Porno et numérique
Je prends ici quelques notes pour le séminaire "Littérature et culture numérique" (FRA6730) que je donnerai à la rentrée 2015/2016.
La thèse de fond que je veux démontrer est que la caractéristique fondamentale du numérique est de reconfigurer la structure de l'espace et que cette reconfiguration est analogue à celle réalisée par la pornographie en tant que genre.
En d'autres termes : on a souvent dit que le numérique "déterritorialise", qu'il rend l'espace "liquide", qu'il "déstructure". À mon avis, il n'y a rien de plus faux : le numérique produit un espace très structuré, mais cette structure est différente de celle de l'espace non-numérique ou plus précisément prénumérique. Le numérique ne détruit pas les frontières, les limites et les relations spatiales : il les déplace et les agence différemment.
De la même manière, le porno met en question les structures spatiales normalement acceptées dans une société pour en créer de nouvelles.
Commençons par le porno. Un de ses fondements est de déplacer la frontière entre intérieur et extérieur et donc entre visible et invisible. Beatriz Préciado le montre dans son livre Pornotopie où elle analyse les architectures intérieures proposées dans les années 1950 par Playboy.
Si l'on regarde n'importe quel site de vidéo porno (par exemple youporn ou porntube) on remarque immédiatement deux choses :
1. les frontières entre visible et invisible ne sont pas celles de l'espace non pornographique : on voit des choses qui ne sont pas visibles ailleurs - en particulier les organes génitaux. L'exposition des parties génitales est une des clés des vidéo porno : il faut les voir et il faut voir la pénétration - ce qui n'est pas le cas de l'érotisme qui se base plutôt sur une ambiguïté entre montrer et cacher. L'érotisme, en d'autres termes, accepte les frontières normales entre visible et invisible et joue à provoquer la stabilité de ces frontières. La cheville de Mme Arnoux dans l'Éducation sentimentale est érotique : Frédéric ne devrait pas la voir et pourtant il la voit. Dans le porno, au contraire, il est nécessaire de voir la vulve de l'actrice et le pénis de l'acteur, autrement ce n'est pas du bon porno. Une des habilités des acteurs est d'adopter des positions qui permettent de voir les organes génitaux et la pénétration.
2. Les vidéos sont très structurées, très codées, même très rigidement codées. Comme le montre Julien Servois dans son Le cinéma porno, les films pornographiques respectent de façon maniaque les codes. Un gonzo, par exemple, (le genre porno le plus diffusé sur ces plateformes) respecte un ordre d'actions et de plans très précis (fellation, cunnilingus, pénétration vaginale, pénétration anale et cumshot final). En d'autres termes, la transgression des structures de l'espace traditionnel ne signifie pas la suppression de toute structure. Au contraire, ce déplacement des frontières habituelles est compensé par un excès de structure - comme si le fait de mettre en question la structure institutionnalisée demandait d'en créer une autre encore plus fixe et rigide.
Passons maintenant au numérique. La première chose à souligner est qu'il s'agit d'un espace - comme je l'ai souligné à plusieurs reprises. Le numérique est un espace parce que c'est le milieu où prennent place nos actions (nous faisons des choses dans les environnements numériques) : ce n'est pas seulement une question de communication ou d'échange d'information, mais il s'agit d'un véritable espace d'action. La deuxième chose à souligner est que cet espace n'est pas du tout flou, liquide, déstructuré. Au contraire il est régi par des structures stables et claires : les relations entre les objets sont établies par le code (elles sont codées dans le sens informatique et non informatique du mot) - j'en parlais ici, par exemple. La troisième chose à souligner est que la structure de l'espace numérique implique des dynamiques d'autorité et de pouvoir (exactement comme c'est le cas de n'importe quel espace) - j'en parlais ici. Pour finir : la reconfiguration de l'espace opéré par le numérique consiste en premier lieu à déplacer les frontières entre visible et invisible, privé et public - d'où sa ressemblance avec le porno.
Pour résumer : étudier l'analogie structurelle et formelle entre le porno en tant que genre et le numérique en tant qu'espace nous permet une compréhension plus approfondie de ce dernier et en particulier de ses enjeux politiques.
Quelques références :