Littérature numérique et production de l'espace - Laisse venir de Pierre Ménard et Anne Savelli

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Quelques réflexions à partir d'une très belle publication numérique : Laisse venir, de Pierre Ménard et Anne Savelli (La Marelle).

Il s'agit d'un voyage de Paris à Marseille. Mieux, d'un double voyage : celui de Pierre et celui d'Anne. Mais, non, il s'agit au moins de quatre, voir six voyages... Car il y a un voyage virtuel, fait à partir des cartes Google (une trace ici). Il s'agissait de faire le trajet Paris-Marseille sur Google street view, en choisissant dix étapes significatives. Le parcours se fait sur la carte. La carte est l'espace. La littérature ouvre une voie/un passage afin de structurer le monde. Si Google maps est un outil qui risque de devenir la structure architecturale de notre monde (la seule, la vraie), la littérature est un geste de réappropriation : l'écriture de Pierre Ménard et d'Anne Savelli produit autrement l'espace entre Paris et Marseille, de sorte que Google ne soit pas le seul à le structurer. Car l'espace est une série de relations entre objets, des relations que nous créons en habitant cet espace même. Et l'écriture est justement une production de relations. À côté du voyage virtuel se déroule le voyage réel : voyage en train qu'Anne et Pierre ont fait ensemble. L'espace s'offre, s'exprime et les deux écrivains le reçoivent. Ensuite il y a l'espace déjà dit, raconté et structuré par quelqu'un d'autre, peut-être quelqu'un qui a déjà fait ce voyage, quelqu'un qui l'a raconté. Car ce voyage est en réalité un remake ou, pour être plus précis, un intertexte: ce parcours a déjà été fait - et écrit par Julio Cortazar et Carol Dunlop (Les autonautes de la cosmoroute ou Un voyage intemporel Paris-Marseille).

Ainsi dans les textes de Pierre Ménard et d'Anne Savelli on perçoit le processus de production de l'espace par le texte et dans le texte: l'espace est écriture et l'écriture est un mélange d'activité et passivité - lecture/écriture qui se mélangent dans l'expression.

Cette lecture laisse entrevoir une multidimensionalité de l'espace et du monde, qui procède de la superposition de différentes couches d'information, un peu comme dans le cas de la réalité augmentée. Le trajet Paris-Marseille n'est pas simplement un territoire donné. Au contraire: il y a en effet un territoire, il y a ensuite une carte du territoire (Google map) qui le structure et lui donne un sens  en le transformant en espace. Ensuite, il y a l'usage de la carte et le discours sur cette carte qui peuvent la détourner, modifier son sens - et donc changer l'espace. Il y a encore le discours sur le territoire, et les dicours sur le discours - les récits, les expériences vecues et racontées, les discours de tous ceux qui ont dit quelque chose dans et sur ces espaces (discours parfois captés dans les textes de Pierre et Anne). La superposition de cet ensemble complexe d'information fait l'espace que nous vivons. La littérature devient une science de la construction : les écrivains produisent des photos ("sans appareil photo")  des odeurs (sans nez), des faits. "Asnières, la ville réelle, ne m'envoie nulle part", dit Anne Savelli, pourtant il y a beaucoup de choses à dire pour faire de cette ville un espace: une photo, un souvenir, une histoire à raconter. Le discours est à la base de la construction. Il se superpose à la ville et la remplit, lui donne un sens.

"Le monde en prise directe, aussi bien que le regard en temps réel", dit Pierre Ménard, arrivé à Marseille : les deux couches forment désormais une unité. Tous ces niveaux, ces couches d'informations, se mêlent. Il n'est plus possible, en parcourant les textes, de les séparer. Et je dirais aussi que dans la réalité, Laisse venir modifie l'espace entre Paris et Marseille, le restructure. D'une part Pierre et Anne laissent venir - passivement - cet espace, ils le laissent parler, ils le lisent. De l'autre ils l'écrivent, le restructurent, le produisent de nouveau.

L'écrivain est un architecte, comme je l'affirmais dans un billet récent. Peut-être devrais-je plutôt dire que les écrivains sont des architectes et que la dimension collective et intertextuelle est essentielle à la production de l'espace - et du politique. La rencontre avec les autres et la superposition de plusieurs voix est très présente dans les textes d'Anne Savelli. Une fusion de voix, un texte multiple, un je qui devient tu, un parler qui devient laisser parler.

Sur cette idée, je renvoie au travail de l'ami Roberto Gac, autre écrivain en mouvement qui, avec ses écrits, produit un espace complexe, à plusieurs dimensions et à plusieurs voix.

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, mais ce n'est qu'un billet de blogue...

 

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