Le numérique est-il un support ? II

Bruno Bachimont, document, espace, espace architectural, Matteo Treleani, médiation, mémoire, Peppe Cavallari, support

Deuxième épisode sur les supports. Le premier est ici (il s'agit des notes prises pendant le séminaire Écritures numériques et éditorialisation, le 28 novembre 2013).

Le 13 décembre, je vais dialoguer avec Bruno Bachimont à la Gaité Lyrique, invité par Matteo Treleani et Peppe Cavallari (merci à Hetic de supporter l'évènement).

Deux questions à partir desquelles Bruno et moi allons discuter :

1. Qu'est-ce qu'un support de mémoire ?

2. Le numérique est-il un support ?

Commençons par le début : qu'est-ce qu'un support de mémoire ?

J'ai déjà dit que j'ai du mal avec l'idée de "support", à moins d'en changer radicalement le sens. Et j'ai encore plus de mal avec l'idée de "support de mémoire". Je m'explique. L'idée de support renvoie au fait qu'il y a quelque chose à supporter - comme une plante, par exemple. La chose supportée est en même temps façonnée par le support. En cela, un support est différent d'un simple socle, qui ne ferait que soutenir ce qu'on lui pose dessus. Reste que s'il y a un support, il y a quelque chose à supporter. Ma question est donc la suivante : que supporte le support ? La question posée par Matteo et Peppe m'aide : c'est la mémoire qui doit être supportée. Mais y a-t-il une mémoire sans support ? Bien évidemment, la réponse est non. Le passé, nous le savons, n'existe pas en tant que tel, pour exister il a besoin de quelque chose. On pourrait donc dire que le cerveau peut être un support de mémoire, puis le texte, une cassette vidéo, une photo et finalement le numérique. Dans ce sens on ne pourrait appliquer l'idée de McLuhan selon laquelle le contenu d'un média est toujours un autre média : la pensée est le contenu du langage, le langage est le contenu de l'écriture, l'écriture est le contenu du livre, etc. Mais cette idée implique une essentialisation de deux choses : de la chose supportée et du support, à savoir du contenu et du support. Cela implique donc une double essentialisation du support. Ce qui est étrange dans ce processus c'est qu'on essentialise deux fois quelque chose qui est, par définition, vide de contenu.

En d'autres mots, nous nous retrouvons face à une double impasse. D'une part, nous essayons de définir la mémoire et nous nous rendons compte que pour la définir nous devons aussi définir le support qui la contient. D'autre part, quand nous essayons de définir le support, nous nous rendons compte qu'il est toujours support d'un autre support et que pour le définir nous devons forcément le faire de façon différentielle - à savoir par rapport au support dont il est support. Admettons, par exemple, que nous essayons d'identifier un livre en tant que support de mémoire. La mémoire dont le livre est le support sera, par exemple, un fait historique. Or nous savons bien qu'un livre d'histoire ne supporte pas directement un fait historique : il supporte, par exemple, un document qui témoigne de quelque chose. Mais ce document - admettons une photo - est à son tour le support de quelque chose. La photo, disons, supporte une image. Et l'image supporte des formes et des lumières. Et la lumière est à son tour le support d'un ensemble de photons, et ainsi à l'infini (on pourrait dire que les photons supportent de l'énergie ou que sais-je). En d'autres mots, il n'y a pas de mémoire sans support. L'évènément historique n'existe en tant que mémoire que parce qu'il y a une série de pratiques culturelles qui le produisent en tant que mémoire : quelqu'un qui prend une photo, qui la conserve, qui la reproduit, qui la transmet, puis quelqu'un qui écrit un livre. Il s'agit d'une séries d'actions dont le prétendu "support" est l'environnement (le dispositif photographique est l'environnement de l'action "prendre une photo"). Toutes ces pratiques sont véhiculées par des désirs différents et par des interprétations du monde différentes, qui s'expriment et se condensent dans le moment même de la pratique (prendre la photo, la reproduire, la citer dans un livre). Ces pratiques sont, bien évidemment, conditionnées par l'environnement technique où elles se produisent - mais cela ne veut pas dire que cet environnement en soit le support, à moins de penser le support, justement, comme un espace d'action et non comme le lieu d'inscription d'un contenu.

Plus que de supports de mémoires, il faudrait alors parler de pratiques de productions de la mémoire !

Pour résumer : parler de mémoire sans support est impossible. Parler de support sans contenu est aussi impossible. Ce que je mets en question est donc l'idée que l'on puisse parler d'un contenant - le support - et d'un contenu - la mémoire. Plus qu'une chose qui en supporte une autre, un livre, par exemple, est un geste de production de la mémoire, une pratique. Cette pratique a bien évidemment des caractéristiques particulières (mettre une photo dans un livre n'est pas la même chose qu'enregistrer une vidéo sur un cassette), mais il s'agit toujours de pratiques de production plus que de supports de quelque chose.

