Exister et être éditorialisé
- ce billet est écrit à quatre mains avec Peppe Cavallari, doctorant à l'UdeM et à l'UTC de Compiègne. Peppe travaille à une thèse intitulée "Pour un existentialisme numérique".
Dans ce blog, on a souvent souligné le fait que le numérique est un espace matériel, réel et, surtout, habitable. C'est l'espace de nos actions, c'est l'espace de notre vie. À partir de cette idée il faut revenir, encore une fois, sur la notion d'éditorialisation (aussi définie à plusieurs reprises dans ce blog).
Quel est l'objet de l'éditorialisation? Nous l'avons définie comme:
l’ensemble des dispositifs qui permettent la structuration et la circulation du savoir. En ce sens l’éditorialisation est une production de visions du monde, ou mieux, un acte de production du réel.
On a ajouté qu'il n'y a plus de séparation entre l'espace du texte éditorialisé et le réel, car le numérique est un espace de vie.
Cela signifie que l'on n'éditorialise pas seulement des informations, mais des objets variés et divers. On éditorialise un compte en banque, on éditorialise une chemise (que l'on peut acheter sur le site d'une marque de vêtements), on éditorialise aussi des personnes.
Bref, c'est même l'être au monde qui est éditorialisé.
Essayons d'expliquer cette idée. Lorsqu'on dit que le web ouvre à une nouvelle façon d'habiter le monde - justement parce qu'il est d'abord un espace habitable - on fait référence notamment à la modalité humaine de le faire, à savoir l'existence. "Exister" signifie - si l'on se rattache à la racine étymologique du mot - ex ire, aller vers l'extérieur, sortir de soi pour chercher les choses. L'existence est donc un processus inachevé et toujours ouvert qui ne se stabilise jamais en une cristallisation immobile. Exister dans l'espace numérique signifie y être jeté et l'habiter. Or, être jeté dans l'espace numérique signifie être éditorialisé. Prenons un exemple: Facebook. La construction du profil Facebook n'est rien d'autre qu'une éditorialisation du soi. C'est un processus ouvert de production d'un objet dans l'espace du web, et cet objet est une identité. Écrire son statut, ajouter des photos, liker des choses, répondre aux requêtes d'amitiés signifie "s'éditorialiser". Le processus reste ouvert - bien évidemment - exactement comme tout processus d'existence.
Une question qui reste à poser (probablement la question) est celle de l'identification du niveau de passivité de l'être jeté dans l'espace numérique. Car bien évidemment, il y a un côté actif de la production de son propre profil (je choisis mon nom, les photos, j'essaye d'être ce que je voudrais être). Mais, en même temps, je suis jeté dans une plateforme absolument normative, qui me dirige, et que je n'ai pas complètement choisie. L'analyse de l'équilibre entre activité et passivité dans la production éditoriale de son identité devient un enjeux politique majeur: qui est en train de faire le monde où je suis jeté? Comment mes actions peuvent le façonner? De quelle manière le fait que j'habite l'espace numérique constitue une force qui le modifie et le façonne?