Par le feu
Tahar Ben Jelloun
L’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun est né en 1944 à Fès au Maroc où il a étudié et puis enseigné la philosophie. Mais, en 1971 il a dû partir en France suite à la mise en œuvre du processus d’arabisation[1] de l’enseignement car il n’était pas formé pour la pédagogie en arabe. Il s’est installé à Paris pour poursuivre des études de psychologie.
À partir de 1972, il a écrit de nombreux articles pour Le Monde. En 1975, il a obtenu un doctorat de psychiatrie sociale. Son expérience de psychothérapeute lui a servi de source d’inspiration pour sa création littéraire, en 1976, il a notamment publié La Réclusion solitaire dans lequel il peint le portrait psychosocial d’un immigré face à la misère sociale.
En 1985, il a publié le roman qui l’a rendu célèbre : L’Enfant de sable : étude psychologique d’une jeune femme, nommé Ahmed, qui est élevée en tant que garçon parce que ses parents manquent d’un héritier masculin. En 1987, il a obtenu le prix Goncourt pour la suite de ce roman : La Nuit sacrée. Mais son œuvre ne se limite pas à des textes littéraires. Il a publié plusieurs ouvrages pédagogiques, tels que Le Racisme expliqué à ma fille (1998), ou l‘Islam expliqué aux enfants (2002), et il intervient régulièrement dans des écoles et universités marocaines, françaises et européennes. Actuellement, il vit avec sa famille à Tanger.
Certains de ses livres ont eu un succès international et ont franchis les frontières de plusieurs pays :
- L’Enfant de sable (Seuil, 1985) et La Nuit sacrée Prix Goncourt 1987, ne sont pas seulement traduits en arabe et en anglais, mais en quarante-trois langues au total, dont l’indonésien, le vietnamien, le hindî, l’hébreu, le japonais, le coréen et le chinois.
- Le racisme expliqué à ma fille (un best-seller vendu à plus de 400 000 exemplaires), est traduit en trente-trois langues, dont trois (parmi onze) langues principales d’Afrique du Sud (l’afrikaans, le swati et l’ixixhosa), le bosniaque et l’espéranto.
Plusieurs entretiens avec le titulaire du Prix Goncourt ont eu lieu et ont mis en évidence sa biographie détaillée et ses choix littéraires (choix de la langue d’écriture, choix des sujets abordés, etc.). (Voir article The Art of Fiction No. 159, paru dans The PARIS REVIEW[2].
Nous pouvons également en apprendre plus sur Ben Jelloun dans l’article intitulé Entretien avec Tahar Ben Jelloun publié récemment dans La cause Littéraire[3].
Par le Feu est la 46ème publication de Tahar Ben Jelloun, éditée chez Gallimard. Dans ce récit court, Ben Jelloun raconte l’histoire de Mohamed, chômeur diplômé d’histoire de 30 ans, qui vient d’enterrer son père. Afin de subvenir aux besoins de sa mère et de ses cinq frères et sœurs, il se voit obligé de reprendre la charrette de son père et d’essayer, tant bien que mal, de vendre des fruits aux passants dans le moloch d’une grande ville.
Bientôt, la déception, l’injustice et l’indifférence le submergent et le mettent face à une impuissance désespérée. Au bout de quelques mois de souffrance il met fin à son existence en s’immolant par le feu. Son corps devient le fanal enflammé de la colère d’une génération qui n’a plus rien à perdre.
Ce récit est basé sur une histoire réelle, l’histoire du jeune Tunisien Mohamed Buazizi[4], originaire de la région de Sidi Bouzid au centre ouest de la Tunisie qui a déclenché la révolution tunisienne appelée « révolution de Jasmin ». L’auteur reconstitue les derniers jours de Mohamed. Ce « métier » de marchand ambulant qui lui est si étrange, la police corrompue qui ne cesse de le harceler pour faire de lui un indicateur, les bastonnades des petits vendeurs par les agents de la Sûreté nationale, etc. lui font perdre la foi dans un avenir meilleur, il brûle son diplôme universitaire.
Mais les injustices ne s’arrêtent pas. Les policiers lui confisquent la charrette, son outil de travail. Comme il lui reste une étincelle de confiance dans l’État de droit, il part porter plainte à la mairie. Mais cette tentative ne fait qu’augmenter sa détresse, sa rage et son sentiment d’injustice : refoulé par le concierge, il n’arrive même pas à franchir le seuil. Dépourvu de son outil de travail et sans le moindre espoir de le récupérer, il prend la décision fatale. Une succession d’événements cruels a poussé Mohamed au bout jusqu’à décider de se suicider.
