S'égarer dans "Demain sera sans rêves" de Jean-Simon DesRochers

Égarements, Jean-Simon Desrochers

1358816-gfMon nouveau collègue Jean-Simon DesRochers m'a gentiment offert son dernier roman Demain sera sans rêves (Les herbes rouges, 2013). Discussion de couloir: "T'aimes-tu la science-fiction?" (j'essaye d'imiter l'accent québécois) "Non, pas du tout". "Ok, alors je te donne mon dernier roman de science-fiction." Parfois les collègues ne sont pas vraiment à l'écoute de ce que t'as à dire, pensé-je, mais le livre est très court, et de toute manière je peux toujours faire semblant de l'avoir lu.

Le texte commence avec une scène de suicide, racontée à la troisième personne. Le protagoniste - est-ce le protagoniste ? -, Marc Riopel, se tue dans la maison des vents, lieu de ses jeux d'enfant. Après cette première scène, le récit est écrit à la deuxième personne du pluriel ; le protagoniste, c'est vous. De façon assez déconcertante - presque gênante pour le lecteur -, ce passage du "il" au "vous" se fait sans même changer de chapitre (à la page 14, au milieu du premier chapitre). Ce basculement brouille nos repères - y a-t-il une histoire, est-ce un texte plus poétique que narratif ? - mais le deuxième chapitre donne la réponse dans son sous-titre: "Sans comprendre, Marc Riopel reçoit un flux de souvenirs issus de la mémoire de son frère, Carl". Les chapitres suivants respecteront le même principe: Marc reçoit les souvenirs de son frère et de ses amies Catherine et Myriam. Il reçoit les souvenirs dans le sens qu'il les vit : la deuxième personne du pluriel exécute cet effet de vivre la vie d'un autre. Le roman propose un parcours que le lecteur vit - à la place de son protagoniste effacé - dans les vies d'autres personnages.

Science-fiction? Pas vraiment: à part cette technologie qui permet de greffer les souvenirs de quelqu'un à quelqu'un d'autre, le récit n'a rien du genre. Peut-être un roman d'anticipation, si l'on considère que la date des derniers évènements doit être postérieure de quelques décennies à la date de publication. Mais encore...

Ce qui m'intéresse profondément du livre de Jean-Simon est l'idée d'une relation entre la mort et la possibilité de vivre la vie de quelqu'un d'autre. C'est la structure qui est au centre de mes analyses dans mon Égarements. Amour mort et identités numériques (le livre est disponible en libre accès ici). La thèse de fond du livre est la suivante: pour avoir une identité, j'ai besoin que quelqu'un confirme que ce que je vis est bien réel. Il faut, en d'autres mots, que quelqu'un puisse occuper la même place que moi: voir ce que je vois, entendre ce que j'entends, percevoir ce que je perçois et finalement, raconter la même histoire que moi. Bien sûr il est impossible que quelqu'un occupe la même place que moi car c'est moi qui l'occupe - et les corps sont impénétrables. Mais deux structures nous poussent à rechercher cette identité: l'amour et la mort. L'amour est ma tentative d'occuper la place de quelqu'un d'autre. La mort est ma tentative de laisser ma place vide pour que quelqu'un d'autre l'occupe. C'est exactement ce qui arrive à Marc Riopel. Une fois qu'il est mort, ses amis sont responsables pour lui, ils sont responsables de remplir la place qu'il a laissée vide. La mort est une structure paradoxale car c'est le seul moment où l'identité peut vraiment s'établir et en même temps ce moment correspond à la disparition de celui dont on établit l'identité. À la fois, Marc Riopel est le protagoniste absolu et unique du roman - il n'est question que de lui, les autres ne sont que ses souvenirs - et l'absent, le mort, celui qui n'existe pas et qui se trouve dans la passivité totale, dans l'hétérodétermination la plus absolue.

Dans mes Égarements, j'analysais l'exemple de Tellus d'Athènes. On pourrait dire que Tellus est le Marc Riopel d'Hérodote. C'est le personnage dont Solon dit qu'il est le plus heureux des hommes. Et cela parce qu'il est mort au champ de bataille et que dans le lieu exact où il était tombé, les athéniens avaient érigé une statue. "La statue cristallise l’identité de Tellus, réunit en une unité cohérente les traces qu’il a laissées derrière lui. La statue est la place de Tellus laissée vide et remplie par les Athéniens qui prennent la voix de Tellus et assument la responsabilité de son identité. Tellus devient ce que les autres disent de lui, puisqu’ils parlent depuis la place qu’il a laissée vide au moment même de sa mort".(Égarements, p57)

Ce que Jean-Simon nous propose est quelque peu plus complexe. Car Marc Riopel semble vivre les souvenirs de ses amis. Ce ne sont pas ses amis qui parlent pour lui, mais apparemment c'est lui qui prend leur place. Pourtant, comment est-ce possible qu'un mort "prenne une place"? Comment est-ce possible qu'il vive quelque chose?

C'est pour cela qu'il s'agit de science-fiction, pourrait-on dire. Et non: ce ne sont pas les personnages du livre, en réalité, qui prennent la place du mort. Ni le mort qui prend la place des autres - car il est mort et en plus il est, lui aussi, un personnage. Ceux qui prennent la place de Riopel, de Catherine, de Myriam et de Carl, ce sont justement les seuls corps disponibles dans toute cette histoire: les lecteurs. C'est vous qui produisez l'identité des personnages et en définitive la vôtre, en lisant.

Je comprends donc le vous et surtout je comprends pourquoi j'ai aimé le roman: le vous empêche qu'il soit un roman de science-fiction.

Et ça fait plaisir de constater des résonances, entre  la philosophie et la littérature (celle-ci toujours à l'avance par rapport à la première) et entre le bureau C8034 du pavillon Lionel Groulx et le bureau d'en face (C8041).

Égarements, Jean-Simon Desrochers Atelier, Littérature numérique