Protocoles et visions du monde
Il est désormais devenu évident que les algorithmes portent une vision du monde. Les travaux éclairants de Dominique Cardon en français et de Ted Striphas en anglais (pour n'en citer que deux) on démontré qu'un algorithme est toujours une machine morale qui représente et promeut des valeurs particulières et une culture spécifique.
Il me semble qu’en revanche on ne parle pas assez de la fonction normative des protocoles. Peut être parce que ces derniers semblent moins complexes et qu’ils ne touchent pas directement aux contenus. En effet, les protocoles agissent de façon plus discrète, mais leur fonction de structuration de nos pratiques a un impact très fort sur notre culture. Un protocole est un ensemble de règles formelles à suivre afin de réaliser une tâche. Un exemple: le code de la route. Ce protocole ne nous dit pas où nous devons aller avec une voiture, mais, une fois que nous avons défini ou nous voulons aller, il nous dit comment le faire: en s’arrêtant au rouge, en dépassant à gauche - où a droite - en s’arrêtant au stop, en allumant les phares la nuit etc. Nos pratiques numériques sont réglées par des milliers de protocoles. En 2004 Alexander Galloway réalisait le travail le plus important sur les implications politiques des protocoles: Protocol: How Control Exists after Decentralization. Il y montrait quels sont les valeurs qui structurent internet en proposant une analyse précise des spécifications techniques des protocoles à la base du réseau des réseaux: le TCP/IP et les DNS. Depuis, à ma connaissance, il y a peu de travaux exhaustifs sur cette question. Pourtant les protocoles se multiplient et derrière eux on peut identifier des véritables questions de société qu’il faudrait soulever et analyser ce qu’on ne peut faire qu’en développant une étude précise des techniques et des règles qui les régissent.
Geert Lovink a récemment proposé un travail de ce type sur le fonctionnement de la blockchain telle qu’elle est utilisée par Bitcoin en montrant que finalement cette criptomonnaie loin de proposer des modèles économiques alternatifs, réplique les mêmes dynamiques du capitalisme traditionnel. Peppe Cavallari travaille à une thèse ou il analyse les implications des protocoles d’échange des données des applications mobiles comme WhatsApp sur notre conception de la présence. J’ai eu plusieurs discussions récemment avec mon collègue Emmanuel Château-Dutier et avec Nicolas Sauret sur les implications du protocole HTTP et sur ses retombées sur les formats de balisages et en particulier HTML et XML - il y a dans les spécifications de ces langages des différends majeurs sur la conception de ce qu’est un document, de ce qu’est le savoir, et de ce qu’est et doit être l’édition. D’autres protocoles mériteraient à mon avis une analyse plus approfondie. Par exemple, git, le protocole de versionnage de documents le plus utilisé dans la production du code informatique qui commence à être beaucoup utilisé aussi pour d’autres types de versionnages, aussi en sciences humaines. Les questions à se poser seraient: quelle est l’idée de version sur laquelle git est basé et quelle conception du document et des versions il propose? Quels sont les rapports entre sa vision du travail participative et du coauthoring et les notions qui ont structuré la tradition éditoriale en sciences humaines , par exemple dans le domaine de l’édition critique?
Ces protocoles se naturalisent progressivement et deviennent des modèles de pensée. D’abord pour les informaticiens et ensuite, à cause du développement des plateformes grand public basées sur ces idées non explicitées, de la grande majorité des personnes. En d’autres mots, sans nous en apercevoir, nous intégrons ces manières de penser et nous commençons à les considérer « normales ». Un philologue finit par changer sa façon de concevoir ce qu’est une version d’un texte sous l’influence des plateformes qu’il utilise au quotidien et qui sont formatées avec des protocoles informatiques dont il ne connaît pas la structure... et de cette manière ce qui change est le sens même de l’édition critique. En sciences humaines nous avons souvent l’impression que ces questions ne valent pas la peine d'être analysées, qu’elles ne concernent que les praticiens - ainsi dénotés avec un certain mépris - et que finalement les outils finissent pas s’adapter à nos principes épistémologiques. Mais ce n’est pas le cas. Et il devient de plus en plus urgent que des analyses théoriques poussées soient réalisées pour expliciter les visions du monde qui se cachent derrière les règles que, dans nos pratiques quotidiennes, consciemment ou inconsciemment, nous finissons par intégrer.
Voilà... c’est un appel à une réflexion collective sur ce sujet. Il faut que les humanistes se penchent sur ce sujet qui demande bien sûr une élevé degré de littératie technique, mais sans sans cette littératie nous risquons de perdre complètement la main sur notre façon de produire de la culture et du savoir.
Je ferais volontiers un dossier Sens public sur cette thématique: j'accepte des propositions!