Production de l'auteur et éditorialisation

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Ce texte a été écrit en 2014 pour un ouvrage collectif en cours de publication. Le voici en attendant sa sortie imminente…

Lisez-le en l'imaginant imprimé dans un beau livre, édité par un certain Fabrice.

 

L'espace du discours

Et me voilà du côté du discours. Plus précisément : me voilà du côté de ce discours, puisqu'il s'agit d'un discours particulier, spécifique, identifiable. Ce qui fait de ce discours un discours particulier - ce qui me permet alors de dire « me voilà », de savoir où je suis et, finalement, qui je suis - est son inscription à l'intérieur d'un support particulier. Le livre, le chapitre d'un livre. Ce livre nous dit immédiatement qu'il y a un dedans et un dehors. Il y a des choses qui sont dans le livre, d'autres qui sont à l'extérieur. Et, bien sûr, parmi les choses qui sont dans ce livre, il y a ce discours, mon discours. Mon discours, lui aussi, parce qu'il est à l'intérieur d'un livre, a un début et une fin, quelque chose qui est à l'intérieur et quelque chose qui est à l'extérieur. Nous pouvons facilement identifier ce qui fait partie de mon discours et ce qui n'en fait pas partie parce que nous sommes habitués aux règles qui organisent l'espace-livre. Nous reconnaissons que celui-ci est un chapitre, nous le distinguons du chapitre précédent et du chapitre suivant. Nous sommes aussi capables de distinguer mon discours d'une série d'éléments textuels qui font en certaine mesure partie du livre, mais qui ne font pas partie de mon discours: les numéros de page, par exemple, les titres, les notes de bas de page et aussi mon nom. L'ensemble de ces éléments pose par contre un problème. Ces éléments sont entre l'intérieur et l'extérieur: ils sont des seuils1. Ils nous permettent justement de séparer l'intérieur de l'extérieur, ils nous permettent d'entrer dans le discours du livre et d'en sortir.

Or mon nom, qui se trouve sur les pages de ce livre, est un des éléments qui permettent de circonscrire l'espace de mon discours. Ce discours est le mien, car il est chapeauté par le titre du chapitre que j’ai écrit et ensuite mon propre nom. Ce qui se dit dans ce texte est différent de ce qui se dit dans le texte de mon ami Fabrice - qui doit être quelque part par ici, pas très loin2. Mon nom, élément paratextuel par excellence, désigne un contour de mon discours, il en identifie et en délimite l'espace. Mais parallèlement, mon nom n'a de sens que parce que l'espace du discours - de mon discours - est facile à identifier. Il y a des solutions graphiques, des conventions éditoriales, toute une tradition de production et de mise en page des livres qui rend très facile pour le lecteur de voir où mon discours commence et où il finit. Et alors mon nom a du sens. Mon nom devient la fonction qui caractérise cet espace du discours.

Ce que je veux dire avec cette longue considération initiale est que la fonction auctoriale s'exprime avec le nom de l'auteur, que ce nom est un élément paratextuel et que, pour en comprendre le sens, il faut s'interroger sur l'espace au seuil duquel cet élément paratextuel se situe. Comprendre ce qu'est un auteur signifie comprendre ce qu'est un support d'écriture, ce qu’est matériellement un livre, une revue, une chanson ou encore un blogue.

L'expression de la fonction auctoriale

J'ai dit que la fonction auctoriale « s'exprime » avec le nom de l'auteur. Il faudra préciser cette idée d'expression. Il ne s'agit pas de la « manifestation » d'une fonction qui aurait une signification « avant » son expression. Il n'y a pas une idée d'auteur et une structure de la fonction auctoriale « avant » son expression. En d'autres mots, la fonction auctoriale se réduit à ses expressions, car elle se fait dans et par ses expressions. Il n'y a pas d'auteur s'il n'y a pas de pratiques de production de l'auteur – exactement comme des pratiques de production de l'identité. L'auteur s'exprime et se produit dans des pratiques, et la pratique dans laquelle il s'exprime souvent – dans le modèle de l'édition papier – est sa signature. Un objet étrange qui détermine la naissance d'un élément nouveau, autre, indépendant. Mon nom sur cette page, en tant qu'élément paratextuel qui exprime une fonction auctoriale, m'est étranger. Ce n'est pas moi, c'est un auteur. Comme le narrateur de la Recherche du temps perdu devant son nom imprimé sur l'article de journal, j'ai du mal à me reconnaître dans ce nom, car finalement ce nom ce n'est pas moi.

