Dans son ouvrage « Nous n’avons jamais été modernes » (1991), Bruno Latour faisait apercevoir comment interpréter les deux épistémès divergentes qui étaient au fondement des travaux physiques, en commentant le travail passionnant de Shapin et Schaffer, Leviathan and the Air-pump (1985) qui porte sur les incompatibilités symétriques entre les présuposés épistémologiques de Boyle d’une part et de Hobbes d’autre part. Ces deux chercheurs majeurs du 17e siècle mobilisèrent toute leur intelligence pour penser, pour le physicien, si et comment on pouvait produire du vide, ce qui démontrerait ce que peut signifier la « création ex nihilo » … et pour le jurisconsulte comment, au contraire, éviter le « vide politique » générateur de ruptures et de guerres civiles, en ébauchant un système politique.
Ces aventures de la pensée se basent sur des conceptions en grande partie métaphoriques de la société et de l’organisme humain : c’est l’époque où triomphent les modèles mécanique, et plus largement l’attribution de propriétés locales aux divers « sujets » ou « objets » ainsi distingués. On parle volontiers du « corps politique » comme on pensera à la « mécanique céleste », voire aux machinations qui font les événements politiques. L’automate d’alors est le prototype de nos robots. Le jeune mathématicien et théologien Blaise Pascal, dont les expériences en physique ont démontré l’existence naturelle du vide en même temps que la pression de l’air, met au point une machine à calculer et développe des théories mathématiques qui permettront à Wilhelm Gottfried Leibniz, qui fait acheter, pour la bibliothèque qu’il dirige en Allemagne, les manuscrits mathématiques laissés à sa mort par Pascal. Les recherches de Pascal concernant les calculs de surfaces courbes sont à l’origine de la mise au point par Leibniz du calcul infinitésimal et de sa promotion du calcul binaire.
Les fondements intellectuels de notre société numérique remontent donc explicitement au XVIIeme siècle : ils sont visibles rétrospectivement dans l’interaction des entreprises capitalistes du commerce colonial avec les conceptions avancées de la société humaine qui libèrent l’énergie créative. A l’intersection de ces deux phénomènes, il y a les calculs requis pour développer les contrats d’assurance, la cartographie, les efforts pour produire davantage de connaissances concernant la nature et les hommes et constituer leur encadrement juridique et moral. Ce qui allait devenir l’encyclopédisme est aussi à l’origine des mutations contemporaines. C’est cet ensemble que ce blog questionnera, et nous le ferons dans une perspective anthropologique, tant la question des comportements en réseau est une constante de l’aventure du progrès humain. Gérard Wormser