Réinventer la recherche à l'époque du numérique

Milad Doueihi, Pierre Lévy, qualitatif, quantitatif, recherche, Servanne Monjour

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L'association pour la recherche qualitative m'a gentiment invité à ouvrir son colloque annuel. Je prends ici quelques notes pour ma présentation.

Qu'est-ce que la recherche aujourd'hui? Comment "le numérique" a-t-il modifié le sens de nos pratiques de chercheurs en sciences humaines et sociales? Il faut d'abord préciser ce qu'on entend par "numérique". Comme je l'ai déjà souligné ailleurs, la signification technique du mot - comme opposé à analogique - ne rend pas compte de l'ensemble des implications auxquelles on se réfère en substantivant cet adjectif. Numérique est en effet un signal discrétisé avec un processus d'échantillonnage, mais ce mot finit par devenir synonyme d'électronique ou d'informatique - avec une distorsion de sa signification - et ensuite commence à renvoyer à n'importe quel outil technologique. Il faut souligner que le mot est particulièrement lié à la diffusion du web. En d'autres mots: si le numérique n'est sûrement pas réductible au web, l'impact culturel de ce dernier a joué un rôle fondamental dans les changements que l'on essaie de saisir avec ce concept. Finalement, la substantivation de l'adjectif renvoie à l'idée que le changement ne concerne pas principalement des questions technologiques et d'outils, mais plutôt une véritable transformation culturelle. Le numérique est le mot que nous donnons à une crise institutionnelle suite à un changement culturel important dans lequel les technologies ont eu un rôle, même si elles n'en sont las les seules responsables - cf. ce billet de blogue.

Pour ces raisons, il me semble judicieux de parler, avec Milad Doueihi, d'un "humanisme numérique". L'expression a été utilisée pour proposer une approche particulière à l'ensemble de pratiques de recherche qu'on a rassemblé, depuis les années 1990, sous le nom d'"humanités numériques". Pour résumer très rapidement l'idée de Milad Doueihi, on pourrait dire que les humanités numériques ont essayé de proposer des approches de recherche qui prennent en compte le fait que, avec les technologies numériques, plusieurs changement affectent les sciences humaines et sociales. Premièrement, il y a de nouveaux outils pour la recherche: les outils numériques permettent des analyses et des traitements des documents, des données et des informations qui n'étaient pas possibles auparavant. Que l'on pense, juste pour faire un exemple, aux bases de données, à la fouille de texte, à toute sorte d'analyse algorithmique du texte. En deuxième lieu, les environnements numériques, et en particulier le web, font apparaître de nouveaux documents, textes et données à analyser: les corpus des sciences humaines et sociales s'enrichissent. Finalement, ces deux premiers changements, impliquent l'émergence de nouvelles méthodologies de recherche. Or, souligne Milad Doueihi, ces changements, mis ensemble, constituent les bases de tout changement culturel majeur. Dans la lignée de Lévy-Strauss, qui identifie trois "humanismes", Doueihi en propose un quatrième. Lévy-Strauss indiquait comme premier humanisme celui de la renaissance, comme deuxième, celui de l'exotisme - associé à la découverte de cultures autres - et comme troisième l'humanisme anthropologique associé à la démocratisation du XXe siècle. Chacun de ces humanismes est le produit d'un changement des objets d'étude (les textes anciens, les nouvelles cultures, l'ensemble des activités humaines), qui s'associe à un changement de méthodologies (la philologie, la linguistique, la méthode structurale). Le numérique "parce qu'il a affaire à une technique globale indissociable de l'humain, et qu'il produit des objets inédits, tout en modifiant notre regard sur les objets classiques, représente une nouvelle évolution et, surtout, une discipline naissante" (Pour un humanisme numérique, p. 36).

La substantivation du mot "numérique" signifie donc un changement culturel global, qui touche à l'ensemble de nos pratiques et nos visions du monde. C'est à partir de ce présupposé qu'il faut s’interroger sur ce que devient la recherche aujourd'hui, à une époque que l'on pourrait donc appeler "post-numérique". Je me concentrerai sur quatre aspects qui me semblent particulièrement significatifs - même s'ils ne sont pas les seuls éléments de changement. En premier lieu le déplacement de la frontière entre savant et non savant, en deuxième lieu la reconfiguration des rapports entre les disciplines, en troisième lieu la redéfinition du rapport entre les méthodes qualitatives et quantitatives et finalement la transformation progressive du rapport entre la connaissance et la réalité dont elle est connaissance.

