Muhammad Shahrour est un intellectuel réformiste musulman. Il a commencé à s’intéresser à la vie intellectuelle après la défaite douloureuse des Arabes contre l’Etat hébreu en 1967. Il a publié plusieurs livres dans lesquels il développe sa méthode, ses conclusions et ses positions. Celles-ci ont suscité beaucoup de débats et lui ont valu de nombreuses attaques, notamment de la part du courant traditionaliste. Internet a donné plus d’ampleur à son projet. Ses partisans comptent par dizaines de milliers. Cette présentation relève les points saillants de son projet.
M. S. assume une lecture étrangère à toute école islamique traditionnelle. Ses positions sont non conventionnelles au point que certains l’accusent d’avoir inventé une nouvelle religion. Il s’en défend et affirme qu’il a tout simplement relu le Coran selon des méthodes linguistiques strictes à jour des avancées épistémologiques contemporaines.
Il affirme que les juristes et les interprètes du Coran et de la sunna se sont trompés sur plusieurs points essentiels : l’un des plus polémiques est la définition même de l’islam ou de l’individu musulman. Ce dernier ne serait pas qui croit en Dieu et en Mohammad comme son dernier messager, mais celui qui croit en Dieu et au jour du jugement dernier en ayant une bonne conduite (ne vole pas, ne tue pas, n’opprime pas, etc.). Son autre idée phare consiste à catégoriser le contenu du Coran et à soumettre sa majeure partie à la contextualisation, surtout quand il s’agit de la confection des lois humaines. Il s’oppose en cela aux traditionalistes qui mettent tous les versets du Coran au même niveau, c’est-à-dire celui de l’intemporalité, qui est exprimée par leur fameux slogan « valable pour tout temps et tout endroit » avec l’obligation de tout appliquer sans aucune contextualisation.
M. S. se concentre sur l’incapacité de la pensée islamique traditionaliste à s’adresser au monde de manière pluraliste et réconciliatrice. Certes, cela n’est pas nouveau dans l’histoire de beaucoup de religions. Il a proposé une Charte d’action islamique مشروع ميثاق العمل الإسلامي qu’il a présentée en 1999 comme cadre des principes généraux de l’Islam, suite à un appel qu’il a reçu de la part de l’association britannique Forum International pour un Dialogue Islamique المنبر الدولي للحوار الاسلامي. Ce projet devait apporter aux mouvements islamiques une nouvelle vision pour entrer dans le 21ième siècle. Il redéfinit ce qu’on appelle « musulman » ainsi que « croyant » et propose de revoir le type de relation qui doit s’instaurer entre eux, faisant en sorte que le discours islamique devienne universaliste : il s’adresse aux non musulmans avec un objectif d’inclusion et non pas d’exclusion. Cette idée permet en effet d’intégrer l’immense majorité de la population du monde arabo-musulman, qui est la cible de son projet réformiste.
Ainsi, il introduit une solution à la problématique de la discrimination que la pensée traditionaliste impose par l’idée que les citoyens issus d’autres religions que l’islam sont des sujets de « second degré » qui ne bénéficient pas des mêmes droits que leurs concitoyens musulmans (il faut noter que les états arabo-musulmans n’appliquent pas cette discrimination entre leurs citoyens de nos jours, mais les idéologues/prédicateurs traditionalistes en font l’apologie. Les plus extrémistes d’entre eux appellent ouvertement à restaurer ce système de discrimination, mais ils sont très minoritaires).
Ce qui est remarquable aussi dans sa pensée, c’est qu’il arrive à mettre sur un pied d’égalité les pratiquants des cultes (islamiques, chrétiens, judaïques, bouddhistes, etc.) par des fondements islamiques tirés des versets du Coran, ce qui renforce sa légitimité vis-à-vis des traditionalistes qui se basent plutôt sur les hadiths pour justifier leurs positions.
Que pense M. S. des questions liées à la vie sociale, politique, quotidienne et pratique qui font polémique quand on parle de l’islam?
– La sharia :
M. S. se débarrasse de cette problématique difficile en estimant que les versets comportant des « lois » peuvent être remis en question. En effet, il ne considère pas ces versets comme faisant partie du « Message » الرسالة Um Alkitab selon sa catégorisation. « Ce qui était valable à une certaine époque peut ne plus l’être sur une autre », dit-il, avant d’ajouter que la loi divine absolue n’existe que chez Dieu et que toute tentative de l’appliquer ici-bas n’est qu’une action humaine qui doit être soumise à la critique et qui n’a rien à voir avec la hakimiyya absolue (application de la loi divine aux hommes). « toute personne prétendant appliquer la loi divine est un imposteur qui veut camoufler la répression et ôter les libertés », dit-il. En d’autres termes plus concrets, il est contre l’amputation, la flagellation, la lapidation, etc.
