Réécrire la transcanadienne à l'époque du numérique

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Cette année, le congrès de la fédération canadienne des sciences humaines se tient à Calgary. Chaque année, mon groupe de recherche et moi participons au congrès de la société canadienne des humanités numériques. Nous aimons les traditions - et les amis de la société - et nous avons donc tout de suite décidé que nous serions à Calgary du 30 mai au 1 juin.

Le voyage Montréal-Calgary se fait facilement et assez économiquement en avion. Mais l'espace qui sépare ces deux villes nous a charmés, fascinés et questionnés.

Les outils numériques nous donnent une perception de l'espace très particulière: tout est familier, tout est proche, tout est visible. Pourtant, cet espace restait intriguant. Selon la sensibilité d'un Européen, c'est un espace vide, énorme et vide.  Que signifie cet espace?

Pour répondre à cette question, le premier réflexe est d'aller sur Google maps et essayer de le parcourir à vol d'oiseau, pour s'en faire une idée globale. Puis sur wikipédia, pour connaître les points d'intérêt touristiques, l'histoire des villes. Mais bien évidemment cet espace ne peut pas se réduire à une série d'informations et de cartes. Par exemple, la traversée du continent américain est aussi un topos de l'imaginaire littéraire. La Transcanadienne peut être lue littérairement, comme la mythique route 66: elle est un lieu de l'imaginaire.

Ces réflexions nous ont poussés à vouloir interroger cet espace de façon plus approfondie: nous allons donc le traverser en voiture pour aller au congrès.

Un voyage de 4000 kilomètres (les détails ici) en 4 jours.

L'enjeu principal du voyage est de questionner le rapport entre l'espace cartographié numériquement et l'expérience de l'espace que nous pourrons faire en voiture. En effet, si l'on demande à Google Maps des informations sur le trajet, la première réponse qu'il nous donne est de prendre un avion. Comme s'il voulait suggérer que ce n'est pas la peine de perdre du temps, car si nous voulons voir quelque chose de cette route, il suffit de regarder sur Google Street Viewer. Les outils numériques deviennent la vérité des espaces. Parcourir l'espace en voiture est une manière de questionner le réel tel qu'il est produit par certaines technologies.

En 1982, Julio Cortazar et Carole Dunlop avaient eu une idée semblable: ils avaient décidé de faire le voyage Paris-Marseille sans jamais sortir de l'autoroute et en s'arrêtant à tous les parkings. Ils avaient réalisé ainsi un voyage d'un mois le long de l'autoroute en détournant le sens premier de cette infrastructure: la vitesse et la rapidité. L'autoroute est conçue pour aller vite et, de cette manière, elle nous impose un rapport particulier à l'espace. Mais en programmant un voyage d'un mois sur l'autoroute Paris-Marseille, Dunlop et Cortazar changent le sens de l'autoroute et détournent ses objectifs et ses valeurs.

Aujourd'hui j'ai l'impression que ce qu'il faut questionner - et éventuellement détourner - ce n'est pas tellement l'infrastructure autoroute et ce qu'elle porte comme valeurs, mais l'infrastructure numérique et sa façon de produire l'espace. C'est ce qu'on déjà fait, dans le sillage de Dunlop et Cortazar, Anne Savelli et Pierre Ménard dans leur ouvrage Laisse venir (dont j'ai parlé dans un autre billet).

L'espace est toujours une production sociale: des pratiques, des architectures, des valeurs. Pendant la deuxième moitié du XX siècle, les autoroutes ont été une façon de produire notre espace et de lui donner un sens. La transcanadienne - ouverte en 1962 - est un exemple de la volonté de produire un espace traversable, où peuvent passer rapidement des marchandises et des personnes selon les valeurs que contestaient Dunlop et Cortazar en 1982. Aujourd'hui la structure de cet espace est faite en partie par ces autoroutes et par leurs valeurs implicites, mais en partie aussi par d'autres infrastructures, dont Google maps est un exemple particulièrement parlant. L'espace de la vitesse d'un côté - les autoroutes qui permettent d'être efficaces et productives selon les valeurs du capitalisme - et l'espace complètement sous contrôle, géré et visible de Google maps - avec des valeurs de traçabilité et de connaissance basée sur des "row data" qui sont typiques d'une certaine culture de la Silicon Valley.

Peut-on questionner cette manière de produire l'espace? Peut-on découvrir plusieurs espaces différents qui coexistent? Peut-on détourner les autoroutes et les cartes numériques? Et dans l'environnement numérique, quels autres espaces peut-on trouver? Quelles autres plateformes avec quelles autres valeurs?

Voici certaines les questions qui nous animent avant de partir.

La littérature est l'un des outils de production de l'espace qui nous attire le plus dans notre questionnement. La littérature permet d'écrire l'espace autrement et donc de le produire autrement. Et, puisque cet espace est produit en grande partie dans l'environnement numérique, la littérature en environnement numérique peut apporter beaucoup à notre production. Ce n'est pas un hasard, à mon avis, que plusieurs écrivains numériques fassent de l'écriture de l'espace un tel centre d'intérêt. Que l'on pense justement à Pierre Ménard et à ses villes, à Victoria Welby et à ses dérives, à Benoît Bordeleau et à son Hoche'elague, à Cécile Portier et à son Traque Traces, aux promenades vidéos proposées récemment par François Bon dans ses Vlogs...

La littérature devient de plus en plus un outil de production de l'espace. Comment peut-elle produire l'espace Montréal-Calgary? De quelle manière peut-elle le produire de façon alternative par rapport à des outils qui risquent de s'affirmer comme la seule "vérité" de cet espace? Comment l'écrivain peut-il être l'architecte de cet espace?

Il s'agit de reprendre des thématiques situationnistes, de les mélanger avec l'idée de tactical media (telle que définie par exemple par Geert Lovink) pour questionner l'ensemble des dynamiques qui permettent aujourd'hui de créer un espace, de le partager, de se l'approprier. L'objectif est de voir la multiplicité et la différence de cet espace, d'en comprendre les enjeux, ainsi que de trouver des stratégies de production du commun: si nous ne voulons pas que nos espaces deviennent des unités statiques définies par une ou deux entreprises, il faut savoir les écrire nous-mêmes. Si  les outils numériques peuvent provoquer une récupération totalitaire de l'espace par quelques grosses corporations comme Google ou Airbnb, ils peuvent aussi donner à tout un chacun la possibilité de créer son propre espace et de le partager pour en faire un espace commun et un espace public. Voici le défi de notre voyage...

 

P.S. Participent au projet: Servanne Monjour, Marie-Christine Corbeil, Julie Tremblay-Dévirieux, Emmanuel Château, Andrea Messana, Erwan Geffroy, Nicolas Sauret et Claire Legendre. Plus d'infos sur le projet sur le site de la chaire sur les écritures numériques.

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