Dans son texte Borges et moi3, l’écrivain argentin met en scène la séparation entre l’auteur et l’homme.

C’est à l’autre, à Borges, que les choses arrivent. Moi, je marche dans Buenos Aires, je m’attarde peut-être machinalement, pour regarder la voûte d’un vestibule et la grille d’un patio. J’ai des nouvelles de Borges par la poste et je vois son nom proposé pour une chaire ou dans un dictionnaire biographique.

L'auteur et l'homme ne peuvent pas être la même chose, car ils habitent deux espaces différents : il s'agit de deux entités séparées qui n'ont probablement qu'une relation très faible. L'auteur s’exprime dans son nom au moment même où son nom apparaît sur le papier, au moment même où sa signature est produite.

Encore une fois : comprendre ce qu'est un auteur implique de s’interroger sur l'espace où il peut émerger et qu'il peut habiter.

Changer l'espace où l'auteur se trouve ne peut que déterminer un changement radical du sens de la fonction auctoriale. C'est à ce changement d'espace que nous assistons avec le numérique.

Une parenthèse méthodologique s’impose pour expliquer le sens que je donne à ce mot de « numérique » qui est devenu désormais un symptôme d'un malaise plus qu'une notion claire. Le mot numérique est souvent utilisé dans le discours institutionnel pour indiquer un ensemble hétérogène – et incohérent – de pratiques qui ne rentrent pas dans les cadres institutionnels. Tout ce qui n'est pas institutionalisé et normalisé est en quelque sorte « numérique ». Or dans ces pages, je ne vais pas tant penser aux nouvelles formes d’écriture et aux pratiques nouvelles rendues possibles par les changements technologiques. Le numérique n’est pas un outil qui crée de nouvelles possibilités de pratique - ou du moins, il n’est pas seulement ni principalement cela. Le numérique, comme le démontre dans son ouvrage Pour un humanisme numérique4 Milad Doueihi, est avant tout une culture. Et si, en particulier, quand nous disons « numérique », nous pensons au web, il ne s’agit pas de se demander quelles sont les nouvelles possibilités engendrées par le web, mais de comprendre comment le web a modifié notre monde. Une réflexion sur l’auteur à l’ère du numérique doit donc se poser comme objectif principal de comprendre de quelle manière la culture Internet est en train de modifier les enjeux d’une définition de la fonction-auteur en général, pas seulement en relation à des expériences comme celle des blogues ou des romans électroniques, mais dans l'écriture en général.

Le numérique, dans ce sens large, modifie l'espace de la production et de la circulation des contenus, qu'ils soient textuels ou non. Et c'est dans ce nouvel espace que nous devons aller chercher l'auteur et ses expressions.

L'espace du web

La première chose à remarquer est que la division entre intérieur et extérieur se négocie de façon complètement différente sur le web. Il y a une continuité qui relie l’ensemble du web : les frontières entre une page et l’autre ne sont pas définies, nous passons d’une plateforme à une autre sans solution de continuité – d’Amazon pour acheter un livre au site de notre banque pour faire un virement, du site de la météo à notre plateforme de courriel, de Facebook à un blogue littéraire. Comment isoler une page? Si ce même texte que je suis en train d’écrire se trouvait – et il va probablement s'y trouver – en ligne, comment le séparer de celui de Fabrice? ou d'un article de journal? ou de la page de mon compte en banque? Nos pratiques sont la preuve de ce brouillage des frontières. Quand je demande à mes étudiants où ils ont trouvé une information, ils me répondent « sur Google » ou « sur Internet ». Mais s'il n'y a pas de distinction entre intérieur et extérieur, quel rôle peut jouer un élément paratextuel comme le nom de l'auteur, dont la fonction dans le modèle de l'imprimé est justement d'être un seuil? Et justement, le nom de l'auteur s'efface, il perd de son importance, il devient silencieux, insignifiant. « J'ai trouvé cela sur Google » signifie que la signature est remplacée par un autre élément d'autorité, Google. La fonction d'autorité est reprise par un acteur qui n'est pas l'auteur, mais une plateforme.

