Ce qui pourrait être autrement: technique, immaterialité et sexisme
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Ἔγραφε δὲ οὔτε εἰς κάλλος ἀποτυπούμενος τὰ γράμματα οὔτε εὐσήμως τὰς συλλαβὰς διαιρῶν οὔτε τῆς ὀρθογραφίας φροντίζων, ἀλλὰ μόνον τοῦ νοῦ ἐχόμενος καί, ὃ πάντες ἐθαυμάζομεν, ἐκεῖνο ποιῶν ἄχρι τελευτῆς διετέλεσε. Συντελέσας γὰρ παρ’ ἑαυτῷ ἀπ’ ἀρχῆς ἄχρι τέλους τὸ σκέμμα, ἔπειτα εἰς γραφὴν παραδιδοὺς ἃ ἐσκέπτετο, συνεῖρεν οὕτω γράφων ἃ ἐν τῇ ψυχῇ διέθηκεν, ὡς ἀπὸ βιβλίου δοκεῖν μεταβάλλειν τὰ γραφόμενα· ἐπεὶ καὶ διαλεγόμενος πρός τινα καὶ συνείρων τὰς ὁμιλίας πρὸς τῷ σκέμματι ἦν, ὡς ἅμα τε ἀποπληροῦν τὸ ἀναγκαῖον τῆς ὁμιλίας καὶ τῶν ἐν σκέψει προκειμένων ἀδιάκοπον τηρεῖν τὴν διάνοιαν·
Le caractère de son écriture n’était pas beau. Il ne séparait pas les mots et faisait très peu d’attention à l’orthographe : il n’était occupé que des idées. Il fut continuellement jusqu’à sa mort dans cette habitude, ce qui était pour nous tous un sujet d’étonnement. Lorsqu’il avait fini de composer quelque chose dans sa tète, et qu’ensuite il écrivait ce qu’il avait médité, il semblait qu’il copiât un livre. En conversant et en discutant, il ne se laissait pas distraire de l’objet de ses pensées, en sorte qu’il pouvait à la fois satisfaire aux besoins de l’entretien et poursuivre la méditation du sujet qui l’occupait.
καθάπερ γὰρ εἴπομεν τῆς γενέσεως ἀρχὰς ἄν τις οὐχ ἥκιστα θείη τὸ θῆλυ καὶ τὸ ἄρρεν, τὸ μὲν ἄρρεν ὡς τῆς κινήσεως καὶ τῆς γενέσεως ἔχον τὴν ἀρχήν, τὸ δὲ θῆλυ ὡς ὕλης.
Comme nous l’avons dit, nous pouvons identifier comme principes de génération le masculin et le féminin, le masculin qui possède le principe du mouvement et de la création, le féminin qui possède le principe de la matière.
Aristote, De generatione animalium, ma traduction.
Quel est le lien entre ces deux citations? Elles représentent bien la conviction métaphysique selon laquelle:
- La pensée est immatérielle.
- Les choses les plus nobles sont immatérielles.
- Ce qui est matériel est peu important ou, pire, bas et indigne.
- Les hommes sont du côté de l’immatérialité.
- Les femmes sont du côté de la matérialité.
C’est une conviction métaphysique qui remonte à Platon - on la voit opérer dans le Phèdre par exemple, à partir duquel Derrida (dans La pharmacie de Platon, notamment) développera sa critique du phallogocentrisme - qui reste à mon avis très liée à l’immatérialité, mais c’est un autre sujet.
C’est une conviction qu’on retrouve très clairement aujourd’hui dans un certain snobisme développé envers ce qui relève de l’effort technique: il s’agit là d’un travail de “secrétaire” - et les secrétaires, on le sait bien, ce sont des femmes.
Plotin ne prête pas attention à l’écriture, car l’acte d’écrire n’apporte rien à ce qu’il a déjà pensé. La preuve de son mépris est le fait qu’il peut même faire autre chose en écrivant. L’écriture ne mérite - ni ne demande - son attention de grand philosophe.
Ainsi les idées existeraient indépendamment de leur inscription et l’inscription ne serait finalement qu’un travail nécessaire mais vil qui peut (doit ?) être laissé à un subalterne - une femme le plus souvent.
Lorque j’ai parlé de ces chercheurs en SHS qui ne savent pas écrire, les réactions des lecteurs - pratiquement tous des hommes - ont confirmé ce présupposé métaphysique : cf. ici. Selon eux, je perdais mon temps à jouer avec l’ordinateur au lieu de travailler, je devais me concentrer sur ma recherche et laisser les basses tâches aux secrétaires.
Quand - en tant qu’éditeur - je demande à un auteur une bibliographie structurée, la réponse est très souvent: “vous n’avez pas une secrétaire pour faire ça?”
Cette conviction métaphysique est aussi la raison pour laquelle l’informatique était initialement considérée comme un travail de femmes - exactement comme taper à la machine. Ce n’est que lorsque cette activité a commencé à acquérir de la valeur symbolique - en se dématérialisant et en s’assimilant de plus en plus à une activité “intellectuelle” - qu’elle est finalement devenue un travail d’hommes - sur cela, je vous renvoie aux travaux d’Isabelle Collet par exemple ici, ou à ceux de Melissa Terras, [là]((https://melissaterras.org/2013/10/15/for-ada-lovelace-day-father-busas-female-punch-card-operatives/)
Il y a dans tout cela deux choses contre lesquelles il faut lutter:
- Le sexisme: à chaque fois qu’on identifie un type de travail, une tâche ou une action comme étant moins importante ou moins noble, on considère automatiquement que cela doit être pris en charge par une femme.
- L’idéologie de l’immatérialité, consistant à croire qu’il y aurait quelque chose comme une “pensée” avant une inscription particulière.
En réalité le travail technique est le travail intellectuel. Écrire signifie penser, choisir un format d’écriture est penser. Il n’y a pas d’outils: la pensée se fait dans et par un environnement, les outils et les idées sont donc une et une seule chose. Décider de laisser la matérialité de l’inscription à quelqu’un d’autre correspond à déléguer la pensée1.
Il faudrait désormais reconsidérer sous cet angle tout ce qui a été produit - écriture de romans, conception de grands projets, inventions, découvertes scientifiques, etc. - par de grands hommes qui en réalité n’existaient pas: leur pensée étant celle des femmes qui travaillaient pour eux dans l’ombre.
On délègue toujours un peu, voire beaucoup. Je ne crois pas au sujet qui pense: le “je” qui se manifeste ici est davantage le fruit du texte que sa cause - je suis qui je suis par le biais de ce texte qui me fait exister en tant que signataire. Et en réalité, derrière plusieurs textes de ce blog, il y a des femmes - plus ou moins cachées. ↩