile souffrance.

Penser à quelqu’un implique alors que la personne qui est l’objet de notre pensée ne puisse pas le savoir : on ne peut jamais deviner combien de personnes pensent à nous à un certain moment, deux, trois, douze… ou peut-être aucune. Penser à quelqu’un signifie ne pouvoir lui dire qu’on est en train de penser à lui, il ne le sait pas, nous ne pouvons le déranger ni le tromper. C’est pour cela que penser à quelqu’un, pour ainsi dire, ne coûte rien : la pensée n’est qu’à nous, personne ne peut la dévoiler, pas même ceux ou celles qui sont à nos côtés. Parfois nous traversent des pensées purement innocentes, tout à fait involontaires, qui ne nous occupent jamais trop, qui n’arrivent pas à interférer avec ce que nous sommes en train de faire ou de dire, et qui durent même le temps de quelques secondes. On est toujours dans un flux de pensées, les pensées que, pour le dire avec Lacan, nous ne pensons pas mais par lesquelles nous sommes pensés. Je peux soudainement me surprendre à penser à mon frère, par exemple, pendant que je conduis ; ou à penser à la journée d’hier pendant que je fais la cuisine ; il peut m’arriver, sans raison apparente, de penser à ma copine d’il y a cinq ans pendant que je dîne avec ma copine actuelle (qui ne pourrais jamais le soupçonner, heureusement). Ces pensées de passage nous arrivent tout comme il nous arrive de chanter d’un moment à l’autre n’importe quelle chanson ou refrain, qui tout d’un coup affleure aux lèvres. La liberté de penser, comme on dit, en toute liberté, nous fait garder un espace complètement privé : penser est toujours une action solitaire. Une action solitaire qui peux trouver son argument dans une chose qui n’a rien à voir avec le contexte présent, car elle peux se permettre le luxe de ne pas être contextualisée et partagée, raisonnable et cohérente. Même dans un cortège funéraire, là où on est tous ensemble réunis dans la douleur, chacun ne peut que penser à ses affaires : à son genou qui fait mal, à des choses à faire le lendemain, au trop de chaleur ou de froid ou à ce qu’il y aura à manger à la maison, comme nous le dit magnifiquement bien Camus.

La caractéristique de cette solitude est d’être absolue, totalement absolue par rapport aux autres : personne ne peut lire dans notre pensée… si nous ne l’écrivons pas ! Et nous voilà devant la première différence bouleversante induite par notre pratique numérique quotidienne, déjà très bien remarquée par Maurizio Ferraris (http://sens-public.org/spip.php?article1104) : ce que nous pensons est-il écrit et enregistré, tout ce qui serait resté dans une vague légère et insaisissable, sans aucun rapport explicite à autrui, se transforme immédiatement en autre chose touchant à autrui, en engendrant ses réactions et en créant une archive à deux.

 Mais la communication numérique ne se limite pas à transcrire et à enregistrer, c’est beaucoup plus que cela : nous n’écrivons pas ce que nous aurions pensé, même sans pouvoir l’écrire à quelqu’un. Nous le pensons, nous l’écrivons, car nous pouvons le faire, c’est-à-dire que nous pouvons le lui dire. Nous écrivons à quelqu’un à qui, très probablement, nous n’aurions pas pensé, ou si nous avions pensé à lui cela aurait été une pensée comme les autres, une pensée aléatoire et insouciante. Dans le déroulement de noms et de visages que nous proposent certaines interfaces de messagerie ou de réseaux sociaux, nous trouvons une multitude de personnes, présentes et réelles « sous l’angle de l’interface », comme le dit Sherry Turkle dans The life on the screen . Nous sommes devant, dans le monde, le monde des personnes et donc le monde des pensées possibles. Ces pensées, qui naissent par la lecture des noms et par la vision des photos, deviennent tout de suite un texte, voire un message, dont la portée est bien évidemment différente que si elles étaient restées tout simplement des pensées solitaires. On pourrait dire que nous ne pensons plus aux gens, étant donné qu’ils ne sont plus absents : nous leur parlons, en leur écrivant.

Écrire à quelqu’un, avant le web, était un geste impliquant toujours un certain engagement et certaines raisons : même avec les courriers électroniques, nous n’écrivions pas n’importe quoi à n’importe qui. Un mail se justifiait avec un vrai texte, tout à fait complet, dicté par la nécessité d’exprimer une pensée complexe et réflexive qui, comme pour le contenu d’une lettre, ne s’assimilerait pas à une conversation au téléphone. L’écriture numérique d’aujourd’hui, l’écriture conversationnelle et instantanée, s’adapte extraordinairement bien à la fluidité de nos pensées, au point qu’elle ne se borne pas à être la traduction et la concrétisation de notre espace psychique, mais qu’elle en devient une source d’alimentation. Le web n’est pas seulement l’extériorisation de notre espace psychique, de notre espace psychique qui serait déjà là, car notamment les réseaux sociaux et les services de chat refaçonnent l’ampleur de notre psyché, qui est relationnelle et linguistique, y mettant beaucoup d’arguments, de sujets, d’objets qui autrement ne pourraient pas en faire partie. Le reflet de cette extériorisation, un reflet éminemment optique qui, comme celui du miroir, devient psychique, transforme ce qui était un espace intérieur en environnement : nos pensées nous entourent, elles sont dedans et dehors, elles ne sont plus à nous seulement mais aussi à la disposition de nos interlocuteurs. Toute personne, avec ses réactions, ses questions et ses réponses, contribue à les développer, à les mettre à jour.