Ce récit s’inscrit dans le cadre des révolutions des pays arabes contre leurs systèmes dictatoriaux, connues sous le nom du « printemps arabe ». L’auteur ne se limite pas au cadre spatio-temporel de ces événements historiques, bien au contraire, Il distancie le cadre narratif pour marquer la fictionnalité de son texte. Le suicide de Mohamed Bouazizi remonte au 17 décembre 2010, et celui du personnage principal du récit à « un matin ensoleillé de décembre. Un 17 décembre »[5] sans mention de l’année. Encore d’autres détails marquent cette différence entre le monde du récit et le monde historique : la monnaie du pays dans le récit est le riyal alors qu’en Tunisie c’est le dinar. Ainsi, le texte se positionne au-delà de la seule Tunisie, il revendique une leçon universelle qui vaut pour tous les pays touchés par le Printemps arabe. Les souffrances et la colère de Mohamed ne concernent pas seulement un pays à un moment donné, elles transcendent la particularité historique et gagnent un statut représentatif pour tous les pays arabes. La révolution aurait pu prendre son départ en Arabie Saoudite, en Égypte ou en Syrie. Le destin fictionnel d’un individu devient ici l’emblème d’un espace culturel dans l’impasse terrible de désespoir.
Les personnages : leur relation et leur contribution au déroulement de l’histoire :
Les personnages du récit ne sont pas nombreux et ils ne sont pas tous actifs. Il y a tout d’abord Mohamed autour duquel tourne l’histoire entière ; sa fiancée Zineb (secrétaire de médecin) ; sa mère (une vielle dame malade) ; ses frères et sœurs ; des agents de polices ; le grossiste dans le marché de gros ; le concierge de la mairie… Tous les personnages cités dans le récit ont contribué à accentuer la sensation d’injustice chez Mohamed. Sa famille représente une lourde responsabilité étant donné qu’il doit lui assurer les moyens de subsistance ainsi que les médicaments pour une mère atteinte d’une maladie chronique (le diabète). Même sa fiancée peut contribuer à son désespoir, car, étant fiancés depuis trois ans, il était temps de commencer à réfléchir au mariage. Mais un mariage coûte cher et l’exigence de sa fiancée n’est qu’un autre fardeau sur les épaules de Mohamed.
Le fournisseur de marchandise qui lui fait du chantage, les marchands de fruits qui ont occupé les meilleurs emplacements et surtout la police qui le harcèle représentent tous les instruments de pression. Ce cadre social avec la petite foule qui y figure nous fait découvrir des relations très tendues entre deux poids de mesure parmi les différentes composantes de la société. Il y a d’un côté la police et les autorités qui représentent le pouvoir et qui ne reculent pas devant l’emploi de la violence, et de l’autre côté la masse populaire soumise qui subit passivement les exactions.
La langue met en évidence le niveau de vie et souligne la détresse d’une société soumise :
Le champ lexical utilisé par l’auteur met en évidence le niveau et le mode de vie de cette société. Car, la charrette, la vente clandestine, les marchands ambulants, etc. soulignent tous la pauvreté et le manque.
Un mot simple, d’un registre familier se répète plusieurs fois dans le livre : « dégage ». Mais les apparences sont trompeuses. Derrière ce mot simple se cache un message politique fort : Il s’agit d’un mot clé de la révolution tunisienne. Le 14 janvier, devant le ministère de l’Intérieur à Tunis, les pancartes «Dégage !» étaient nombreuses. Des milliers de personnes crièrent ce «dégage» libérateur, comme en réponse au dernier discours télévisé du dictateur, la veille, où celui-ci s’accrochait encore au pouvoir. Ce verbe français prononcé par des foules arabophones a connu un succès bien au-delà de la Tunisie où il a été utilisé la première fois dans le Printemps arabe. Adopté par la suite dans les pays arabes qui ont connu leur révolution, ce terme exprime la volonté du peuple de se libérer de son dictateur. On l’a vu et entendu en Libye, en Égypte, en Syrie et au Yémen, même si le résultat n’a pas été le même dans tous ces pays.
Le contexte social ainsi que le niveau de vie que le récit met en évidence permettent de distinguer entre le langage des personnages principaux et un langage plutôt soutenu qui apparaît dans les passages où le narrateur prend la parole. «Ce fut violent. Il n’eut même pas le temps de se relever. Deux agents de police, dont une femme, le jetèrent par terre et s’emparèrent de sa charrette »[6] ; « Il errait dans les rues, abasourdi par ce qui venait de lui arriver, incapable de penser. Sans s’en rendre compte, ses pas le menaient vers la municipalité. Il demanda à parler au maire »[7]. Même si la syntaxe des phrases reste simple, les verbes sont conjugués au passé simple et à l’imparfait, soulignant la distance narrative. En outre, on constate une adéquation claire entre la syntaxe et le contenu des phrases. Des phrases courtes reproduisent la vitesse des actions décrites.