Cependant le fait que l'auteur ne soit plus une fonction de garantie des contenus ne signifie pas nécessairement qu'il ait disparu. En d'autres mots : dans l'espace numérique, l'auteur s'exprime de façon différente, mais il continue de s'exprimer. «L’auteur est peut-être mort, mais il écrit encore », comme l'affirme Benoît Bordeleau5.

Dans un espace où les seuils sont plus difficiles, sinon impossibles à déterminer, il est clair que l'expression de l'auteur ne sera plus un pont entre l'intérieur et l'extérieur, entre le discours et l'espace hors du discours. L'auteur finit par habiter dans l'espace du texte. L'auteur s'exprime dans cet espace et l'habite. Cela implique que très souvent la distinction entre auteur et personnage – très claire dans le modèle papier – s'estompe. L'auteur n'est plus une fonction de garantie des contenus, car il n'est pas un seuil entre deux espaces et il ne peut plus créer une relation entre le monde du discours et le monde hors du discours. L'auteur devient profil, ou mieux, profils au pluriel. L'expression de l'auteur est une pratique de production du profil, de l'identité auctoriale. On pourrait dire que l'auteur s'éditorialise. L'éditorialisation est l'ensemble des pratiques et des dispositifs à travers lesquels un objet apparaît dans l'espace numérique. Il s'agit d'un processus qui est toujours ouvert dans l'espace et dans le temps : dans l'espace parce qu'il ne se limite pas à une plateforme ou une page particulière, dans le temps parce qu'il s'agit d'un processus toujours en devenir, toujours en mouvement. Dans le cas spécifique de l'auteur, on peut identifier une série de pratiques qui consistent à exprimer la figure de l'auteur sur des plateformes différentes : Twiter, Facebook, le blogue. Un auteur est sa photo de profil, son statut Facebook, sa signature, mais aussi sa notice biographique et l'ensemble des traces qu'il laisse et qu'il continue toujours à produire.

Le blogue littéraire Les Fourchettes

Prenons quelques exemples.

Dans le blogue littéraire Les Fourchettes6, nous trouvons une série d'histoires écrites à la première personne, dont la protagoniste est une jeune fille. Le blogue est signé : l'auteure est Sarah Maude Beauchesne. Dans la première page du blogue, nous trouvons une notice biographique :

Sarah-Maude Beauchesne naît dans une ville correcte cool et grandit sur une rue qui porte le nom d'un oiseau. Elle étudie en création littéraire à l'UQAM pour ensuite publier deux recueils de nouvelles et de poésie chez publie.net. Elle aime flatter les chiens dans l'entrée de l'épicerie sur Laurier, les garçons en skinny jeans et le mot anémone.

