Pourquoi l'éditorialisation ?
Je continue l'échange avec Thierry Crouzet (en voici les étapes : mon article sur l'éditorialisation, sa première réponse, ma première réponse, sa deuxième réponse).
Je vais mettre entre parenthèses la question ontologique - même si elle me passionne. Juste une chose : l'approche selon laquelle "que nous puissions ou non parler du soleil ne change rien au fait que le soleil brille" n'est pas si simple que ça, étant donné qu'elle n'est qu'une phrase, inscrite dans le même régime de sens que celui qu'elle entend nier... Mais bien évidemment on rentre ici dans des débats qui ont parcouru l'histoire de la pensée depuis au moins 2600 ans et je crains qu'un billet de blogue ne soit pas adapté pour dire quelque chose d'intelligent à ce propos. Je pense que le format livre est plus approprié et espère un jour écrire une Métaontologie (à laquelle, peut-être, Thierry répondra avec une contre-métaontologie).
À part ce débat, Thierry pose une question qui me semble fondamentale - et qui me met au défi d'expliquer ce que la notion d'éditorialisation peut changer à notre manière d'habiter l'espace numérique. Il s'agit en d'autres termes de développer une philosophie politique de l'éditorialisation (et c'est ce que je fais dans un livre qui sortira prochainement).
Une théorie, dit Thierry, a du sens à deux conditions :
- Si elle m’aide à mieux comprendre mon travail et celui des autres.
- Si elle ouvre de nouvelles pistes créatives.
Thierry identifie certains aspects de la notion d'éditorialisation qui peuvent avoir ces deux qualités. Je vais essayer de continuer cet exercice.
L'éditorialisation souligne la structure de l'espace numérique et nous donne la possibilité de le comprendre et de comprendre le sens de nos actions dans cet espace. Nous connaissons et comprenons, par exemple, l'espace d'une salle de cours. Nous comprenons ce que signifie la disposition des chaises et des tables, la position des élèves et du professeur. Cette compréhension nous donne la possibilité de voir les rapports de pouvoir, d'identifier les sources d'autorité - et de les analyser critiquement : cela nous permet, en somme, d'agir. L'éditorialisation est la structure de l'espace numérique : elle nous révèle les rapports entre les objets, les dynamiques, les forces, les dispositifs de pouvoir, les sources d'autorité. En quoi la théorie de l'éditorialisation peut donc changer nos pratiques ?
1. Elle révèle la relation complexe entre autonomie et hétéronomie dans nos actions: ce que nous faisons est le fruit d'une interaction entre le contexte technique, culturel et pratique. Quand j'écris un billet de blogue, mon action est déterminée en partie par l'infrastructure Internet, par la nature du html, par les caractéristiques du CMS que j'utilise, par la tradition culturelle des dialogues entre deux personnes, par les effets de production d'autorité générés par les moteurs de recherche et par les réseaux sociaux, par les pratiques des usagers qui lisent les tweets de Thierry et suivent ce qu'il m'écrit... L'éditorialisation me fait comprendre que mon action d'écrire ce billet n'a de sens qu'à l'intérieur de ce contexte et elle me permet d'augmenter ma marge de négociation avec ce contexte - justement parce que j'en comprends mieux le fonctionnement. La théorie de l'éditorialisation me dit que si je ne comprends pas ce qu'est un CMS et si je ne connais pas l'histoire du html ou les principes sur lesquels se base le PageRank, je vais avoir une très faible possibilité d'être le maître de mes actions.
2. Elle souligne la nature collective des actions dans l'environnement numérique. L'éditorialisation n'est jamais une action individuelle : elle est une dynamique collective. Bien sûr, quand j'écris ce billet je suis tout seul. Mais cette écriture n'a de sens que parce qu'une collectivité lui donne un (Thierry qui va me lire, des usagers de Twitter qui vont signaler ce billet, Google qui va l'indexer, les précédent billets de Thierry, les interactions entre Thierry, François Bon et moi et ainsi de suite). Lire et écrire deviennent la même chose dans l'espace numérique. Lecture, glose, commentaire, plagiat, réécriture, pastiche... tout cela fait partie d'une même dynamique de production du réel dans laquelle il est impossible d'isoler des actions individuelles.
3. Elle souligne les enjeux liés au fait de créer un espace numérique public. Et c'est peut-être l'aspect le plus important. Analyser les dynamiques de production de l'espace numérique nous permet de voir dans quelle mesure cet espace appartient à une collectivité. Très souvent - même s'il y a toujours des interactions collectives - cet espace finit par être récupéré par des instances privées. Pour que l'espace numérique soit public, il faut à mon avis que ses structures soient négociées collectivement, qu'il ne soit pas la propriété d'un privé et qu'il soit accessible par la communauté. À cela s'ajoute la nécessité que cette communauté soit auto-consciente du fait d'être une communauté. Évidemment, aucun espace n'est complètement public ni complètement privé, mais on peut en mesurer le "degré de publicité". Ce qui se passe ici, sur ce blogue, par exemple, est la négociation d'un espace commun d'un groupe particulier de gens qui réfléchissent autour du numérique. Cette communauté a une auto-conscience, je crois. Nous nous sommes appropriés Twitter et les formes d'échange entre billets de blogue, tweets et rencontres. Cet espace est le nôtre, il est accessible, il est ouvert. En même temps, nous ne sommes pas les maîtres de la totalité de cet espace et certaines de ses structures restent non publiques. Par exemple, les dynamiques mise en place par Twitter. Pourquoi et comment voit-on un tweet et pas un autre ? Comment fonctionne la plateforme ? Qui possède les archives ? Comment sont-elles organisées ? Comment sont-elles indexées (justement, pas comme on le souhaiterait) ? La théorie de l'éditorialisation, dans ce cas particulier, me pousserait à développer avec Thierry Crouzet, François Bon et les autres membres de cette communauté ouverte, des outils d'échange dont nous serions les concepteurs et qui nous permettraient d'agencer nos dialogues de façon plus libre - et surtout plus publique. (La question est très complexe évidemment : elle implique la réflexion sur les licences, les droits, les formats, les protocoles... même le protocole TCP/IP pose beaucoup de problèmes à mon avis... Lien vers un beau projet à ce propos.)
Thierry dit la même chose : "je peux subir le territoire, simplement l’habiter, ou participer à son développement (en codant, en créant des sites, en propulsant des contenus…)".
De mon côté, j'essaie en ce moment de penser des outils et de les réaliser - nous venons de créer un petit CMS (nous cherchons un nom... des idées ?), nous sommes en train de créer un éditeur de texte pour les sciences humaines et j'aimerais bien développer une plateforme de microblogging pour chercheurs (avec des contenus finement balisés pour pouvoir gérer les références bibliographiques).
La théorie de l'éditorialisation m'aide, entre autre, à orienter ces activités.
Par ailleurs, l'intérêt pour l'éditorialisation est né chez moi grâce à la réflexion de Gérard Wormser qui pensait l'éditorialisation afin de créer et de diriger la revue Sens Public - le nom dit tout : il s'agissait de créer en ligne un espace public de production de sens. La naissance même de la réflexion sur le mot avait un objectif très pragmatique...
P.S. Après avoir écrit ce billet, je commence à lire L'alternative nomade de Thierry. Je me rends compte que son idée de "propulseur" est parfaite pour expliquer ce que je veux dire. Ces échanges rapides permettent d'augmenter de façon exponentielle nos capacités de penser. Ce n'est pas moi qui pense, mais le réseau - d'autres idées que je récupère de Thierry et d'André Gunther qui formulait une chose de ce type en parlant de Culture visuelle.