La fin de l'autorité ?

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Quelques notes reprenant une intervention que j'ai faite mercredi 2 avril 2014 dans le cadre du cours "Questions d'histoire de la littérature", invité par Élisabeth Nardout-Lafarge.

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On entend souvent dire qu'Internet est le lieu de la liberté totale : sur Internet, tout le monde peut dire ce qu'il veut, sur Internet il n'y a pas de règles, il n'y a pas d'autorité, il n'y a pas de hiérarchie. Cette idée a un fondement : le développement d'Internet dans les années 1960/1970 a été influencé par la culture libertaire et par ses rêves. Comme le dit Dominique Cardon, "l'esprit du web plonge ses racines dans la contre-culture américaine des années 1960" (cf. La démocratie Internet). Cette idée est souvent liée au fait qu'Internet n'est pas limité par des contraintes territoriales, il met en place un non lieu, extraterritorial, où les pouvoirs étatiques, liés à un territoire spécifique, ne peuvent rien faire. C'est ce que souligne Saskia Sassen dans son analyse sur la progressive perte de contrôle des États-nations à l'époque de la globalisation et de la communication numérique.

Trop souvent, ces notions sont liées à une interprétation naïve des environnements numériques : on les pense comme un non lieu - littéralement une u-topie. On les pense donc comme étant irréels, immatériels. Dans le non réel, il n'y a pas d'enjeux politiques. S'ils sont irréels, Internet et le web peuvent être des lieux fictifs où chacun fait ce qu'il veut puisque, de toute manière, ce n'est pas pour de vrai.

Mais, si nous analysons de manière plus approfondie l'espace numérique, nous nous rendons compte qu'il est structuré, organisé et régi par des dispositifs de pouvoir. L'autorité existe sur le web, même si elle ne fonctionne ni ne se manifeste comme dans les dispositifs que nous connaissions avant. Il ne s'agit donc pas d'un lieu de liberté absolue, mais d'un lieu où les dispositifs de production de l'autorité sont différents, moins clairs pour le moment, mais pas moins organisés.

Le sentiment de liberté et d'émancipation dépend donc d'une faible compréhension des mécanismes de production de l'autorité dans l'environnement numérique. Cette incompréhension produit d'une part une crise des institutions publiques qui ne sont plus capables de garder leur crédibilité auprès de la population et implique d'autre part une certaine naïveté des usagers qui s’aperçoivent rarement de l'existence d'autres formes d'autorités auxquelles ils finissent par se soumettre sans en avoir une conscience critique. Voilà pourquoi l'étude des formes de production de l'autorité dans l'espace numérique est de plus en plus urgente.

1. La production de l'autorité

La notion moderne d'auteur naît au XVIIIe siècle. (Il est intéressant de remarquer que la naissance du concept d'auteur coïncide avec la naissance des États-nations.)

L’idée moderne d’auteur est née pour des raisons essentiellement économiques : il fallait un modèle économique pour l’édition papier naissante. C’est à partir de ce besoin qu’une série d’ajustements légaux ont été mis en place pour parvenir à l’une des premières lois sur le copyright au Royaume-Uni : le statut d’Anne, en 1710. L’idée d’auteur est le fruit du processus qui permet la professionnalisation des auteurs à la base du modèle économique de l’édition imprimée. En d’autres termes, la fonction fondamentale de l’auctorialité est la propriété.

À la propriété s'ajoutent deux autres fonctions de l'auctorialité : l'auteur est celui qui garantit la fiabilité d'un contenu et celui qui en détermine l'originalité.

La fonction auctoriale s'exprime à travers un élément paratextuel : le nom de l'auteur. Le nom de l'auteur est une étiquette qui permet la propriété en échange de la garantie de fiabilité et d'originalité du contenu. Puisqu'un contenu est signé avec le nom de l'auteur, le lecteur peut le considérer comme étant fiable et original.

La fonction de l'auteur est finalement celle de donner une structure et d'en assumer la responsabilité : être responsable - et donc garant - d'un agencement particulier du discours. La fonction auctoriale est rendue possible du fait que le contexte à l'intérieur duquel elle opère est bien défini. Il s'agit d'un espace délimité et séparé des autres espaces : le texte signé.  C'est la raison pour laquelle la notion d'auteur naît avec la mise en place d'un modèle éditorial particulier. Elle est liée à une façon de structurer les contenu : le livre imprimé. Le livre est l'espace où la fonction auctoriale produit autorité.

L'autorité de l'État-nation se base sur la même idée : à l'intérieur d'un espace défini - un territoire délimité par des frontières - l'État-nation est en même temps le responsable, le garant du droit mais aussi la fonction qui caractérise ce droit comme étant un droit particulier : une fonction d'originalité. Ainsi, selon les nations, les points de vue seront différent et originaux. Les idées d'un auteur sont différentes de celles d'un autre, exactement comme les principes de l'État français sont différents de ceux de l'État allemand.

2. La structure du web

Le web met en question l'autorité en premier lieu car il bouleverse la structure de l'espace. L'autorité d'un auteur est possible parce que les frontières du texte - ainsi que sa fonction sociale - sont claires ; l'autorité d'un État-nation est possible parce que son territoire est établi - ainsi que les distinctions entre espaces publics et privés.

