Midnight in Paris, l'Anthologie Palatine et la conjoncture médiatrice
Oui, drôle d'association, mais j'ai l'impression qu'il y a un lien entre ces trois choses si différentes. J'ai revu hier Midnight in Paris.
Des critiques pas très malins avaient souligné, à la sortie du film, que Woody Allen voit Paris comme une carte postale. Oui, bien vu, c'est exactement ce que le réalisateur a l'intention de faire. Il le déclare à partir des premiers plans du film. Il s'agit d'une série de stéréotypes qui intéressent l'auteur en tant que stéréotypes. Ce qui est intéressant est que ce long-métrage montre très bien le fait que la réalité est faite par superposition de strates. Quand on marche dans Paris - et quand on regarde Midnight in Paris on le comprend immédiatement - la réalité n'est pas simplement l'ensemble des rues, des immeubles et des personnes qu'on peut voir. La réalité de la ville est faite par la superposition d'une série d'images, de discours, de documents qui se sont stratifiés et qui donnent aux objets leur identité. Paris de 2015 ne peut être vu que parce que derrière il y a quelque chose d'autre : par exemple les textes d'Hemingway ou de Fitzgerald, par exemple Gertrude Stein, ou encore Picasso, Dalì, Man Ray et Bunuel. Le protagoniste du film voit cette strate qui se trouve en dessous et qui lui permet de comprendre la ville - ou plus simplement de la percevoir. En même temps, derrière cette strate années 1920 - qui parle particulièrement au protagoniste - il y en a d'autres - beaucoup d'autres. Par exemple la belle époque - le deuxième voyage dans le temps que le film propose - avec Gauguin, Lautrec, Degas. Mais encore, derrière la strate "belle époque" il y en a d'autres: la Renaissance par exemple, et ainsi de suite à l'infini. Le film a le pouvoir de mettre en récit cette accumulation de strates. En réalité le personnage ne voyage pas dans le temps: il se promène tout simplement dans Paris et voit ce qui concrètement fait Paris. Ce n'est pas l'imaginaire qui se cache derrière la réalité, mais la réalité elle-même. Or, si cette structure est particulièrement visible dans le cas d'une ville comme Paris, elle est applicable à n'importe quel objet - d'autres villes, des personnes, des choses de tout type. C'est ce que je disais, par exemple, à propos de Laisse venir d'Anne Savelli et Pierre Ménard.
L'idée de la réalité comme superposition de strates - de discours, de documents, d'objets, de gestes et d'actions - me revient en tête lorsque je travaille avec ma collègue Elsa Bouchard à un projet d'édition de l'Anthologie Palatine. Nous sommes en train de concevoir une plateforme qui permet de publier des traductions alignées de l'Anthologie Palatine - ou de n'importe quel autre texte - et d'associer à chaque texte une série d'autres textes - d'autres traductions, en d'autres langues, plus poétiques, textes simplement inspirés ou en rapport avec le texte original... - ou d'images - l'iconographie - ou de documents - manuscrits etc. - ou de commentaires. L'idée, ici aussi, est qu'il n'y a pas l'épigramme n1 du IV livre de l'Anthologie: ce texte n'est que la superposition d'une série infinie d'autres textes, d'autres discours, d'images, de gloses qui se sont accumulés dans les siècles et qui font aujourd'hui la réalité du texte - ce n'est pas seulement de l'intertextualité, mais la réalité ontologique du texte, son essence.
Encore la même idée de strates superposés est à la base de ma recherche sur les profils d'usagers - que j'entame avec Servanne Monjour et Julie Tremblay-Dévirieux : une personne n'est pas "représentée" par son ou ses profils, mais la réalité d'une personne est faite par la superposition de toute une série de couches dont font partie la façon de s'habiller, de parler, d'avoir agi dans une circonstance ou dans une autre, et en même temps l'ensemble des productions éditorialisées de soi - comme par exemple un profil. J'en ai parlé, par exemple, ici.
Les théories de Roberto Gac sur l'intertexte, ainsi que le travail d'éditorialisation collective qu'on fait à Sens public sont une autre expression de cette superposition de couches - Gérard Wormser en parlait pendant les journées d'études sur l'éditorialisation à Montréal.
Et pour finir: la notion théorique qui permet de comprendre le monde comme une superposition de strates est celle de conjoncture médiatrice (à laquelle je travaille avec Jean-Marc Larrue) - et de métaontologie. Plus de détails ici. Ou encore, ici.
Voilà que l'apparente dispersion de ma réflexion finit par révéler une certaine unité.
Toute est dans toute, dit-on au Québec.
