Pour une définition de l'éditorialisation

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Ce texte a été écrit en 2016 pour un numéro de revue en cours de publication. Le voici en attendant sa sortie imminente…

Depuis une dizaine d'années, le terme « éditorialisation » connaît un succès grandissant dans la communauté scientifique, au sein de disciplines diverses – des sciences de la communication à la littérature, de la sociologie à la philosophie. Le concept apparaît pour la première fois en 2004 dans un article de Brigitte Guyot1, qui l'utilise pour se référer à la fois au dispositif de médiation entre une information et les usagers, et au procès de médiation lui-même. En 2007, Bruno Bachimont le reprend2 dans un chapitre de L’indexation multimédia intitulé « Nouvelles tendances applicatives : de l’indexation à l’éditorialisation », où il aborde les caractéristiques de l'indexation à travers ce qu'il nomme « éditorialisation ». En 2008, Gérard Wormser et moi-même créons le laboratoire « Pratiques interdisciplinaires et circulation du savoir : vers une éditorialisation des SHS » à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord3. Malgré ce succès, la signification exacte du terme n'est pas encore établie. Cet article vise à stabiliser le sens du terme « éditorialisation », à partir d'une analyse détaillée des enjeux théoriques liés à ce concept4.

Qu'est-ce que l'éditorialisation? #

On peut identifier trois définitions différentes de l'éditorialisation : la première se veut restreinte, la seconde plus générale5, tandis que la troisième tente de combiner les deux premières.

Selon la définition restreinte, l'éditorialisation désigne l'ensemble des appareils techniques (le réseau, les serveurs, les plateformes, les CMS, les algorithmes des moteurs de recherche), des structures (l’hypertexte, le multimédia, les métadonnées) et des pratiques (l’annotation, les commentaires, les recommandations via les réseaux sociaux) permettant de produire et d’organiser un contenu sur le web6. En d'autres termes, l’éditorialisation est une instance de mise en forme et de structuration d’un contenu dans un environnement numérique. On pourrait dire, en ce sens, que l'éditorialisation est ce que devient l'édition sous l'influence des technologies numériques. Évidemment, cela a aussi un impact sur les contenus eux-mêmes : le concept d'éditorialisation souligne comment la technologie façonne les contenus. Selon cette définition, on serait tentés d'assimiler l'éditorialisation à la curation des contenus (digital curation) – qui désigne le processus d'organisation des contenus dans un environnement numérique déterminé. Mais il y a une distinction fondamentale entre les deux processus : le concept d'éditorialisation implique une dimension culturelle qui n'est pas présente dans l'idée de curation. Cette dernière renvoie plutôt aux pratiques visant à rassembler, organiser et afficher des contenus dans un environnement donné – ce qui met d'abord l'accent sur l'ensemble des compétences nécessaires pour réaliser une bonne curation. En revanche, l'éditorialisation fait référence à la façon qu'ont les outils, les pratiques émergentes et les structures déterminées par les outils, d'engendrer une relation différente avec les contenus eux-mêmes. On pourrait dire que la curation désigne l'action d'un individu spécifique ou d'un groupe d'individus défini, tandis que l'éditorialisation met l'accent sur la façon dont cette action est structurée par les caractéristiques de l'environnement numérique. Il faut enfin souligner que ces caractéristiques ne sont pas seulement techniques, mais aussi culturelles.

