Pourquoi le barrage est une métaphore perdante

par Gérald GARUTTI


Nous vivons un sale temps.


Non pas un temps de
fièvre comme si les convulsions de la Nation exprimaient une maladie du corps social qu’il suffisait de guérir
en lui administrant un traitement – une douche froide, un calmant, une saignée. L’Histoire ne relève pas du bulletin médical.


Non pas un temps d’orage
 avec avis de tempête sur la République – comme si l’enchaînement des événements mimait le cycle des saisons ou les aléas du climat. Après l’hiver du mécontentement, l’été des exutoires. Après la pluie de l’insurrection, le beau temps des institutions. L’Histoire ne tient pas du bulletin météo.


Non pas un temps d’infortune
 avec la faute à pas de chance. Comme si les cases du présent étaient cochées au pif et les balles de l’avenir tirées au hasard, avec, selon les cas, une chance d’y passer – roulette russe –, toutes les chances d’y rester – roulette belge –, ou rien ne va plus – roulette française – paf. L’Histoire ne se réduit ni à un barillet de revolver, ni à un bulletin de loto.


La rationalité médicale, la fatalité naturelle, la causalité aléatoire : trois fausses conceptions de l’Histoire, trois lignes de vie illusoires. Par conséquent, dès lors qu’entre en jeu le choix de nos existences, trois bulletins nuls.

Non, nous ne vivons ni une poussée de fièvre, ni une période d’infortune, ni une saison d’orage

Nous vivons un temps de haine.

 Un temps de peur et de rage. De colère. D’angoisse. D’effroi. Avec ses attaques de panique. Ses bouffées délirantes. Ses accès de terreur. Ses manifestations de fureur. Ses crises de tétanie et d’hystérie. Oui, nous vivons un temps de passions collectives funestes radicales. Pire que tristes – dévastatrices. Une grande peur. Une haine extrême. Comme si tout d’un coup – et quel coup – coup de sang, coup de dés, coup de grâce – toutes les bornes étaient en passe d’être dépassées.

Les bornes de quoi ?


Ces temps-ci, il est beaucoup question de barrages. De digues. De vagues. De raz-de-marée. Comme si ce qui se déverse là sur nous constituait un élément naturel – un torrent, une mer, un océan. Une réalité de la nature incontestable. On ne négocie pas avec un ouragan, une éruption volcanique ou un séisme. On tente d’y survivre. Quand ils se déchaînent, l’air, le feu, la terre peuvent tout détruire – le cyclone Katrina à La Nouvelle-Orléans, le Vésuve à Pompéi, le séisme de Lisbonne. Des quatre éléments, l’eau est celui qui engloutit. Tel l’Océan. Incommensurable. Insaisissable. Abyssal. À la puissance infinie. À la victoire inexorable. Érosion ou déluge, avec le temps, toutes les terres finiront submergées.


Voilà le référentiel océanique dans lequel nous sommes noyés aujourd’hui. Voilà le paradigme marin qu’inconsciemment nous ne cessons de mobiliser pour mieux nous y engluer, tétanisés par ce qui  nous tombe dessus.


Dire qu’on veut faire barrage à la vague marine, c’est ériger un mouvement politique en puissance naturelle. C’est poser un fait humain en force fatale. C’est transformer un prénom aquatique en
catastrophe environnementale.


À terme, le barrage est une métaphore perdante. Il charrie la hantise du raz-de-marée. Il porte un imaginaire de vaincus d’avance. Un horizon de victimes de cataclysmes inéluctables. Certes, il permet de gagner du temps – c’est son mérite –, mais c’est un palliatif. Tôt ou tard, il finira par céder. Il prend déjà l’eau de partout.


Voilà quarante ans que le Front National ne cesse de « monter ». Il faut en finir avec le mythe de sa fatalité naturelle. Il faut changer de référentiel. Il ne s’agit pas de faire barrage au Rassemblement National. Il s’agit de le battre.


Par son racisme et sa xénophobie, par son rejet de l’autre, par son histoire à l’extrême-droite, des antidreyfusards à Jean-Marie Le Pen via Pétain, le parti lepéniste nie toutes nos valeurs. Il constitue un danger extrêmement grave pour la République. S’il veut la conquérir, c’est pour la détruire. Qu’il concentre une mosaïque de colères n’en fait pas pour autant une force salutaire.


Il existe pour le coup une autre digue que nous appelons à poser. Et cette digue est intérieure. Contre l’ennemi en nous. Contre le démon de la peur. Contre le déchaînement des pulsions. Contre le débordement de haine. Car ce qui déferle, par-delà le RN, c’est bel et bien la haine.


Nous sommes en train de nous créer un monde d’ennemis. Avec des tranchées infranchissables. On est contre. On pense contre. On agit contre. Certes, la politique peut être conçue comme l’art de se choisir un ennemi. Mais même à cette aune, le discernement fait cruellement défaut. Nous voici tous ennemis. Tous oppressés – l’atmosphère est suffocante. Tous électrisés – les barrières sautent. Tous dressés les uns contre les autres, à nous accuser de provoquer la guerre civile. Si le bien commun n’existe pas, alors tout est possible. Surtout le pire.


Oui, l’heure est critique. Qu’allons-nous décider ? Continuer à nous diviser, nous détester, nous mépriser, nous atomiser ? Ou refaire société ? N’avons-nous pour seul horizon que la guerre de tous contre tous ? Avec, pour seul lot commun, un immense ressentiment ?


Nous appelons à battre la haine.


Nous appelons à refuser le déchaînement de la parole. La parole raciste. La parole antisémite. La parole sexiste. La parole homophobe. La parole fasciste. Nous savons trop la puissance de la parole pour ne pas mesurer sa force de destruction.


Nous appelons à voter pour. Pour la réconciliation. La concorde. La paix civile. L’État de droit. Pour les libertés fondamentales. Les droits humains. La dignité de la personne. Le respect de l’autre. La tolérance. Pour l’égalité. La laïcité. La liberté de conscience.


Nous appelons à voter pour la République – ce bien commun.


Nous appelons à battre le Rassemblement National.


Gérald Garutti


Écrivain et metteur en scène


Fondateur
et directeur du
Centre
des Arts de la Parole