Qu'est-ce que l'éditorialisation ?
J'interviens demain au colloque organisé par l'hesam et l'UdeM à Paris sur "Les universités à l'ère du numérique". Le titre de mon intervention est "Formes d'éditorialisation : la production et la circulation du savoir en ligne." Voici les notes pour mon intervention.
Qu'est-ce que l'éditorialisation? Et pourquoi utiliser ce néologisme au lieu de continuer à parler, plus simplement, d'édition, ou à la limite, d'édition en ligne, d'édition numérique, d'édition électronique? On pourrait croire que le seul aspect que le mot éditorialisation ajoute à la notion d'édition telle que nous la connaissons est un accent sur les dispositifs techniques qui caractérisent les nouvelles formes de publication à l'époque du numérique. En d'autres termes, on pourrait croire que l'éditorialisation est l'édition après les changements de moyens techniques impliqués par les technologies. Au lieu du papier, des écrans, au lieu de l'encre, des circuits.
Or c'est plus complexe que cela.
L'éditorialisation n'est pas seulement un ensemble de techniques, même si l'aspect technique est le plus visible et le plus facilement définissable. On pourrait donner la définition suivante:
L'éditorialisation est l'ensemble des dispositifs qui permettent la structuration et la circulation du savoir. En ce sens l'éditorialisation est une production de visions du monde, ou mieux, un acte de production du réel.
Si l'on essaie d'analyser la composition de cet ensemble de dispositifs, on peut identifier deux composantes, profondément entremêlées:
1 Technique. L'éditorialisation est en effet un ensemble de dispositifs techniques. Les ordinateurs, le réseau, les logiciels, les CMS, le graphisme, l'ergonomie. On appelle souvent cet aspect technique "support". Dans un autre post sur ce blog j'ai expliqué pourquoi je préfère ne pas utiliser ce mot. L'élément technique a évidemment une grande importance, mais il n'est pas le seul. Si l'on se concentre exclusivement sur cet aspect, on risque de cautionner une sorte de déterminisme technique selon lequel produire des contenus à l'époque du numérique signifie adapter les contenus à de nouveaux supports qui ont leurs propres caractéristiques techniques et qui impliquent donc une forme particulière. Or en réalité, la technique est dans un rapport de dialogue avec deux autres aspects.
2 Conceptuel. La technique est orientée et agencée par un ensemble de structures conceptuelles qui souvent lui préexistent. Que l'on pense par exemple à l'idée d'hypertexte, à l'idée d'indexation et de classement des contenus, aux notions d'anthologie...
2 Pratique. La technique et les structures conceptuelles deviennent le contexte d'un ensemble de pratiques, à savoir ce que nous faisons dans l'environnement technologique et conceptuel où nous nous trouvons. Ces pratiques mettent en place des structures et orientent la technique. La pratique de créer des liens entre des documents fait développer la notion d'hypertexte et pousse à la production du html, la pratique du commentaire favorise le développent du web participatif, mais aussi, pour donner un exemple plus simple, la pratique d'utiliser un carré pour mettre en évidence un mot clé, pousse Twitter à intégrer dans sa plateforme l'hashtag. L'analyse des pratiques est nécessaire aussi et surtout pour comprendre les modes de légitimation des contenus et les habitudes de consultation et donc de circulation. Nos pratiques mettent en place les structures fondamentales de la production et de la circulation du savoir: pourquoi considère-t-on un article de Wikipedia fiable? Pourquoi le lit-on en premier quand on cherche une information sur un sujet? Comment y accede-t-on? Via une recommandation? Un moteur de recherche?
Le mélange de ces trois aspects est ce qui permet la production et la circulation du savoir. Il s'agit d'un phénomène social complexe: ce sont toutes les forces en jeu dans l'effort de produire un discours sur le monde et de le partager. Ces efforts sont bien évidemment en partie déterminés par le contexte technologique, mais ce contexte est à son tour modifié et développé par les pratiques.
Si l'on essaie, pour finir, d'identifier les principales différences entre l'édition et l'éditorialisation, on peut les résumer en une phrase: le processus d'édition est délimité dans le temps et dans l'espace tandis que le processus d'éditorialisation ne l'est pas.
L'édition est prise en charge par un groupe défini de personnes: l'auteur, l'éditeur, le réviseur etc. Le groupe peut être grand, mais il est toujours fini. Dans le cas de l'éditorialisation ce groupe est toujours ouvert car n'importe qui peut intervenir dans la production d'un contenu. On peut le reprendre, le recommander, le commenter, l'annoter. Le contenu édité est limité dans son espace car il apparaît dans un contexte et il est destiné à y rester: un livre, une revue, etc. Le contenu éditorialisé circule et déborde de l'espace pour lequel il a été pensé: les plateformes ne sont pas séparées, le web devient un grand espace continu.
Le processus d'édition est défini dans le temps: l'édition s'arrête au moment de la publication, ensuite le contenu est figé. Dans le cas de l'éditorialisation le processus reste toujours ouvert: on continue à modifier, à reprendre, à retoucher et à disséminer le même contenu. D'ailleurs, si ce processus s'arrête, le contenu disparaît.
C'est pour cette raison que l'éditorialisation a une signification plus large que l'édition: elle implique un nombre plus élevé de personnes et devient une pratique fondamentale pour l'ensemble de la société.
- note - ce travail de définition du concept d'éditorialisation est le fruit de la réflexion menée dans le laboratoire "Écritures numériques et éditorialisation" dirigé par Gerard Wormser à la MSH Paris-Nord et du séminaire que nous organisons avec Nicolas Sauret à l'Iri.