Visiblement, il s'agit d'un texte où l'auteure s'exprime. Ce texte appartient-il au discours littéraire? Est-il un paratexte? Il est clairement très difficile de le séparer du texte littéraire, de l'isoler et de le considérer en tant que paratexte. L'auteure s'éditorialise dans un discours qui fait partie, lui aussi, de son discours littéraire. En même temps, les pratiques d'éditorialisation de l'auteure Sarah Maude Beauchesne ne se limitent pas à la plateforme de son blogue, elles incluent aussi un profil Facebook et un profil Twitter. Sur Facebook, nous trouvons une page intitulée « Sarah Maude Beauchesne. Author ». Dans cette page, nous voyons une photo de l'auteure – autre expression – et nous lisons ce que dit l'auteure – ses statuts. Il s'agit, je le répète, d'une page et non d'un profil : ce n'est pas une personne, mais un auteur. Or toujours sur Facebook, nous trouvons aussi un profil intitulé « Samo Beauchesne » et une autre page nommée « Les Fourchettes ». Quelle est la relation entre ces instances? Il est très difficile de les séparer. Il semblerait que nous sommes devant l'expression – et l'éditorialisation – de trois fonctions différentes : l'auteure, la personne et le personnage. Mais ces trois fonctions ont tendance à se mélanger. Il devient pratiquement impossible de faire la différence entre la femme, l'auteure et le personnage. Les trois s'expriment avec un langage – écrit et visuel – qui se ressemble. L'auteure Sarah Maude Beauchesne existe en tant que profil, en tant que photo, en tant que texte, et elle habite l'espace du web, elle agit dans cet espace. Toutes les pratiques reliées à ce nom produisent l'auteure, la font exister - et ces pratiques vont bien au delà d'une simple signature. L'auteure est très présente, elle occupe une place significative, elle traverse les espaces en rendant impossible une différenciation entre l'intérieur et l'extérieur. Il n'y a plus une diégèse et un espace extradiégétique, il n'y a plus un espace littéraire et un espace extralittéraire, un espace du discours et un espace hors du discours et, en définitive, il n'y a pas non plus une séparation nette entre l'espace numérique et l'espace non numérique. Texte, paratexte et épitexte se confondent dans un espace hybride : l'auteure, par exemple, nous invite à des présentations de ses écrits (cela devrait être un épitexte, mais on le trouve dans le même espace que le texte) où on pourra rencontrer la personne Sarah Maude Beauchesne. Dans cette structure, Sarah Maude Beauchesne entretient un lien fort avec son personnage, mais est-ce qu'elle peut être considérée comme la propriétaire de son discours? Peut-elle en être une fonction de garantie?

On peut retrouver des structures semblables dans le cas de la quasi-totalité des écrivains actifs sur le web, que l'on pense à Victoria Welby7, à Pierre Ménard8, à Mahigan Lepage9 ou à Mme Chose10, pour ne donner que quelques exemples.