Un exemple nous permettra de mieux saisir cette première définition. Imaginons que nous disposons d'un ensemble d'informations sur une maladie particulière – disons, la grippe aviaire. Nous avons à notre disposition une description et un historique de la maladie, des données sur la pandémie, une liste des types de grippe, des statistiques sur les taux de mortalité, des conseils pour prévenir la contamination, etc. Le gouvernement français pourrait décider de créer une plateforme pour diffuser ces informations auprès des citoyens. À cette fin, un groupe d'experts serait appelé à éditer ces contenus (content curation) : ils éditeraient ces textes et les adapteraient au public cible, ils choisiraient des formes d'affichage des données (graphiques, tableaux, etc.), ils structureraient la plateforme et travailleraient sur son ergonomie – peut-être créeraient-ils même des profils Twitter et Facebook pour promouvoir et publiciser la plateforme. Toutes ces actions relèvent de la curation des contenus. Cette plateforme comptera sur plusieurs usagers pour interagir avec elle, commenter les informations et pourquoi pas relayer à leur tour ces contenus sur les réseaux sociaux. Ces usagers réutiliseront probablement une partie des informations sur d'autres plateformes et posteront des liens vers celle-ci sur d'autres sites. La plateforme sera indexée par des moteurs de recherche et des algorithmes la classeront dans des listes hiérarchiques. Elle occupera une position particulière sur le web : une position symbolique plus ou moins visible, plus ou moins importante et plus ou moins fiable. Ces aspects seront en évolution constante pendant les jours, les semaines, les mois et les années suivant la publication de la plateforme. C'est ce processus que nous appelons éditorialisation. L'ensemble de tous ces éléments structure les contenus et leur donne leur signification. On pourrait donc dire que la curation des contenus est un des éléments du processus d'éditorialisation, tandis que cette dernière désigne le processus dans son intégralité, prenant en considération tous les aspects de la production d'un contenu et du sens que ce contenu acquiert au sein d'une culture.

En conséquence, l'éditorialisation façonne et structure les contenus sans se limiter à un contexte fermé et bien défini (comme une revue) ou à un groupe prédéfini d'individus (comme les éditeurs). Elle implique une ouverture de l'espace (plusieurs plateformes) et du temps (plusieurs contributions différentes, à des moments distincts). Cette ouverture est l'une des différences principales entre curation et éditorialisation et elle est aussi ce qui différencie l'éditorialisation de l'édition traditionnelle.

L'ouverture de l'éditorialisation par rapport à l'édition papier détermine une certaine perte de contrôle de l'écrivain comme de l'éditeur sur le contenu. En effet, tous deux ne sont plus que des acteurs parmi d'autres du processus éditorial, qui s'élargit considérablement.

Considérons un deuxième exemple : la publication d'un article académique. L'équipe éditoriale d'une revue en ligne travaille à l'édition d'un article et le publie. Elle corrige le texte, le met en forme, le balise (en html ou en xml, par exemple), elle édite les métadonnées et finalement, elle le publie sur la plateforme de la revue. Ce travail ne diffère pas tellement du processus d'édition sur papier. Mais dans un environnement numérique, ce travail n'est que le début d'un processus bien plus long. La vie de l'article, sa visibilité et sa circulation dépendent d'une structure plus complexe qui comprend des commentaires, des citations, des réutilisations et des indexations. Le fait que Google, par exemple, place l'article au début d'une liste de résultats, est comparable à sa mention sur la couverture d'une revue papier, ou au fait que la revue dans laquelle il est publié soit placée en vitrine d'une librairie. On pourrait certes objecter que certains des aspects de l'édition papier sont aussi incontrôlés – le placement dans la vitrine d'une librairie, par exemple, ne dépend pas de l'auteur ou de l'éditeur – mais le degré de contrôle a clairement changé dans l'espace numérique.

Cette première définition comprend une limite évidente, puisqu'elle considère l'environnement numérique comme un espace séparé. Il s'agit d'une définition centrée sur le web, qui ne prend pas en considération l'hybridation entre l'espace numérique et l'espace prénumérique7.