A ce langage narratif s’oppose un langage familier qui apparaît lorsque le narrateur se retire de la scène pour que le dialogue prenne le dessus dans le récit. En voici quelques exemples : « Maintenant tu dégages »[8] ; « Allez, fous le camp »[9] ; « Qui es-tu pour lui parler ? T’es riche ? T’es important ? »[10] ; « Pour tes beaux yeux »[11] ; « Dégages, sinon je te casse ta jolie figure »[12] ; « Tiens, espèce de rat »[13]
L’auteur fait correspondre le langage utilisé aux personnages qui parlent. Le niveau de langue utilisé renvoie à une société populaire qui n’a pas pu bénéficier d’un enseignement supérieur. Les conditions difficiles de vie, la pauvreté, l’absence de moyens de transports expliquent les difficultés que les enfants rencontrent en poursuivant leurs études. Et ce sont eux qui deviennent plus tard « des vendeurs de cigarette au détail ; des laveurs ultrarapides de voitures ; des accompagnateurs de personnes âgées ayant du mal à se déplacer ; des vendeurs de cartes postales qu’ils avaient eux-mêmes dessinées ; des fabricants de jouets en canette de limonade ; des vendeurs de cartes géographiques du pays, de photos de Michael Jackson et de Ben Harper, etc.»[14]
Perspectives de narration alternées pour une meilleure « mise en scène » des évènements :
Le narrateur de Par le Feu raconte une histoire dont il ne fait pas partie, il s’agit clairement d’un narrateur hétérodiégétique, mais il ne reste pas extérieur à ses personnages. La focalisation de la narration alterne. Elle est tantôt interne lorsque le narrateur décrit Mohamed, ses pensées et ses émotions, et tantôt externe, distante et plus en retrait dans les passages qui décrivent les autres personnages. En décrivant les policiers, par exemple, la focalisation est totalement externe. On ne sait rien d’eux en dehors de ce qu’ils disent et ce que le narrateur nous transmet sous forme de dialogue. Ils sont interchangeables et représentent un pouvoir anonyme et inhumain.
Lorsque le récit atteint son apogée, nous distinguons un véritable jeu de perspectives de narration. Dans la page 46, Mohamed désespéré, abattu, après avoir perdu toute raison de vivre, décide de mettre fin à sa « foutue »[15] vie. Le narrateur s’approche beaucoup de lui au point de nous faire croire qu’il s’unifie avec lui. Il nous fait part de son désarroi et sa désespérance. Les phrases utilisées deviennent courtes. Elles ressemblent à des fragments de phrases, de bribes de pensées qui s’enchainent sans avoir un lien logique entre-elles, un pur flux de conscience associatif :
« Sa mère alitée, son père dans le cercueil, lui à la faculté, Zineb souriante, Zineb en colère, […] le ciel bleu, un arbre immense qui le protège, lui dans les bras de Zineb…. » [16]
L’auteur à nouveau fait correspondre le style à la situation. Mohamed a décidé de se suicider et avant de mettre sa décision en œuvre, il a vu toute sa vie défiler devant ses yeux. Les courtes phrases sont donc des images qui changent rapidement au rythme des battements de son cœur.
Dans le paragraphe suivant, la perspective de narration change radicalement. La focalisation devient externe pour établir une certaine objectivité. Le narrateur ne fait aucun commentaire personnel, il prend du recul en décrivant la scène du suicide avec des phrases verbales simplement structurées, qui se suivent en donnant une image très précise de ce qui est en train de se passer devant la mairie. Nous avons l’impression de regarder un film !
«Puis, Mohamed se releva en silence. Il alla se poster juste en face de l’entrée principale de la mairie, sortit la bouteille de gasoil de sa sacoche, s’aspergea de haut en bas, […]. Ensuite, il alluma son briquet Bic rouge, regarda une seconde la flamme et l’approcha de ses habits »[17].