– L’abrogation :
Contrairement aux traditionalistes qui en font l’un de leurs principes fondateurs de la relation entre les croyants et les infidèles, il n’accorde aucune valeur à ce qui est nommé traditionnellement alnasikh walmansoukh الناسخ والمنسوخ. Il s’oppose à l’usage du fameux « verset de l’épée » qui pour les plus radicaux a abrogé l’état de paix possible avec les infidèles et sert d’étendard pour les groupes djihadistes qui croient que c’est un devoir religieux de combattre les infidèles et de diffuser l’islam dans le monde, par la force s’il le faut. M. S. considère aussi que les récits historiques mentionnés dans le Coran comme les histoires des prophètes et des combats menés par les musulmans tels que Badr, Alkhandaq et Tabouk ne sont que des évènements historiques desquels on ne peut tirer des lois.
– Les interdictions religieuses :
Contrairement aux traditionalistes qui soumettent tout acte humain à un jugement religieux fixe, la vision de M. S. donne beaucoup plus de libertés aux hommes pour qu’ils décident par eux-mêmes les lois qu’ils veulent. Il limite l’illicite à seulement 16 points et soumet le reste de l’activité humaine à la volonté de la société, qui, pour lui, se décide par la démocratie. Il propose aussi de prendre en considération l’avis des scientifiques dans les domaines des sciences naturelles (sociologues, économistes, statisticiens, etc.).
1- Le polythéisme.
2- L’ingratitude envers les parents.
3- Tuer les enfants par crainte de pauvreté.
4- Les dérives sexuelles « Alfawahish » (adultère, relation sexuelle à plusieurs et relation entre deux personnes du même sexe).
5- Tuer.
6- le suicide.
7- La violation des droits financiers des orphelins.
8- La tricherie.
9- Le faux témoignage.
10- La violation des pactes.
11- Se nourrir d’animaux morts, de sang ou de porc.
12- Se confier au hasard pour prendre des décisions.
13- La négligence et l’abus.
14- Prêter de faux propos à Dieu.
15- L’inceste.
16- l’usure.
– La sunna :
M. S. considère que la « sunnadu prophète » (actes, dits et instructions de Mohammad en tant que prophète et non pas en tant que messager) ne représente que des positions humaines prises en fonction des circonstances spatio-temporelles dans lesquelles il a vécu. Il ne la considère absolument pas comme loi divine ou fixe. Ainsi les positions du prophète par rapport à des événements ou à des problèmes survenus à son époque ne sont pas contraignantes pour les musulmans qui lui succèdent. Il considère que la distinction entre la « sunnadu prophète » et la « sunna du messager » est un principe primordial pour sortir la jurisprudence islamique du fixisme réactionnaire dans laquelle elle se trouve, surtout que les traditionalistes considèrent que toutes les positions et les jugements pris par le prophète Mohammad au 7ième siècle sont valables pour tout temps et tout endroit et que la mise en question de la sunna est la même chose que la mise en question de l’Islam lui-même. M. S. propose de considérer le prophète Mohammad non pas seulement en tant que « messager », mais aussi en tant qu’homme et prophète.
Il dit aussi qu’on peut diviser le temps en deux périodes : la première est celle des messages divins qui s’est terminée par le message du prophète Mohammad. La deuxième est celle qui a succédé à la première, c’est-à-dire l’époque contemporaine dans laquelle nous vivons. Concluant que l’humanité n’a plus besoin de prophètes ou de messagers et qu’elle est capable de découvrir l’existence et de légiférer par elle-même sans révélation.
– Les peines (les houdoud الحدود) :
M. S. instaure l’idée que nous ne sommes pas obligés de les appliquer et que nous pouvons les remplacer par des peines plus adaptées aux changements modernes, à la raison et aux conventions universelles, via un processus de vote. Il fait notamment référence à certaines peines mentionnées dans le Coran comme l’amputation ou la peine de mort qu’il appelle des « peines maximales » (houdoud oulia حدود عليا).
– Le califat :
M. S. considère que « l’Etat » bâti par le prophète Mohammad à Médine ainsi que les instructions qui y sont relatives sont le fruit d’une activité humaine et temporelle. Il désacralise ainsi l’idée du califat et son caractère incontournable chez les traditionalistes.
– Le régime politique :
M. S. est un pluraliste pro-démocrate.
– Les critiques :
Beaucoup d’académiciens traditionalistes ont critiqué M. S. On peut par exemple trouver le professeur Abdelmuti Bayyoumi (ex-doyen du département Fondements de la Religion à l’Université al-Azhar), le professeur Abdelsabour Shahine (enseignant d’Islamologie à l’Université du Roi Fahed en Arabie saoudite) et la professeure Souad Saleh (ex-présidente du département Jurisprudence Comparée à l’Université al-Azhar).