La deuxième définition est une extension de la première, en se basant sur l'idée que l'espace numérique implique une superposition et finalement, une fusion entre discours et réalité. J'expliquerai tout à l'heure cette idée plus en détail, mais pour le moment, limitons-nous à son principe général : dans un monde numérique connecté, exister signifie être éditorialisé. En effet, dans l'espace numérique, un objet doit être connecté et mis en relation avec les autres objets pour exister. Par exemple, pour qu'un restaurant existe, il doit se trouver sur TripAdvisor, sur GoogleMaps, ou sur une autre plateforme qui spécifie sa relation avec d'autres restaurants, un territoire, etc., tout en le rendant visible et compréhensible. Pour qu'une personne existe dans l'espace numérique, elle doit avoir un profil sur Facebook, sur Twitter, sur LinkedIn ou sur une autre plateforme qui puisse l'identifier et la rendre visible. L'éditorialisation devient donc une condition d'existence. Or, sur la base de cette idée, éditorialiser ne signifie pas seulement produire des contenus, mais aussi produire la réalité elle-même. Selon cette définition très large, l'éditorialisation désigne l'ensemble des formes collectives de négociation du réel. En d'autres termes, l'éditorialisation est l'ensemble de nos pratiques sociales qui nous permet de comprendre, d'organiser et d'interpréter le monde. Le fait que nous vivons dans un espace de plus en plus numérique suggère que toutes ces pratiques ont lieu elles aussi dans l'espace numérique – ce qui signifie, en somme, que toute pratique visant à comprendre, à organiser ou à interpréter le monde, est un acte d'éditorialisation.

Cette deuxième définition présente l'inconvénient inverse de la première : elle est trop générale et même trop vague. Selon cette acception, il est difficile en effet d'imaginer quelque chose qui ne soit pas de l'éditorialisation. Cette définition risque donc de devenir inopérante. Toutefois, une analyse plus attentive révèle que ces deux premières acceptions peuvent être synthétisées en une définition plus opérationnelle. On peut prendre en compte toutes les actions de production de contenus en ligne – sur le web ou sur d'autres formes d'environnement connectés (comme les applications mobiles) – en les comprenant comme des fonctions de structuration du réel. En ce sens, on peut définir l'éditorialisation comme un ensemble d'actions collectives et individuelles, qui ont lieu dans un environnement numérique en ligne, et qui ont pour objectif de structurer notre façon de comprendre, d'organiser et d'interpréter le monde. Ces actions sont façonnées par l'environnement numérique dans lequel elles se réalisent : l'éditorialisation,comme souligné par la première définition, ne prend pas seulement en compte ce que les usagers font, mais aussi comment leurs actions sont déterminées et orientées par un environnement particulier. Il est important de souligner que si nous comprenons le mot « numérique » dans un sens culturel, l'espace numérique est notre espace principal, l'espace dans lequel nous vivons, et pas seulement l'espace du web ou des objets en ligne. Cela nous permet de faire la distinction entre différents environnements numériques – comme le web ou d'autres environnements connectés – et l'espace numérique, qui est le résultat de l'hybridation de ces environnements avec la totalité de notre monde. Ces considérations nous permettent de modifier notre définition pour arriver à une formulation finale :

L'éditorialisation désigne l'ensemble des dynamiques qui produisent et structurent l'espace numérique. Ces dynamiques sont les interactions des actions individuelles et collectives avec un environnement numérique particulier.

Cette définition sous-entend trois aspects implicites de l'éditorialisation, qu'il faut spécifier : un aspect technologique, un aspect culturel et un aspect pratique. Il est fondamental de comprendre que l'éditorialisation est liée à un environnement numérique particulier, ce qui implique qu'elle a un lien avec des technologies spécifiques. Le terme éditorialisation a été créé en partie pour prendre en compte l'impact des technologies sur la production des contenus. L'un de ses principaux aspects est donc évidemment la présence de certains dispositifs, de plateformes numériques, d'outils, de réseaux et de protocoles qui à la fois contextualisent et structurent les contenus. Ce phénomène a été étudié par plusieurs chercheurs, qui l'ont notamment qualifié d'« affordance8». Cette analyse de l'impact des technologies sur les contenus concerne l'ensemble des technologies de production et de circulation des contenus9. L'environnement numérique est prescriptif, car il détermine la forme des contenus qu'il héberge. La dimension technologique est donc fondamentale pour l'édition, mais en même temps, on ne peut pas réduire l'éditorialisation à ce seul aspect.

