Ce qui pourrait être autrement: curiosité et anarchie
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De cette manière un processus d’éducation de masse se mit en branle. Désormais on rencontrait partout des paysans et des ouvriers capables de lire et écrire et, parmi les analphabètes, nombreux étaient ceux qui mémorisaient des articles entiers de journaux ou des brochures du mouvement. Dans chaque village il y avait au moins un “éclairé”, un “ouvrier conscient”, reconnaissable au fait qu’il ne fumait pas, ne jouait pas, ne buvait pas, professait l’athéisme, n’était pas marié à sa femme à qui il était fidèle, ne baptisait pas ses enfants, lisait beaucoup et essayait de transmettre tout ce qu’il savait aux autres.
Hans Magnus Enzensberger, Le bref été de l’anarchie (ma traduction depuis la traduction italienne)
1° Lorsqu’une étude moins utile nous arrache à l’étude que la nécessité nous impose.[…]
2° Lorsqu’on cherche à être instruit par celui à qui il n’est pas permis de s’adresser: c’est le cas de ceux qui interrogent les démons sur l’avenir, ce qui est une curiosité superstitieuse. […]
3° Lorsque l’homme désire connaître la vérité concernant les créatures sans se référer à la vraie fin, c’est-à-dire à la connaissance de Dieu. […]
4° Lorsqu’on cherche à connaître la vérité en dépassant les possibilités de notre propre talent, car alors on tombe facilement dans l’erreur.
Thomas d’Aquin, Summa Theologiae IIae IIae 167
Continuons notre éloge de la curiosité en mettant en relation les raisons de Thomas d’Aquin pour la condamner avec la description de l’alphabétisation anarchiste dans les campagnes d’Andalousie au début du XX siècle.
Les paysan.ne.s sont typiquement celles/ceux à qui on a expliqué qu’elles/ils ne peuvent pas savoir. La volonté de savoir implique la curiosité dans le sens le plus vicieux du terme. La quatrième critique de Thomas leur est clairement adressée: elles/ils cherchent à connaître quelque chose qui dépasse leurs possibilités. C’est l’argument que les grands pouvoir utilisent toujours pour laisser les masses dans l’ignorance. C’est par ailleurs l’argument de celles et ceux qui nous disent que nous ne pouvons pas comprendre la technique ou l’économie, qu’il est préférable que chacun fasse son petit travail spécialisé et qu’on n’essaye pas d’avoir une compréhension générale. “Tu n’as pas besoin de savoir comment fonctionne ton téléphone pour l’utiliser”.
Restez à votre place, ne soyez pas curieu.x.ses car c’est de l’énergie gaspillée - dans le meilleurs des cas - ou pire une forme de hybris, un attentat à l’autorité des experts.
Et d’un coup, les paysan.ne.s andalou.x.ses apprennent à lire, lisent tout ce qui leur tombe dans les mains et si jamais elles/ils ne savent pas lire, elles/ils apprennent par coeur des textes. Et l’enseignant n’est pas un prêtre, ou quelqu’un d’autre qui a l’autorisation à enseigner, mais juste un des leurs, l’ouvrier éclairé. Les paysan.ne.s apprennent de lui (je garde le masculin de Enzensberger, qui malheureusement indique que le sexisme de la société a limité même le mouvement qui a le plus milité contre le sexisme), en violant clairement le deuxième principe de Thomas.
L’émancipation passe par une curiosité sans borne. L’émancipation demande qu’on démonte des ordinateurs, qu’on refuse de croire aux experts, qu’on écoute les théories les plus folles, qu’on regarde partout, qu’on s’intéresse aux choses les plus triviales.