Tout est-il médié? L'éditorialisation, entre approche épistémologique et approche ontologique
Thierry Crouzet a récemment écrit un billet de blogue à propos de ma définition du concept d'éditorialisation (voir mon article sur Sens public). Dans sa lecture, il soulève une question qui est fondamentale pour ma réflexion, celle du statut ontologique de l'éditorialisation. On pourrait la formuler ainsi: l'idée que l'éditorialisation est une production du réel est-elle à comprendre d'un point de vue épistémologique ou ontologique? En d'autres termes: l'éditorialisation sert-elle à nous expliquer notre façon de comprendre le monde ou est-elle la structure même du monde?
La réponse de Thierry Crouzet est clairement épistémologique - ce qui semble être la position la plus sensée. Il affirme au début de son billet:
Il existe donc selon moi des informations non médiatisées, même si toute information, pour être échangée, doit être émise (le soleil), véhiculée par un canal de transmission (les ondes électromagnétiques, que je ne peux assimiler à un média) et éventuellement reçue (par mes yeux). On aurait donc:
- Des informations brutes, non médiatisées;
- Des informations médiatisées (je pense à une chose, je la transforme en mots et en phrases);
- Des informations éditorialisées (je pense à une chose, je réfléchis à la façon de la transmettre, je l’organise…).
L’éditorialisation introduirait donc une certaine réflexivité dans le processus de communiquer (le soleil communique sans médiatiser et sans éditorialiser, il m’arrive souvent de parler sans éditorialiser, et même d’écrire ainsi, et c’est alors que j’écris vraiment).
Le monde est immédiat - non-médié ou non-médiatisé (il faudrait voir si cela signifie la même chose) -; ensuite, nous pouvons le médier (ou le médiatiser).
J'ai toujours défendu la position opposée: le monde - et plus précisément l'Être - est toujours médié.
On revient au débat entre réalisme et idéalisme...
Cette question n'a pas un impact fondamental sur la valeur opérationnelle de la théorie de l'éditorialisation: qu'on la comprenne à un niveau épistémologique (comme Thierry) ou à un niveau ontologique (comme moi), cette notion sert à nous expliquer les dynamiques caractérisant l'espace numérique, un espace qui n'est autre que notre espace principal d'action, l'espace que nous habitons.
Mais d'un point de vue philosophique, évidemment, la question est fondamentale. Thierry, en parlant d'informations non-médiatisées, rejette la théorie de McLuhan - qui, pour le coup, est plus du côté ontologique: tout est médiation, ontologiquement. En ce sens, McLhuan serait plus un artiste qu'un scientifique, selon Thierry. Je prends donc volontiers le risque de défendre l'approche ontologique en me disant qu'au pire, Thierry me mettra dans le groupe des artistes - ce qui me plaît peut-être plus que d'être un universitaire...
Je reviens à mon idée. J'ai essayé de la formuler dans ma monographie Corps et virtuel (surtout p. 70 et suivantes). L'idée est la suivante: l'Être en tant qu'Être est toujours plié sur lui-même. En d'autres termes, il n'y a pas d'un côté l'Être et de l'autre un sujet qui le regarde et qui opère une médiation pour venir en contact avec l'Être lui-même. L'Être est toujours déjà plié - et donc médié. La caractéristique fondamentale de l'Être est de produire un pliage, ce que j’appelais une "réflexion" ou, mieux, des "plans de réflexion" - et qu'on pourrait appeler médiation. Ce pliage ne se produit pas au niveau de notre compréhension, mais avant toute compréhension. Je tirais cette idée de la notion de chair de Merleau-Ponty.
Pour reprendre l'exemple de Thierry, le soleil n'est qu'un des pliages de l'Être, il n'est jamais immédiat, il est toujours le fruit d'une médiation. Car déjà, pour qu'on puisse parler de soleil, il faut qu'une série de médiations aient eu lieu: l'isolement et le regroupement d'un certain nombre de photons par exemple, ou encore l'isolement et le regroupement d'un certain nombre d'autres éléments (rayons? chaleur?). Ce processus n'est pas notre manière de comprendre le monde, mais la manière d'être du monde lui-même. L'Être se plie sur lui-même et se plie de plusieurs manières. Ce que nous appelons soleil est bien sûr le soleil (c'est son essence, ce que le soleil est), mais il est aussi autre chose - par exemple, un photon isolé, ou le groupe de photons qui constituent le rayon qui entre dans la chambre où se trouve Thierry, ou un petit point de lumière fait par l'ensemble de notre galaxie vue par une autre galaxie, ou encore un ensemble de cordes qui vibrent - du point de vue de la string theory. Ces changements d’échelle ne sont pas seulement des façons de comprendre l'Être, mais des façon d'être de l'Être. Je ne suis pas idéaliste parce que je ne pense pas qu'il faille un sujet pour que l'Être soit médié. Il l'est toujours, tout seul, et nous aussi, en tant que sujets, nous ne sommes que le fruit d'un des pliages de l'Être. Le soleil, en tant que soleil, n'est pas une production de notre raison: ce n'est pas nous - les être humains - qui comprenons un ensemble de photons comme une unité; plutôt, le soleil est une unité. Sauf qu'il est une des unités possibles. Le photon en est une autre, les cordes une autre - et il y en a une infinité d'autres que nous ne connaissons sans doute pas encore. Toutes ces unités sont des pliages de l'Être, des façons d'être de l'Être. Cette idée me pousse à parler de métaontologie et d'être-multiples - car si l'Être est toujours plié, toujours médié, alors il ne peut qu'être multiple, car il y a une infinité de possibilités de pliages (mais ça, c'est une autre histoire).
