Le sens n'est pas une prérogative humaine
Je publie ici quelques notes prises pour ma présentation dans le colloque des dix ans du CRIHN, à Montréal, le 13 octobre 2023.
Lors du colloque du CRIHN précédent, « De la transformation des sciences humaines par les humanités numériques » (mai 2023), une idée est ressortie à plusieurs reprises dans différentes présentations : l’importance croissante des actes herméneutiques. Le constat récurrent était que la multiplication de contenus générés par ordinateur, ainsi que l’abondance d’outils d’analyse et fouille de texte nous obligent à nous poser la question de ce que signifient ces contenus et ces analyses. Que signifie un texte produit par un grand modèle de langage? Que signifie un graphique qui montre la distribution de concepts dans un corpus de textes, ou les “sentiments” exprimés dans des documents? La conclusion sur laquelle nous semblions être d’accord est que, si les ordinateurs peuvent désormais produire des contenus tout à fait semblables à ceux que peut produire un être humain, ce qu’il nous reste à faire, à nous autres êtres humains, c’est de les interpréter. C’est une situation somme toute très ancienne, qui n’a rien de nouveau. Il ne fallait pas attendre chatGPT pour que Borges l’imagine dans la bibliothèque de Babel, une bibliothèque où se trouvent tous les livres possibles (qui ne sont que le fruit de l’épuisement de toutes les combinaisons possibles des lettres), dont aucun n’a de sens, à moins qu’un bibliothécaire le lise en lui en attribuant un. D’une part des contenus matériels qui disent quelque chose, mais qui n’ont pas de sens, de l’autre l’activité intellectuelle qui ne consiste pas à produire du nouveau contenu, mais juste à interpréter l’existant. La production du sens se trouve donc du côté de la lecture. L’être humain est lecteur, la machine écrivain.
Il me semble très intéressant d’analyser de façon approfondie les présupposés qui se cachent derrière cette idée – qui semblerait à première vue plutôt partageable. J’en vois au moins trois. Le premier est que le monde serait fait de choses bien identifiées, séparées et autonomes : ici des ordinateurs et des êtres humains. Le deuxième est qu’il faudrait établir une distinction de rôles entre ces choses séparées, et que cette distinction serait en quelque sorte la garantie de la séparation ontologique. En d’autres termes : les ordinateurs savent faire cela et cela, les êtres humains savent faire d’autres choses et donc les ordinateurs et les êtres humains sont deux choses séparées. Le troisième, un peu moins explicite, est celui qui, en réalité fonde la nécessité des deux premiers : c’est qu’il serait nécessaire d’établir une hiérarchie entre les choses. Il y a des choses et elles ne se valent pas. Ici : qui est mieux entre les ordinateurs et les êtres humains ? Évidemment cette hiérarchie est biaisée : une fois que nous avons décidé que nous sommes bien une chose séparée, en tant qu’être humains, notre narcissisme nous impose l’anthropocentrisme. Le but du jeu sera donc de démontrer que nous sommes mieux que les ordinateurs. Or une série de “rôles” qui pendant longtemps sont restés clairement une prérogative des êtres humains – et en particulier la manipulation du langage naturel et l’analyse du texte – semblent désormais être accessibles aussi à des machines. Il faut donc trouver d’autres rôles auquel les machines n’aient pas accès. Et voilà émerger l’idée de l’interprétation. C’est un peu le dernier recours, car la beauté de l’interprétation est qu’il est extrêmement difficile de dire quand il y en a et quand il y en a pas. On revient au problème – bien connu par Turing – est-ce que la machine pense? Ou dit autrement : est-ce que la machine produit du sens ? Nous pouvons tranquillement dire non, car il n’y a pas une définition précise de ce qu’est le sens.
J’ai déjà eu l’occasion de râler contre Searle, la chambre chinoise et l’idéologie de la distinction entre sens et syntaxe. Je ne vais pas y revenir ici. Ce que je propose, c’est juste de mettre entre parenthèse le troisième présupposé pour faire voir comment les autres deux s’écroulent : si on abandonne le présupposé de la supériorité humaine, on se rend compte que les frontières entre les choses sont très floues et même que, finalement, il n’y a pas de frontières et il n’y a pas de choses.
C’est l’approche de Karen Barad, que j’ai souvent citée. Barad démontre qu’il n’y a jamais des frontières stables et indéniables qui séparent des “choses”. Tracer une frontière est toujours le résultat d’un choix particulier. Même d’un point de vue physique, il n’y a pas quelque chose comme des objets séparés clairement l’un de l’autre. Même le contour physique d’une “chose” n’est en réalité pas un véritable contour et tout “bord” déborde.