La critique s’est concentrée sur la référence (marji’yya مرجعية) de M. S. Même s’il dit que celle-ci est le Coran, il est obligé d’admettre que c’est souvent la raison et la réalité qui appuient ses positions, d’autant plus qu’il utilise l’herméneutique. Cela a été remarqué dans ses débats avec la professeure Souad Saleh, notamment à l’égard de ses positions concernant la jurisprudence de la femme dans l’Islam. S. Saleh n’arrêtait pas de lui demander « qui a dit ça ?! » et il lui répondait « C’est la logique et la raison qui le disent ». Cependant la religion ne s’appuie pas toujours sur la rationalité.
La question de la référence est très importante pour M. S. et il souhaite la transgresser. Mais c’est aussi le plus difficile à faire. En effet, toute la pensée ainsi que la littérature traditionaliste ont été bâties sur un seul absolu : le texte et les hadiths authentiques priment sur la raison et la logique. Pour eux, l’interprétation des anciens prime sur celle de ceux qui leur ont succédé. C’est le principe même de ceux qu’on appelle historiquement « ahl alhadith أهل الحديث » c’est-à-dire les « attachés aux hadiths ». Ce principe remonterait au moment du conflit qui a commencé entre les musulmans, 24 ans après la mort du prophète (l’assassinat du calife Othmane, guerre entre Ali et Mou’auya et guerre entre Alhusseine et Yazid). Nous pouvons lire dans l’introduction de Sahih Musslim qu’ « Avant la fitna (le conflit), on ne remettait pas en question les rapporteurs des hadiths. C’est seulement après cette fitna que l’on a commencé à demander l’identité des rapporteurs pour différencier les attachés à la sunna dont on acceptait les hadiths, des hérétiques dont on refusait les hadiths»[1]. Que cette information soit vraie ou non, le plus important est que le courant d’ahl alhadith d’aujourd’hui, représenté de la manière la plus radicale par le courant salafiste, existe et domine le débat intellectuel et culturel dans le monde arabo-musulman, surtout parmi la masse. Dès lors, toute personne qui ose remettre en question le principe de la primauté du texte, ou tout réformiste qui essaie de donner une nouvelle interprétation à ce texte, comme l’a fait M. S., peut facilement être considéré comme un hérétique ou un déviant, et risque d’être discrédité. Le défi des réformistes réside largement sur ce point.
Ouvrages publiés :
1- Le Livre et le Coran : une lecture contemporaine الكتاب والقرآن – قراءة معاصرة. Damas: Alahali, 1990. 819 pages.
2- L’Etat et la Société دراسات إسلامية معاصرة في الدولة والمجتمع. Damas: Alahali, 1994. 375 pages.
3- L’Islam et la Foi : système moral الإسلام والإيمان – منظومة القيم. Damas: Alahali, 1996. 400 pages.
4- Vers de nouveaux fondements à la jurisprudence islamique : la question de la femme (le testament, l’héritage, l’autorité de l’homme, la polygamie et l’habillement نحو أصول جديدة للفقه الإسلامي – فقه المرأة (الوصية – الإرث – القوامة – التعددية – اللباس). Damas: Alahali, 2000. 383 pages.
5- Assécher les sources du terrorisme تجفيف منابع الإرهاب. Damas: Alahali, 2008. 304 pages.
6- Les récits coraniques: une lecture contemporaine, tome 1, introduction et histoire d’Adam القصص القرآني – قراءة معاصرة -المجلد الأول: مدخل إلى القصص وقصة آدم. Beyrouth: Dar Alsaqi, 2010. 359 pages.
7- Les récits coraniques: une lecture contemporaine, tome 2, de Noah à Joseph القصص القرآني – قراءة معاصرة الجزء الثاني – من نوح إلى يوسف. Beyrouth: Dar Alsaqi, 2012. 286 pages.
8- La Sunna du messager La Sunnah du prophète: un nouveau regard السنة الرسولية والسنة النبوية:رؤية جديدة. Beyrouth: Dar Alsaqi, 2012. 229 pages.
9- La Religion et le Pouvoir : une lecture contemporaine d’Alhakimiyya الدين والسلطة – قراءة معاصرة للحاكمية. Beyrouth: Dar Alsaqi, 2014. 480 pages.
10- Um Alkitab et ses détails: une lecture contemporaine d’Alhakimiyya humaine أمُّ الكتاب وتفصيلها – قراءة معاصرة في الحاكمية الإنسانية. Beyrouth: Dar Alsaqi, 2015. 463 pages.
[1]Ibn Sirine, mort en 110 de l’hégire.
Ecrit par :
Abdel-rahim ABDEL-RAHIM, chercheur à Sens public.
a.abelrahim@sens-public.org
Laisser un commentaire