Ben Jelloun et le Printemps arabe
Par le Feu n’est pas le seul livre de Tahar Ben Jelloun au sujet du Printemps arabe. Il est aussi l’auteur de L’étincelle : Révolte dans les Pays Arabes. Si le premier ouvrage rend hommage à Mohamed Bouazizi, le jeune tunisien dont le martyre déclencha la révolution de jasmin, Le deuxième – un essai – examine la situation des autres pays arabes touchés par la révolution en se mettant dans la peau de leurs dictateurs. « Ces ouvrages ont été écrits à chaud, face à ce mouvement historique, cet immense mur de Berlin qui tombe et a eu un effet libérateur un peu partout dans le monde. Dans les autres pays arabes bien sûr, mais on le voit aussi aujourd’hui en Espagne » explique l’auteur lors d’une interview dont certains extraits ont été publiés dans Lemag.ma[18].
Par le Feu a été écrit en 2011, après la révolution tunisienne qui a abouti au renversement de Zine El Abidine Ben Ali, président au pouvoir. Il n’a donc pas contribué à la révolution mais il l’a présenté au monde entier de manière à ce que chaque lecteur puisse s’y identifier. Dans cette même veine, et dans la même source, l’auteur explique que « ce récit-là est une œuvre littéraire. La littérature peut avoir un impact très important. Les gens peuvent s’identifier, ils sont touchés par cette histoire humaine et par les mots « . Effectivement, la mort de ce jeune tunisien est considérée jusqu’aujourd’hui comme l’élément clé et déclencheur de la révolution tunisienne et par conséquent du Printemps Arabe. Suite à la mort du « martyr de la dignité » comme il est d’usage de le dire en Tunisie, le pays est entré dans une phase de désordre total. Car en plus des manifestations, la subversion a pris le dessus : les feux n’ont cessé de se déclencher dans les hôpitaux, les commissariats de police, des administrations publiques, etc. Le secteur privé n’a pas été épargné, car les entreprises, les centres commerciaux et même les petites boutiques dans les quartiers populaires ont également pris feu. Une période de désordre, de peur, d’angoisse a favorisé la montée au pouvoir des islamistes qui se sont pris pour des sauveurs qui allaient sortir le pays du chaos. La simplicité du peuple et son désespoir leur ont rendu le plus grand service lors des élections d’octobre 2011.
Avec un style simple et accessible au monde entier, ce récit raconte des moments clés dans l’histoire de la Tunisie contemporaine. Le sacrifice de Mohamed a déclenché dans les pays arabo-musulmans une série de révolutions qui a réussi à faire basculer le pouvoir et rendre hommage et justice aux peuples qui ont subi pendant de longues décennies la répression policière, le manque de libertés, le chômage et la pauvreté. Il s’ouvre sur un ensemble de questions favorisant une analyse exhaustive du Printemps Arabe : Que s’est-il passé pour que tout le pays soit épris d’une flamme révolutionnaire totale ? La mort de Mohamed n’était-elle pas le fanal visible d’un conflit qui a dévoilé le paysage sociopolitique dans les pays en révolution aux yeux de l’occident et du monde entier? Quelle sont les retombées de la révolution ? A quoi a-t-elle abouti ? Quel était le rôle des partis politiques islamistes dans le façonnement du paysage politique, économique et social dans les pays révoltés ? Et dans quelle mesure, les sociétés arabes sont-elles parvenues à atteindre les objectifs de la révolution ?
________________________________________________
[1] Dès l’indépendance du Maroc, il fut question de l’arabisation de l’enseignement dans le but de valoriser la langue arabe, ce qui a nécessité de l’inscrire dans la constitution du pays.
[2] http://www.theparisreview.org/interviews/893/the-art-of-fiction-no-159-tahar-ben-jelloun.
[3] http://www.lacauselitteraire.fr/entretien-avec-tahar-ben-jelloun.
[4] Mohamed bouazizi est le jeune tunisien qui s’est immolé le 17 décembre 2010 suite à un incident avec la police locale.
[5] Par le feu, p. 46.
[6] Par le feu, p. 40.
[7] Ibid., p. 41.
[8] Ibid., p.40.
[9] Ibid., p. 40.
[10] Ibid., p. 41.
[11] Ibid., p. 42.
[12] Ibid., p. 42.
[13] Ibid., p. 45.
[14] Ibid., p. 26.
[15] Par le Feu, p. 45.
[16] Ibid., p. 46.
[17] Ibid., p. 47.
[18] http://www.lemag.ma/Tahar-Ben-Jelloun-le-printemps-arabe-un-mur-de-Berlin-qui-tombe_a56364.html.
Alors que les reactions a cet acte sont d’abord ignorees par le gouvernement tunisien, sa mere et sa s?ur sont recues le 28 decembre par le president Zine el-Abidine Ben Ali , qui limoge le gouverneur de Sidi Bouzid et les agents municipaux concernes