Pour une édition participative de l'Anthologie Palatine

Anthologie Palatine, Méléagre de Gadara, Milad Doueihi

Je voudrais ici faire le point sur un projet sur lequel mon équipe et moi réfléchissons depuis un certain temps et qui semble progressivement voir le jour: la création d'une plateforme pour réaliser une édition participative de l'anthologie palatine. J'ai déjà parlé de ce projet dans d'autres billets de blogue (ici, ici et ici).

Le projet est réalisé dans le cadre des activités de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques. En particulier, sont impliqués dans le projet Elsa Bouchard, Servanne Monjour, Nicolas Sauret, Enrico Agostini-Marchese. Nous collaborons par ailleurs étroitement avec Gregory Crane (Tufts University). Plus d'information sur le site de la Chaire.

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Le codex palatinus est un manuscrit du Xe siècle qui contient une anthologie d'épigrammes grecques écrites à partir du VIe siècle av.JC et jusqu'au Xe siècle après JC. Ce qui me semble intéressant avec ce manuscrit, outre le fait qu'il contient une bonne partie de la poésie grecque que nous connaissons aujourd'hui, est qu'il se présente comme une stratification de textes qui traverse seize siècles en se réorganisant et en résonnant de façon multiforme dans l'imaginaire collectif. Le noyau du manuscrit est constitué de recueils d'épigrammes compilés au Ier siècle av. JC, notamment par Méléagre de Gadara. Méléagre compose une "couronne" de fleurs : chaque épigramme est une fleur - d'où l'idée d'anthologie (dont l’étymologie signifie "choix de fleurs"). L'anthologie est à la fois représentative d'un tout et donc exhaustive, mais elle est aussi arbitraire, incomplète, toujours inachevée. L'anthologie est faite de fragments. Ces fragments n'ont jamais un original, car leur sens ne peut se comprendre qu'à partir de leur circulation - vu que leur contexte n'est pas là. La culture anthologique - qui naît à l'époque hellénistique, dans le sillage de l'influence de la pensée taxinomique d'Aristote à Alexandrie - est une culture qui reprend toute sa force et son importance à l'époque du web. Milad Doueihi le soulignait dans sa Grande conversion numérique : la culture numérique est une culture anthologique. En effet, le web est à la fois fragmentaire et exhaustif, les textes circulent sans contexte, il sont repris, coupés, collés, retravaillés, multipliés. La stratification textuelle du codex palatinus semble donc parfaite pour l'environnement numérique. C'est ce constat qui est à la base de notre projet.

Notre idée est d'essayer de rendre compte de l'imaginaire anthologique avec une plateforme numérique. Cela signifie adopter une approche basée sur les principes suivants:

A. Le texte est multiple et il faut rendre compte de cette multiplicité. Un manuscrit qui est issu de 16 siècles de stratification textuelle empêche toute idée d'un texte original. Ce qui est intéressant dans l'anthologie est la multiplication des versions et leurs rapports dynamiques. Nous ne voulons pas établir un texte, mais faire résonner les différentes versions.

B. L'interprétation est multiple. Il n'y a pas une vérité du texte. Rendre compte de l'imaginaire anthologique signifie rendre compte de la place que ces textes, dans toutes leurs manifestations, ont eu et continuent à avoir dans l'imaginaire collectif. Mais cela signifie que toute interprétation et toute réception du texte est à tenir en compte. En particulier, la réception de ces textes par le grand public est autant importante que celle des spécialistes de littérature grecque.

C. Le sens émerge des liens. Comprendre l'imaginaire anthologique signifie comprendre les différents contextes qui ont émergé et qui peuvent émerger lors de la circulation des textes. Les topoi présents dans le manuscrit ont eu une forte résonance dans la littérature, du Moyen Âge jusqu'à nos jours : on peut les retrouver dans les poèmes des troubadours aussi bien que dans des chansons contemporaines ou dans des films hollywoodiens... Pensons par exemple au topos du carpe diem, très présent dans les épigrammes hellénistes comme celles d'Asclépiade, repris ensuite dans les Odes d'Horace, et dont on retrouve aussi la trace dans la poésie de Ronsard (Sonnets pour Hélène) et de Laurent de Médicis (« Le Triomphe de Bacchus et Ariane »), ou même dans les chansons de Brassens (« Saturne »). Ces liens intertextuels sont plus ou moins forts, plus ou moins évidents et plus ou moins objectifs. Mais afin de rendre compte de l'imaginaire anthologique il n'y a aucune différence entre des liens "subjectifs" et des liens "objectifs".

Pour rendre possible une telle approche, nous avons conçu une méthode de travail collaborative reposant sur l'interaction de différentes communautés de chercheurs avec des "amateurs". L'idée est la suivante : pour rendre compte de la multiplicité des interprétations, il n'est plus pertinent de séparer le travail savant des contributions des amateurs. Même pour transcrire les scholies du codex - qui n'ont pas encore fait l'objet d'une édition critique - la meilleure approche est de faire appel à un travail collaboratif. Concrètement, nous avons créé une api qui permet d'afficher et de remplir une base de données dans laquelle sont disponibles :

1. Plusieurs versions du texte grec. L'idée est qu'il n'y a pas une bonne transcription ou une bonne version, mais qu'il faut pouvoir rendre compte de toutes les variantes.

2. Plusieurs versions de traductions multilingues. Tous les usagers peuvent ajouter des traductions. Ces traductions peuvent être en n'importe quelle langue et plus ou moins littérales ou littéraires. La base de données permet de créer plusieurs traductions différentes dans une même langue.

3. Les alignements des traductions avec une ou plusieurs versions du texte grec.

4. Plusieurs transcriptions et traductions des scholies.

5. Des liens entre les textes mais aussi des liens vers des textes qui ne font pas partie de l'Anthologie.

6. Des liens avec l'iconographie pertinente.

7. Des mot-clés qui permettent de relier les textes par thématique, lieu, personne ou personnage cité, forme poétique, etc.

L'api est disponible sur github.

L'idée est de laisser les usagers libres ou d'utiliser la plateforme que nous avons créée - qui est disponible ici et qui est encore en cours de création - ou d'interagir avec la base de données via l'api - la documentation est disponible ici.

Notre plateforme permet de récupérer les textes grecs automatiquement de Perseus à partir de leur URI. On prévoit ensuite de réinjecter des données sur Perseus en utilisant l'api. Un autre projet, à développer dans un futur proche, est d'aligner nos mot-clés, les noms des auteurs, les lieux, etc. avec wikidata de façon à pouvoir récupérer des informations et ensuite en réinjecter sur wikidata.

L'api est conçue au départ pour l'anthologie palatine, mais elle peut être utilisée avec n'importe quel texte. Notamment, il est déjà possible de récupérer automatiquement depuis Perseus tous les textes disponibles. Mais on peut aussi ajouter d'autres textes.

Nous cherchons maintenant à regrouper une communauté d'usagers : c'est à partir de vos contributions que notre projet pourra évoluer ! Pour l'instant des Lycées italiens ont commencé à travailler avec nous. Mais vous êtes tous les bienvenus ! La plateforme est ouverte - vous pouvez créer votre profil et commencer à l'utiliser. La documentation en anglais est disponible sur le wiki de la Chaire.

 

 

 

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