Twitter et philosophie - à propos d'un livre d'Adriano Fabris

Adriano Fabris, déterminisme technologique, détournement, Éric Méchoulan, intermédialité, Métaontologie, Ollivier Dyens, stigmergie, Twitter

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Quelques réflexions à partir du livre Twitter et la filosofia d'Adriano Fabris.

Je dois dire tout d'abord qu'Adriano Fabris a été mon directeur de maîtrise et de doctorat à l'université de Pise. S'il serait un peu désuet de dire que je le considère comme "mon maître", il est tout de même vrai que sa pensée a fortement influencé mon approche. Les réflexions sur ce livre me permettent donc de rouvrir un dialogue qui est en cours depuis plusieurs années et d’accroître mon auto-conscience théorique : lire le livre de Fabris me renvoie à mes propres présupposés théoriques.

La première chose qu'il me semble important de souligner est donc l'approche méthodologique de Fabris: c'est l'approche d'un philosophe. Il faut bien comprendre l'importance de cette remarque - qui pourrait sembler banale vu le titre de l'ouvrage. L'approche philosophique consiste à réfléchir sur le monde en se posant la question du sens, mais sans avoir nécessairement pour objectif de l'expliquer ou de rendre compte d'une situation particulière. Il ne s'agit pas de regarder quelles sont les pratiques des usagers qui utilisent Twitter - ce que pourrait faire un sociologue. Il ne s'agit pas de s'interroger sur l'efficacité des échanges qui se produisent sur Twitter - ce que pourrait faire un expert de communication. Il s'agit de s'interroger sur ce que peut signifier "tweeter", à partir de la structure du réseau et de ce qui semble être son "essence".

L'approche de Fabris n'est pas pour autant essentialiste. Depuis plusieurs années, Fabris essaye de penser une philosophie des relations (cf. par exemple TeorEtica) qui mette les relations devant l'être. Il n'y a pas d'essence, il n'y a que des relations, pourrait-on dire. Une parenthèse pour dire que cette approche correspond parfaitement avec le point de départ de la pensée intermédiale - cf par exemple un des  textes inauguraux de cette approche, celui d'Éric Méchoulan où l'on trouve une phrase qui pourrait sortir de la plume de Fabris:

la relation est par principe première : là où la pensée classique voit généralement des objets isolés qu’elle met ensuite en relation, la pensée contemporaine insiste sur le fait que les objets sont avant tout des nœuds de relations, des mouvements de relation assez ralentis pour paraître immobiles. (Intermédialités  : le temps des illusions perdues)

Drôle de coïncidence: je pars de Pise avec une philosophie des relations et j'arrive à Montréal où je trouve l'intermédialité. La préoccupation à laquelle répond la philosophie des relations est en effet la même qu'on peut retrouver dans les théories intermédiales: le besoin d'aller au-delà d'une pensée essentialiste sans pour autant abandonner une approche ontologique. C'est la même préoccupation qui m'a poussé, depuis plusieurs années à essayer de développer une métaontologie - notion que j'ai commencé à définir, justement pendant la rédaction de mon mémoire de maîtrise sous la direction de Fabris.

La réflexion de Fabris nous permet de nous poser de la façon la plus profonde la question sur le rapport entre technologie et pratiques. En d'autres termes: en quelle mesure les pratiques sont-elles déterminées par les technologies? C'est la question qu'on peut se poser à partir du travail de McLuhan (auquel Fabris dédie plusieurs pages). Une réponse fortement essentialiste (comme celle de McLuhan, d'ailleurs) risquerait d'être absolument déterministe: les technologies ont une essence particulière et déterminent donc ce qu'on peut faire. C'est une version forte du déterminisme technologique. La philosophie des relations de Fabris permet de penser ce qu'on pourrait appeler, avec Ollivier Dyens, un rapport stigmergique entre technologies et pratiques. Ce qui compte, en d'autres termes, n'est pas seulement ce que Twitter est ou ce que sont les pratiques, mais de quelle manière se crée une interaction, une relation entre techniques et usages, car c'est cette relation qui est première, et l'essence, semble dire Fabris, est un contre coup des relations. Encore une fois, une idée profondément en accord avec l'approche intermédiale. C'est dans cette optique qu'on doit comprendre l'expérience de tweets philosophiques menée par Fabris. Nos pratiques entrent en relation avec les technologies et cela nous met dans la situation de ne pas seulement les observer mais d'en prendre la responsabilité.

Dans le même sens, on pourrait interpréter les expériences d'appropriation - et de détournement- des outils technologiques sur lesquelles j'ai déjà écrit - par exemple ici.
Encore dans le même sens, et plus spécifiquement en lien avec Twitter, il faut interpréter l'expérience de polemictweet - qui, j'en suis sur, plairait à Fabris car elle correspond à une volonté de faire philosophie avec Twitter, en mettant au centre du dispositif l'échange discursif et la discussion rationnelle des philosophes.

Une autre convergence : Fabris propose une analyse fort intéressante de ce que devient le concept de vérité dans le modèle apophantique de Twitter. Bien évidemment, la vérité en tant que correspondance ne fonctionne plus - car devient vrai tout simplement ce qui est affirmé. Ma réflexion sur le caractère performatif de l'éditorialisation allait dans le même sens .

Les réflexions convergent donc et un terrain fertile de dialogue semble s'ouvrir. J'aimerais proposer à Fabris de répéter son expérience, en français. Car une chose me semble certaine: nous avons la responsabilité de faire de l'espace numérique un espace de relations - ou pour le dire avec d'autres mots, un espace du sens public. L'investir pour faire de la philosophie n'est pas seulement une possibilité, mais un devoir. Car c'est probablement une des manières de transformer l'espace numérique en espace public.

 

 

Adriano Fabris, déterminisme technologique, détournement, Éric Méchoulan, intermédialité, Métaontologie, Ollivier Dyens, stigmergie, Twitter Numérique