Le blogue de recherche L'Oreille tendue

L'espace du texte devient hybride et sans frontières claires dans le cas de la littérature, mais aussi dans le cas d'une écriture non littéraire. Souvent ces mêmes écrivains mélangent sur leurs pages des textes littéraires et non littéraires (c'est le cas de François Bon11 ou de Pierre Ménard). Et même dans le cas de plateformes dédiées exclusivement à une prose plus « académique », on peut retrouver les mêmes pratiques d'éditorialisation de l'auteur. Un exemple de ce type de production de l'auteur est L'Oreille tendue12, le blogue de recherche du professeur et critique littéraire Benoît Melançon13. Plusieurs aspects des pratiques de Benoît Melançon me semblent intéressants. En premier lieu, le fait qu'à partir d'un moment déterminé de l'écriture, on constate l'émergence d'une instance qui semble être celle de l'auteur. Le blogue est créé le 14 juin 2009 et s'appelle tout de suite « L'Oreille tendue », mais est initialement écrit à la première personne du singulier. Puis, à partir de 2010, L'Oreille tendue devient la fonction énonciatrice du blogue. Benoît Melançon raconte14 qu'à ce moment, il change tous les billets précédents en substituant « l'Oreille » au « je ». Ainsi, on peut lire « l’Oreille a apprécié », « l'Oreille publie », « l'Oreille a trouvé... », « l’Oreille en a beaucoup parlé »... L'Oreille est donc maintenant l'auteure du texte. Elle devient aussi un personnage : le fait que son nom s'écrive avec une majuscule en est une preuve. L'Oreille a sa propre vie dans l'espace du Web : on parle d'elle, elle exprime des opinions15. On pourrait dire que plus qu'un personnage, en ce sens, l'Oreille est une personne, car ces actions n'ont rien de fictif, elles se situent dans l'espace d'un discours réel – en particulier celui de la critique littéraire. Sur Twitter, Benoît Melançon a un profil à son nom. L'Oreille n'a pas vraiment de visage, il n'y a pas une photo qui la représente – ou mieux, qui l'exprime. La photo qu'on trouve sur le blogue est sur la page « À propos » : c'est une photo de Benoît Melançon, et dans cette page on parle bien de Benoît Melançon et non de l'Oreille. Les pratiques discursives et scripturales en générales font apparaître l'Oreille comme une entité existante et identifiable, entité en mouvement, dynamique, qui a sa propre vie dans l'espace numérique et même au-delà de l'espace numérique – on parle de l'Oreille dans des émissions de radio ou dans des débats littéraires à l'Université. En même temps, l'Oreille n'est pas la fonction qui garantit l'autorité de ce qui est écrit, ou du moins n’est pas la seule source d'autorité. Justement, si l'on consulte la page « à propos » du blogue, il n'est pas question de l'Oreille, mais de Benoît Melançon. Comme si ce qui garantissait les contenus était une fonction autre par rapport à l'auteur. C'est le professeur d'Université ou, comme le dit son profil Twitter le «Professeur, chercheur, éditeur, auteur, blogueur, administrateur universitaire, bibliographe». L'Oreille n'est pas Benoît Melançon, et elle n'est pas non plus un personnage de Benoît Melançon. Elle est l'auteur – ou mieux, une forme d'éditorialisation de l'auteur. Il est vrai que l'Oreille rentre d'une certaine manière dans le processus de production de l'autorité car, justement, elle écrit le blogue. Ce blogue est ensuite cité, lu, et devient une source d'informations et d'idées. Le professeur Benoît Melançon peut donc citer l'Oreille, et l'Oreille citer le professeur. Il y a un cercle de production de l'autorité qui implique l'Oreille en tant que forme d'éditorialisation de l'auteur.

Mais le sens de l'Oreille en tant qu'instance textuelle et énonciatrice n'est pas de créer une autorité – ce qui était le cas de la signature dans le modèle papier.

L'auteur comme forme d'éditorialisation

En d'autres mots, la production de l'auteur est une pratique d'éditorialisation de l'écrivain à l'époque du numérique. Comme un écrivain littéraire produit ses personnages, l'écrivain numérique – qu'il fasse de la littérature ou une autre forme de production de contenus, artistique ou non – produit son auteur – ou se produit en tant qu'auteur – en s'éditorialisant. C'est une forme de production identitaire qui permet de différencier l'auteur de la personne, de créer une distance et, ce faisant, de faire exister – dans le sens étymologique du mot de ex- ire, sortir – l'auteur.

Des pratiques de ce type ne sont bien évidemment pas nouvelles, que l'on pense à la pratique de la pseudonymie ou encore à la construction médiatique du personnage de certains auteurs. La différence est plutôt quantitative que qualitative. Mais cette pratique est plus présente dans l'espace numérique, car il s'agit d'un espace structuré différemment. Notamment, le fait que l'épitexte et le texte soient inséparables rend impossible l'opération d'identification des fonctions qui caractérisait l'espace imprimé.

