Ce qui pourrait être autrement: pas d'essences

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In an important sense, it is not so much that I have written this book, as that it has written me. Or rather, “we” have “intra-actively” written each other (“intra-actively” rather than the usual “interactively” since writing is not a unidirectional practice of creation that flows from author to page, but rather the practice of writing is an iterative and mutually constitutive working out, and reworking, of “book” and “author”).

Karen Barad, Meeting the Universe Halfway, PREFACE AND ACKNOWLEDGMENTS, p. xi-x

Qui écrit? Est-ce un être humain qui écrit le texte? Un individu? Ou est-ce plutôt le texte qui écrit les êtres humains? Qui produit les individus? Qui parle quand je dis “je”?

La réponse de Karen Barad est la plus brillante: en évitant tout dualisme, Barad montre dans son livre qu’il n’y a pas d’essences, mais des intra-actions. Et donc, dans les remerciements, elle précise que ce n’est pas “elle” qui a écrit le livre.

J’ai souvent soutenu plus ou moins la même idée, mais en soulignant plutôt le fait que ce sont les textes qui produisent un auteur et non le contraire. Or Barad montre qu’il faut éviter aussi ce point de vue, car cela présupposerait que quelque chose comme un texte existe et a une essence propre avant qu’il n’apparaisse de manière déterminée dans l’ensemble des intra-actions.

Pour définir cette situation qui précède l’apparition des “essences”, nous avons parlé avec Jean-Marc Larrue de “conjonctures médiatrices”: l’ensemble des forces en jeux dans un moment particulier. Là, pendant l’émergence de ce texte, il y a plein de forces en jeu: des forces que l’on peut identifier comme étant de nature biologique, technique, culturelle etc. (sachant que ces caractérisations sont aussi des après-coups, davantage des résultats que des causes).

Le résultat des forces en action donne par après-coup des configurations identifiables comme des “textes”, des “personnes”, des “techniques”.

Les conjonctures médiatrices peuvent être analysées d’une autre façon. On peut concentrer l’analyse sur des aspects divers et faire émerger des essences différentes à l’issue de l’analyse: un auteur, par exemple, ou un format, ou un protocole. Il est important donc de faire attention aux modes d’analyse, car ils ne sont ni neutres ni uniques. Dans ce sens, on pourrait analyser ce texte dans sa façon de produire un auteur (ici Marcello Vitali-Rosati, qui signe le blog) ou au contraire se concentrer sur comment un individu biologique produit le texte. Mais on pourrait aussi se concentrer sur l’ensemble des autres personnes qui participent à la production du texte - avec leurs idées, leurs contributions, leurs actions - ou encore à comment un format spécifique d’écriture est responsable d’une idée.

Cela ne signifie pas nier qu’il y a une réalité, mais plutôt que la réalité est l’ensemble des actions et non l’ensemble des “choses” C’est ce que Barad entend par l’expression “réalisme agentiel”. Les implications politiques sont évidentes - et liées au billet d’hier.

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