Dans la culture de l'imprimé, la différence entre les "experts" et les "non experts" était déterminée par plusieurs facteurs. Outre à l'alphabétisation - qui était sans doute moins diffusée qu'aujourd'hui -, ce qui produisait une barrière entre ces deux groupes était l'accès aux informations. Dans le monde de l'imprimé, l'information - même si elle est plus accessible qu'avant l'invention de Gutenberg - est relativement rare et difficile d'accès. Seulement un groupe restreint de personnes peut se permettre d'acheter des livres ou de se rendre dans une bibliothèque pour en trouver. Le web affaiblit cette barrière: l'information est abondante et facilement accessible - à condition d'avoir une connexion et un ordinateur, ce qui exclut, il faut quand même le rappeler, une bonne partie de la population mondiale. L'accessibilité de l'information met un grand nombre de personnes en mesure d'avoir de la connaissance. Les experts ne peuvent plus fonder la supériorité de leurs compétences sur la détention de l'information. Cela implique une certaine délégitimation des institutions qui étaient les seuls garantes du savoir. Un exemple suffit à l'expliquer: l'emploi de Wikipédia dans un cours universitaire. Avant le web, les étudiants ne pouvaient pas mettre en question l'autorité du professeur simplement parce qu'ils ne possédaient pas l'information. Aujourd'hui, ils ont accès immédiatement à des documents avec lesquels ils peuvent vérifier et donc questionner les affirmations du professeur. Cela entraîne un changement des dispositifs d'autorité - dont j'ai souvent eu l'occasion de parler, par exemple ici. Cet affaiblissement de la frontière entre savant et non savant permet l'émergence de nouveaux modèles de production de la connaissance, qui peuvent être compris avec la notion d'intelligence collective (Pierre Lévy).

L'émergence de nouveaux objets d'études - typiquement le corpus numérique - détermine ensuite une crise des divisions disciplinaires. Comment étudier, par exemple, des pratiques d'écriture comme les profils d'écrivains sur les réseaux sociaux (j'ai fait un projet sur ce sujet avec Servanne Monjour)? Par exemple: un écrivain détourne Facebook pour créer un profil-personnage qui a un indéniable intérêt littéraire. Est-ce un objet littéraire? Cinématographique (photos, vidéos...)? Sociologique? Communicationnel? Peut-on vraiment l'analyser sans emprunter des méthodologies et des théories à l'ensemble de ces "disciplines"? Comment peut-on le faire dans nos cadres institutionnels (qui aiment tracer des frontières claires entre les départements, les programmes d'études, les sections de recherche...).

Une autre frontière qui se déplace profondément - et qui intéresse tout particulièrement les membres de l'association sur la recherche qualitative - est celle entre des approches quantitatives et qualitatives. Dans l'imaginaire collectif - et aussi dans beaucoup de discours médiatiques et parfois scientifiques - on a tendance à croire que le numérique est le monde du quantitatif: tout est calculé, tout est calculable. L'idéologie du Big Data, telle qu'elle nous est présentée par l'industrie, se pousse jusqu'à affirmer que nous n'avons plus besoin de théories, car les données peuvent parler toutes seules. Des patterns de données feraient émerger des connaissances, sans qu'on ait même pas le besoin de poser une question de recherche. Or une analyse un peu plus attentive, nous démontre exactement l'inverse. Le numérique nous met face au constat qu'il n'y a jamais de donnée pure: toute donnée est le fruit d'une interprétation et d'une théorie. Le travail sur les standards de descriptions nous le montrent tous les jours: il est très difficile de trouver des standards qui soient acceptés même à l'intérieur du même projet de recherche! Et les algorithmes, comme nous l'a très bien démontré dans ses travaux Dominique Cardon, loin d'être des automates neutres, sont des "machines morales" car ils représentent et produisent des visions du monde. Tout est qualitatif dans le numérique, donc, ou mieux, il n'y a rien qui ne soit à la fois qualitatif et quantitatif.

Un dernier point - qui me tiens particulièrement à cœur - est le lien entre connaissance et réalité. C'est le lien que j'ai souvent essayer d'analyser en définissant le concept d'éditorialisation - par exemple ici. Je vois un lien entre le projet encyclopédique et ce qui se passe avec la production de contenus sur le web: c'est le projet de créer une relation entre le monde et la connaissance tellement étroite qu'il ne sera plus possible de faire une différence entre les deux. Comme la fameuse carte de Borges: la carte devient le territoire. Cela est dû en partie au fait qu'il y a des informations sur tout - ce qui était aussi le rêve à la base du projet encyclopédique. Mais la quantité des informations n'est pas la seule raison de cette fusion progressive: le fait est que ces informations ont un pouvoir opérationnel sur le monde. Nous manipulons le monde via les informations numériques. Le savoir devient opérationnel: nous faisons des choses, déplaçons des objets, organisons l'architecture des espaces en manipulant les informations numériques. Un exemple très simple pour illustrer cette idée: dans le modèle pré-numérique je peux consulter une brochure avec les horaires des bus pour aller à Trois Rivières. Cette brochure me donne de la connaissance sur le monde. Dans le projet encyclopédique je peux imaginer un grand livre qui me donne accès à tous les horaires de tous les bus du monde. Mais ce livre ne me donne pour autant pas la possibilité d'acheter le billet. Sur le web, l'ensemble des connaissances sur les horaires des bus dans le monde entier sont en même temps aussi des outils pour acheter le billet et donc déterminer que sur ce bus il y a une place libre en moins et donc, peut-être, obliger la compagnie de bus à ajouter un bus...

Ces changements redéfinissent ce qu'est la recherche et donnent de nouveaux défis et de nouvelles responsabilités aux chercheurs. Serons-nous capables de relever ces défis et de prendre en charge ces responsabilités?

Milad Doueihi, Pierre Lévy, qualitatif, quantitatif, recherche, Servanne Monjour Numérique