Dans le modèle imprimé, on peut facilement distinguer l'espace habité par la personne de celui habité par l'auteur, et de l'espace du texte. Dans les rues de Montréal, je rencontre Benoît Melançon ou Sarah Maude Beauchesne, et c'est un espace très clairement identifiable. Sur la couverture d'un livre ou sur un article de journal, il est question de l'auteur : je peux facilement identifier l'espace du paratexte et celui de l'épitexte. Finalement, dans le livre, je peux lire ce que Benoît Melançon ou Sarah Maude Beauchesne disent, leur texte, le texte qu'ils signent en tant qu'auteurs. L'espace intermédiaire, celui du paratexte et de l'épitexte, a la fonction de garantir le rapport entre l'espace du texte et sa réception à l'extérieur : c'est ainsi que l'autorité est produite. Cet espace intermédiaire est celui qui rend possible une série d'autres rapports entre le texte et ce qui est externe au texte, notamment le modèle économique. Je peux payer Benoît Melançon (celui qui habite à Montréal) parce que son nom, que je vois sur la couverture du livre, me permet de faire le lien entre lui et le texte que je trouve dans son livre. Je peux aussi dénoncer Benoît Melançon (toujours celui qui habite à Montréal) parce que son texte dit quelque chose qui me porte préjudice : grâce au nom de l'auteur, la personne devient responsable de son texte. Ce n'est pas un hasard si l'idée même de copyright est née avec la notion de responsabilité légale par rapport aux positions exprimées par l'auteur et que l'institutionalisation de cette idée a pu se faire à partir du début du XVIIIe siècle grâce à la stabilisation du modèle de l'édition imprimée16.

Comment comprendre ce rapport entre extérieur et intérieur dans un espace hybride comme celui du numérique? Où situer Benoît Melançon, son profil Twitter, son profil de blogueur? Où situer l'Oreille tendue, qui côtoie Benoît Melançon dans les mêmes espaces (toujours des pages web)? Et où situer le texte? Comment le différencier du paratexte et de l'épitexte?

En conclusion, l'auteur se porte très bien, il n'est pas mort, il continue à s'éditorialiser, à se produire et à exister. Mais cet auteur éditorialisé est à cheval entre le texte (un personnage), le paratexte (un nom ou une fonction d'autorité) et une personne (un profil ou une personne dans l'espace non numérique).

Dans cet espace hybride, il est difficile d'identifier et de séparer la fonction auctoriale telle que nous la comprenions dans le modèle de l'édition papier. Cette difficulté implique aussi l'impossibilité d'attribuer de façon stable un contenu à une personne – car le rapport entre les deux espaces est flou, tout comme le rapport entre des contenus différents mais qui se trouvent dans le même espace numérique. Il devient difficile d'isoler les contenus et de les attribuer à une fonction unique – d'où le fait que l'expression « J'ai trouvé ça sur Google » est devenue courante. Comment établir donc qui est le propriétaire d'un contenu?

1Cf. G. Genette, Seuils, Seuil, Paris 1987.

2Avec une note de bas de page, on pourrait identifier la page du texte de Fabrice. Une note de bas de page, c'est un autre dispositif qui est aux seuils du texte.

3J.L. Borges, L'auteur et autres textes, Gallimard, Paris 1982, p. 103.

4M. Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, Paris 2011.

5http://bbordeleau.wordpress.com/2014/02/02/lauteur-est-peut-etre-mort-lit4810/

6Http://www.lesfourchettes.net

7Http://www.victoriawelby.ca

8http://www.liminaire.fr/

9http://mahigan.ca/

10http://madamechose.com/

11http://www.tierslivre.net/

12http://oreilletendue.com/

13Je dois les informations contenues dans ce texte à Benoît Melançon, qui a eu la gentillesse de répondre à mes questions par courriel. Je tiens à le remercier ici.

14http://oreilletendue.com/2014/09/24/pourquoi-bloguer/

15 Julie Tremblay-Devirieux, qui a gentiment relu et corrigé cet article, me fait remarquer que l’Oreille s’écrit en italique et que cela crée une tension supplémentaire entre l’Oreille comme fonction énonciatrice et l’Oreille comme titre du blogue – ou même personnification du blogue.

16Cf. à ce propos M. Vitali-Rosati, Digital Paratext. Editorialization and the very death of the author, in  : Examining Paratextual Theory and its Applications in Digital Culture, ed. Nadine Desrochers et Daniel Apollon, p. 110-127, IGI Global 2014.

auctorialité, auteur, Benoît Melançon, écrivain, éditorialisation, en cours de publication, L'Oreille tendue, Sarah Maude Beauchesne Numérique