Tous ces échanges quotidiens se passent dans des lieux où nous rencontrons les autres : le langage courant est très révélateur à ce propos, ainsi lorsqu’on dit « être » sur facebook ou sur messenger, on dévoile l’intuition d’être en train d’habiter un espace, le même espace habité par notre interlocuteur qui donc ne se trouve pas ailleurs par rapport à nous. Dans cet espace, qui sous cet angle est surtout un espace de relations et de mémoire, on produit une pensée qui ne se conclut pas en nous, mais qui continue en se nourrissant des mêmes traces, grâce à l’éventuelle initiative d’autrui. De cette façon, la pensée, transformée en conversation, devient une pensée que je ne retrouve pas telle que je l’avais laissée : quand la pensée devient dialogue, un dialogue enregistré, je partage avec l’autre toute possibilité de sa continuation et de son arrêt.

Nous ne pouvons presque plus nous sentir en communion avec nous même et les autres sans les outils numériques, notre intériorité s’épanouit dans son extension numérique, qui donc la rend visible et, en un certains sens, obscène. Nous avons intériorisé, introjecté pour recourir à une notion psychanalytique, ce qui au début semblait être à l’extérieur, ce collage d’objets qui est un collage de noms et d’images, les noms et les images de ceux qui ainsi sont toujours en nous.

 

 

 

 

Les paroles pour le dire

  1. Dans la Critique de la Raison Pratique, Kant se moque de ceux qui se flattent d’avoir créé de nouveaux concepts uniquement parce qu’ils ont mis d’autres mots à des idées qui étaient déjà là, notamment dans la réflexion métaphysique (qui, comme on sait, s’appelle comme ça car l’oeuvre aristotélique qui traitait des questions « métaphysiques » a été écrite après, en grec méta, celle dédiée au monde des choses matérielles). Bien évidemment, le choix et l’emploi d’un nouveau mot ne suffit pas à former un nouveau concept… surtout si ce concept était déjà là, avec son nom propre : telle est toujours la tentation d’un philosophe sans idées nouvelles, celle d’être au moins un philosophe aux mots nouveaux. Choisir un nom pour indiquer une chose qui en a déjà un (et il faut d’ailleurs à cette chose un nom pour être la chose qu’elle est) n’a de véritable sens que si cet autre nom n’apporte pas une modification aussi significative à l’identification de l’objet en question au point que l’objet même change de sens, et donc devienne un tout autre objet : un nouvel objet donc. Les nuances à propos lesquelles on peut s’entretenir aimablement, en s’acharnant sur des détails en réalité anodins, n’ajoutent rien à la compréhension, à la maîtrise et à la divulgation de la matière. 
  2. Depuis plusieurs années, et de plus en plus frénétiquement, la philosophie est face à la création continue d’outils informatiques et au développement de services et pratiques rendus possibles grâce au web auquel les outils nous permettent d’accéder, qui modifient quotidiennement notre façon de nous situer dans l’espace physique des lieux et dans l’espace humain des relations avec les personnes et les choses ; la philosophie en somme est face à ce que l’on appelle la révolution numérique. Les philosophes qui saisissent le sens général de cette révolution, comparée par Michel Serres à l’invention de l’écriture et à celle de l’imprimerie, en se penchant sur ce que tout cela dit de notre façon d’être des humains, en affirment le caractère nouveau, bien sûr, mais le font presque toujours  à travers les mots-clés de la culture et de la littérature. Ce que j’essaie de dire, c’est que l’on ne peut pas participer à la révolution avec de vieux instruments conceptuels et terminologiques. Face à la nouveauté numérique, il faudrait tout d’abord être perplexes et étonnés, comme dans le village de Cent ans de solitude, Macondo, où « le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et pour les mentionner il fallait les montrer du doigt ». Il faudrait rester un moment, un très long moment, dans l’anomie, comme les Israélites lorsqu’ils virent pour la première fois une couche blanche et douce, très nourrissante, couvrir le sol, et se demandèrent ce qu’elle était, qu’est-ce que c’est ?, mân hou ? : de là vient le nom « manne », qui avant d’être un nom était une question.
  3. La hâte de trouver des noms pour maîtriser tout de suite l’objet de notre réflexion, la même hâte que celle du marketing et de la publicité, nous pousse à utiliser de vieux noms, des noms qui ne sont pas des questions mais avant tout des réponses. Au lieu de récupérer la terminologie platonicienne, au lieu d’adapter au numérique les termes avec lesquels nous nous sommes expliqués le monde auparavant, le monde d’avant le numérique, nous devrions oser, tenter, inventer de nouveaux mots, sans la peur de paraître naïfs : un monde nouveau exige des néologismes, qui puissent reconnaître vraiment sa dimension d’originalité. Le jamais-vu, la manne numérique, a besoin du jamais-dit, car le déjà-dit… c’est du déjà-vu.