Ce qui devient intéressant est donc de comprendre comment une frontière “se stabilise et se déstabilise”, comme le dit Barad (Meeting the Universe Halfway).
Le fait de tracer une frontière repose toujours sur des décisions éthiques, morales ou politiques. Et si l’on regarde la distinction entre sens et syntaxe – en tant qu’avatar searlien de l’opposition entre interprétation et contenu dépourvu de sens, herméneutique humaine et contenus produits par des machines – il est immédiatement évident comme cette distinction se situe dans une longue liste d’opposition dont l’objectif est de produire des jugements de valeurs: Il y a d’une part le sens et de l’autre la syntaxe, d’une part l’âme et de l’autre le corps, d’une part l’immatérialité et de l’autre la matière, les idées et les activités triviales, les penseurs et les secrétaires, les hommes et les femmes, les grands penseurs et les petites mains (pour citer l’expression de Margot Mellet)
Tracer les frontières de cette manière ne nous aide aucunement à “comprendre” la spécificité humaine, cela nous pousse seulement à créer des hiérarchies inutiles, et nécessairement violentes : car il y aura toujours quelque chose qui sera mieux que quelque chose d’autre.
Dans la réalité de nos recherches – et en particulier en Humanités numériques, mais non seulement, cela vaut pour n’importe quelle discipline et n’importe quelle approche – on peut constater que l’émergence du sens se fait dans une série d’intra-actions – pour utiliser le terme de Barad – dont les choses qui interagissent ne sont pas l’origine, mais le résultat.
Je vais essayer de rendre plus claire cette idée avec l’exemple concret du travail sur le projet d’édition collaborative de l’Anthologie Palatine – que je mène depuis une dizaine d’années avec plusieurs autres personnes (en particulier Mathilde Verstraete et Elsa Bouchard, mais aussi beaucoup d’autres personnes…).
Ce que je veux questionner c’est l’idée selon laquelle il y aurait d’une part quelque chose de matériel – un texte inscrit, par exemple, ou un texte prononcé à haute voix, ou inscrit dans un format ou un support techniques particuliers – et de l’autre l’idée, le sens de cette chose matérielle, dont toutes les inscriptions ne seraient finalement que des manifestations partielles. Le phénomène et le noumène en somme.
Je vais m’arrêter en particulier sur le cas spécifique de l’épigramme et sur la question – qui semble évidemment relever de l’interprétation et se trouver donc du côté du sens – : qu’est-ce qu’une épigramme ?
Or, dans la réalité cette question, et sa réponse, émergent dans une série complexe d’intra-actions qui preexistent aux pôles qu’elles finissent par relier. Car le sens de ce qu’est une épigramme émerge du fait que concrètement on commence à agir. Qui commence à agir? Justement, on ne peut pas savoir qui est le sujet de cette action avant que l’action se déroule. Pendant qu’elle se déroule on commence à identifier des personnes, des textes, des formats, des outils techniques. Mais toutes ces “choses” ne sont initialement qu’un tout assez flou et non défini. Car il n’y a pas encore un ou plusieurs textes incarnés. Il n’y a pas non plus une ou plusieurs personnes, mais des intra-actions desquelles émergent progressivement des chercheurs, des chercheuses, des professeurs des professeures et des étudiants et des étudiantes. Au fur et à mesure que les actions se déroulent, ces personnes et ces choses commencent à prendre une forme, on commence à définir une différence entre des personnes qui font le travail considéré plus important et celles qui font un travail moins important. On commence à voir des textes écrits et dans ces textes on commence à voir des formats qu’on distingue progressivement des textes.
Les actions continuent et à la fin il y a un fichier json avec des champs particuliers et ces champs et ce fichier font en sorte que de l’autre côté se stabilise quelque chose comme une idée: une épigramme est une entité – même le nom vient de la relation avec le json – abstraite – car on ne lui trouve pas un correspondant en dehors de ce json qui vient juste d’apparaître – qui possède – car comment exprimer autrement ces relations? – des textes et ces textes sont les valeurs d’autres champs, dans le json, mais ils sont des entités abstraites dans le modèle idéal et interprétatif qui vient de se former.
Seulement quand on décide de regarder ce processus comme s’il était arrêté on peut définir les différents pôles qui ont interagit. Car ces pôles ne sont pas les sujets de l’interaction, en réalité: ils en sont le résultats.
L’interprétation est donc cet ensemble d’actions sans frontières et délimitations précises. Le sens n’a rien d’humain, car il n’y a pas encore d’humain pendant que le sens émerge. Les humains sont le contre-coup de la production de sens.
Je vais continuer cette réflexion dans un prochain billet en me concentrant en particulier sur les questions politiques et éthiques liées à cette thématique.