 

Passons à la seconde question : le numérique est-il un support ?

Partons d'un exemple plus simple : nous avons une photo reproduite dans un livre et décidons de numériser ce livre. Ainsi, on comprend bien ce que cela veut dire de changer de support : on ne parle pas de mémoire, on parle d'un document, ce qui est déjà plus simple car l'idée de document remet ensemble l'idée de support avec ce que le support supporte. Nous n'avons plus besoin de parler des deux pôles - contenant et contenu - qui sont, comme nous l'avons vu, un peu abstraits. On pourrait dire que ce geste consiste à transformer un document en un autre document avec des caractéristiques différentes. Bruno Bachimont analyse de façon précise les caractéristiques spécifiques au numérique et montre que ce qu'il appelle la "raison computationnelle" est caractérisé par les structures de "programme", "réseau", "couche". Ces structures sont établies de façon différentielle en comparant la raison computationnelle à la raison graphique (le passage du papier au numérique). Je suis d'accord avec ces analyses. Mais il faut souligner deux choses. En premier lieu, comme je le disais plus haut, les structures du numérique ne sont identifiables qu'à partir des caractéristiques d'un autre type de "support" (ici la raison graphique). En second lieu, ces caractéristiques ne sont identifiables qu'à partir de l'analyse de la façon dont, socialement, nous avons produit des dispositifs pour produire de la connaissance. Cela signifie qu'il y a sans doute un conditionnement des structures techniques sur nos pratiques, mais que les structures techniques sont à leur tour produites à partir d'un désir de production des connaissances qui relève de nos pratiques. Il y a donc une récursivité entre pratiques de production des connaissances (ou de la mémoire) et caractéristiques des dispositifs techniques qui rendent ces connaissances possibles. Cette récursivité est également identifiée par Bachimont quand il dit :

S’il ne faut pas réduire la connaissance à une opération matérielle, il n’en demeure pas moins que là où il y a connaissance, il y a une médiation technique. Autrement dit, l’inscription serait constitutive de la connaissance dont elle est l’inscription.

En gros : il n'y a pas de connaissance (ou de mémoire) qui ne passe pas par une médiation, car tout passe par une médiation technique. Ce qui change est juste le type de médiation.

Le fait de dire que tout est médiation est sans doute vrai, mais je ne pense pas que cela nous fasse vraiment avancer dans la compréhension du numérique. Je reprendrai ce que j'ai déjà dit dans un autre post : nous pouvons bien sûr regarder le numérique en tant que dispositif de médiation (et donc comme un support qui structure différemment ce qui était structuré dans un autre support). Mais il serait plus utile de l'envisager en tant qu'espace architectural. Ainsi, le numérique a bien sûr des caractéristiques et ces caractéristiques sont fondamentales pour comprendre ce que nous pouvons ou ne pouvons pas faire. Exactement comme dans la place d'une ville. Mais il ne s'agit pas de supporter quelque chose, mais plutôt de performer quelque chose dans un espace déterminé qui, en tant que tel, agence et façonne notre action.

Si l'on voit les choses de cette manière, on n'affirme pas qu'il n'y a pas de caractéristiques techniques qui conditionnent et façonnent ce que nous faisons dans un contexte particulier. On accepte, au contraire, le fait que le numérique a des caractéristiques. Mais ces caractéristiques ne structurent pas automatiquement des "contenus" qu'on se limiterait à y insérer. Ces structures sont plutôt un environnement où des pratiques ont lieu.

Par rapport à d'autres environnements techniques - comme celui de l'impression, par exemple - le numérique se prête encore plus à être assimilé à un espace architectural : les pratiques qui s'y déroulent sont très hétérogènes et ne se laissent pas réduire à l'idée d'inscription de documents. L'idée de document elle-même est mise en crise (comment parler de document dans un environnement dynamique et algorithmique ?). J'ai l'impression que la technique a toujours tendu à être un milieu, un espace, et que le numérique multiplie cette caractéristique.

Je préfère pour cette raison abandonner l'idée de support et la remplacer avec celle d'espace architectural. Nous produisons toujours la mémoire dans un espace qui la façonne. Le numérique est un espace de production de la mémoire dont les structures architecturales façonnent ce geste de production. Je suis d'accord avec Bruno sur l'identification des caractéristiques de cet espace.

Bruno Bachimont, document, espace, espace architectural, Matteo Treleani, médiation, mémoire, Peppe Cavallari, support Atelier, Numérique