Pour comprendre comment est produite l'autorité sur le web, il est nécessaire de comprendre sa structure. Le web n'est pas un non lieu, ni un espace déstructuré et désorganisé. Le web a son architecture, bien définie, même si elle répond à des règles différentes de celle de l'espace non numérique.  La distinction des espaces privé et public est une des bases de l'organisation de notre société et par ce biais, de la mise en place des dispositifs de pouvoir : nos institutions et notre façon de penser la liberté dépendent de la clarté de cette distinction. Il y a un intérêt public et une sphère privée, il y a des actions et des comportements qui sont sujets au contrôle de l'autorité, d'autres qui ne le sont pas ou, plutôt, qui se soumettent à d'autres autorités - par exemple l'autorité religieuse. Même si, en réalité, ces deux espaces empiètent souvent l'un sur l'autre, il est nécessaire qu'il y ait une division de principe entre les deux pour que nous puissions reconnaître la légitimité de l'autorité.

Or le web semble mettre en crise cette distinction et mélanger complètement l'espace public et l'espace privé. La division des deux semble impossible à cause d'une porosité sans précédent. En réalité, s'il est vrai que la distinction telle que nous la connaissons ne fonctionne plus sur le web, il est vrai aussi qu'il y en a une nouvelle qui caractérise l'espace numérique. Car le web est un espace qui a une structure assez rigide et bien organisée : c'est une structure architecturale faite d'écriture. Le matériau dont est fait le web, c'est l'écriture, et cette écriture, exactement comme le plan d'une ville, organise l'espace numérique, le hiérarchise, l'ordonne et le contrôle. L'écriture permet de créer et d'organiser les relations entre les différents objets qui peuplent le web, de produire les liens, d'agencer les distances. Par exemple : un profil Facebook est plus ou moins proche d'un autre selon les liens d'amitiés qui caractérisent les deux profils, à savoir selon des informations écrites dans une base des données. Ce rapport de proximité ou de distance détermine le degré de visibilité et donc, comme une structure architecturale, implique le niveau de publicité des objets. Un mur isole plus qu'une fenêtre, une haie plus qu'un grillage ; de la même manière, être ami d'un ami implique une visibilité inférieure par rapport à l'amitié directe, etc. L'ensemble des pages web, et l'ensemble des informations disponibles dans l'espace numérique sont organisées ainsi.

3. L'éditorialisation comme fonction auctoriale

Le web est donc structuré. Or la question est de savoir par qui et comment est créée cette structure. L'autorité est un dispositif qui produit la structure pour ensuite se manifester à travers cette structure elle-même. Pensons au territoire national : l'Etat le met en place en établissant des frontières et en les protégeant. Ensuite c'est justement grâce à la délimitation de ce territoire que l'autorité étatique est capable de s'affirmer.

La question est de voir comment les structures de l'espace numérique sont mises en place - et par qui - et d'essayer de comprendre, ensuite, de quelle manière elles sont la base de l'affirmation d'une autorité.

Il est indéniable que la fonction du nom de l'auteur, comme élément paratextuel, n'a pas, dans l'espace numérique, un rôle central. La division des espaces sur le web ne ressemble pas à celle que nous connaissons dans le monde non numérique. Les frontières territoriales sautent ainsi que les frontières entre les textes.

Nous sommes donc face à une double crise : d'une part la structure différente de l'espace numérique met en crise la capacité des institutions étatiques à produire l'autorité. D'autre part la même structure, qui ne respecte plus les frontières entre les textes, met en crise l'autorité du nom de l'auteur.

En même temps, nous l'avons vu, le web n'est pas un espace désorganisé. Les milliards de contenus disponibles sont en réalité hiérarchisés. La preuve en est le fait que nous n'en consultons qu'une partie minuscule. Certains contenus sont très visibles - ils sont donc très vus et finissent pas avoir une autorité. D'autres contenus sont pratiquement invisibles.

Des dispositifs de production de l'autorité existent. Pensons bien évidemment à Google et à ses classements. Pensons à Facebook ou à Twitter et à leurs recommandations. Pensons encore à Wikipédia.

Bien évidemment, il ne s'agit pas de la fonction auctoriale telle qu'elle s'exprime dans le nom de l'auteur, mais ces plateformes ont leurs règles de production de l'autorité. L'algorithme PageRank est en ce sens une fonction de production de l'autorité. Au même titre, les règles formelles de Wikipédia ont une fonction auctoriale, il en est de même de l'algorithme qui régit les news feeds de Facebook.

La thèse que je propose ici est que le monde numérique est peuplé de fonction de production de l'autorité : ces fonctions structurent l'espace du web et déterminent l'autorité à partir de cette structure. Quelques exemples. Google met en relation une série de pages web en créant des listes de résultats de recherche. Il s'agit d'un véritable agencement spatial de l'ensemble du web. Les pages sont ordonnées selon des mots-clés, leur fiabilité, leur pertinence... Cette structuration de l'espace du web est ce qui permet à Google de devenir un dispositif d'autorité. C'est Google qui garantit la pertinence de ce que nous trouvons sur le web, c'est Google qui se porte, en un sens, garant de ce qui apparaît dans ses listes. L'algorithme de recommandation d'Amazon met en relation des livres, exactement comme s'il les ordonnait dans une bibliothèque. Il crée donc une structure spatiale et cette structure est l'expression de son autorité - le livre suggéré est le plus pertinent. Les réseaux sociaux font la même chose. Il s'agit de dispositifs qui agencent l'espace et, par le biais de cet agencement, ils expriment des valeurs et les garantissent.

Ces dispositifs changent très rapidement.

Une série de questions restent ouvertes :

Est-ce que ces dispositifs vont s'institutionnaliser ou continueront-ils leur métamorphose ?

À quel niveau seront-nous capables de les comprendre ?

Quelle est la place de l'intérêt public dans ces nouvelles formes de production de l'autorité ?

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