Revenons à l'éditorialisation. Tout ce discours sur la médiateté de l'Être ne signifie bien sûr pas que tout est éditorialisé - sinon le concept ne servirait à rien. Cela signifie plutôt que l'éditorialisation est un des pliages de l'Être. Je ne pense pas qu'il y ait d'un côté le monde, d'un autre ce qu'un sujet pense de ce monde, d'un autre ce que le sujet écrit sur le monde et d'un autre encore la forme éditorialisée de cette écriture. Je pense que ces quatre niveaux sont mélangés et, surtout, que leur interaction ne dépend pas d'un sujet.
Je reprends un exemple que je fais souvent: celui d'un restaurant. Selon l'idée de Thierry, on pourrait considérer qu'il y a:
1. Le restaurant non médiatisé (le restaurant qui est là, dans la rue, le bâtiment où je vais manger);
2. Le restaurant médiatisé (le restaurant tel que je le pense et tel que je l'écris, le mot "restaurant", son nom propre...);
3. Le restaurant éditorialisé (celui qui se trouve sur TripAdvisor, qui consiste en une organisation de ce que je pense du restaurant, mise en forme sur une plateforme particulière).
Ce que je conteste de cette description (qui, je le répète, ne change rien à la valeur opérationnelle du concept d'éditorialisation) est le fait que:
1. Le restaurant en tant que tel, le restaurant non médiatisé, n'existe pas. Le restaurant en tant que tel est déjà le fruit d'une médiation, d'un pliage de l'Être sur lui-même. Qu'est-ce au juste que ce restaurant? Le bâtiment? les pierres qui le constituent? le bâtiment et les personnes qui se trouvent à l'intérieur - le chef, les serveurs... mais alors aussi: une certaine idée de ce qu'est un restaurant, une tradition de cuisine particulière, des années de discours sur la restauration... Ou alors, un ensemble d'atomes, d'électrons, de cordes? L'être du restaurant est tout cela, évidemment, mais bien plus encore;
2. Les points 1, 2 et 3 de l'énumération précédente sont en fait à concevoir en une continuité, car ce que Thierry pense du restaurant est indissociable du restaurant lui-même. De la même façon, la recension sur TripAdvisor et la position du restaurant sur la carte de Google map participent aussi de ce qu'est le restaurant. Tout comme le fait d'être dans une rue centrale de la ville fait partie de l'essence du restaurant (mais c'est encore une médiation, car la position d'une rue n'est qu'un discours, une partie d'imaginaire collectif), le classement sur TripAdvisor participe à la définition de la position (plus ou moins visible, plus ou moins proche);
3. Il n'y a pas un sujet particulier qui effectue l'éditorialisation, elle est toujours disséminée et dispersée. La perte de contrôle est inévitable.
Je faisais ces remarques, un jour, à mon ami Maurizio Ferraris. Il était 13h30. Il me dit: "Oui, mais là j'ai faim et je vais en bas, dans un restaurant, où on me donnera à manger. Sur TripAdvisor, on ne me donnera pas à manger." Et c'est vrai, mais ce n'est pas en contradiction avec ce que je dis: pour descendre au restaurant, pour que je puisse trouver le restaurant, il faut déjà que je sache ce qu'est un restaurant, il faut aussi que j'aie une idée de ce que signifie manger au restaurant, il faut enfin que je puisse repérer le restaurant - sur Google Maps? TripAdvisor? en suivant le conseil d'un ami? par le simple fait que je vois sa devanture? Toutes ces contraintes sont des formes de médiations, et le restaurant en tant qu'ensemble d'atomes ne me donnerait pas plus la possibilité de manger que le restaurant sur TripAdvisor.
Ma conclusion, au final, est la même que celle qu'accepte Thierry (la philosophie est faite pour perdre du temps, c'est pourquoi je l'aime): l'éditorialisation est une façon de produire le monde, et non une façon de le représenter.