En effet, il existe une relation complexe entre technologie et culture, si bien que la dimension culturelle est tout aussi centrale pour notre définition de l'éditorialisation. Lorsque l'on tente de comprendre la structure de l'espace numérique, il est important d'éviter tout déterminisme technologique10 – en particulier l'idée selon laquelle le développement technologique serait un processus presque mécanique (une progression) déterminant les changements culturels. À en croire cette position techno-déterministe, la culture serait déterminée par les développements de la technologie. En réalité, culture et technologie sont au contraire liées par une sorte de relation circulaire : la convergence de certaines idées culturelles et de certains découvertes technologiques implique un changement et ce changement est en retour façonné par des éléments à la fois culturels et technologiques. En d'autres termes, la culture influence la technologie et la technologie influence la culture. Il est impossible de séparer ces deux processus. Aussi, l'éditorialisation décrit la façon dont nos traditions culturelles influencent notre manière de structurer les contenus.

Considérons par exemple le cas de l'hypertexte. L'idée d'hypertexte existait bien avant les développements du web. Vannevar Bush présentait déjà en 194511 un modèle assez semblable, ensuite adapté par Ted Nelson au domaine de l'informatique12 et repris finalement par Tim Berners-Lee, lors de la conception de l'html. Mais on pourrait remonter encore plus loin dans l'Histoire pour retrouver cette idée de classement non linéaire des contenus – un principe déjà appliqué dans le système de classification des bibliothèques au IIIe siècle avant J.-C. Le catalogue de la bibliothèque d'Alexandrie, par exemple, utilisait un système de classement par mots-clés13. Il est impossible de comprendre la structure hypertextuelle dans sa manifestation technologique particulière qu'est l'html, sans prendre en considération l'histoire culturelle des classifications non linéaires.

Le troisième et dernier aspect de l'éditorialisation – son aspect pratique – nous amène du côté des pratiques, sans lesquelles les structures culturelle et technologique ne pourraient exister. En effet, les possibilités technologiques et la tradition culturelle ne suffisent pas à induire des pratiques. Si personne ne créait ou n'utilisait d'hypertextes, ces derniers n'existeraient pas. Par ailleurs, les pratiques ne sont pas seulement des applications des possibilités culturelles et technologiques : toute pratique est créative. Ces éléments nous permettent de souligner l'importance fondamentale du collectif dans les processus d'éditorialisation. Les différentes formes d'éditorialisation dépendent du fait que des actions particulières deviennent communes – ce qui signifie que des groupes de personnes commencent à les effectuer pour en faire peu à peu des pratiques. Considérons l'exemple des hashtags. L'action de mettre un # avant un mot dans l'environnement Twitter fait de celui-ci un mot-clé. À l'origine, cette action n'avait pas été prévue par la plateforme, car Twitter n'avait pas été conçue pour gérer des mots-clés. Puis, un premier usager a commencé à utiliser le #, bientôt suivi d'un groupe de personnes, et cette action est devenue une pratique – pratique qui a obligé Twitter à adapter sa plateforme, pour prendre en compte les mots-clés – que nous appelons aujourd'hui des hashtags. Pour le dire autrement, les pratiques influencent la technologie et la façonnent tout autant que les pratiques ont un fondement culturel – l'histoire des mots-clés le démontre clairement. Cela signifie que les trois aspects de l'éditorialisation – technologique, culturel et pratique – ne font qu'un. On ne peut les distinguer que d'un point de vue théorique.

Les caractéristiques de l'éditorialisation #

Afin de comprendre la nature de l'éditorialisation et d'identifier les caractéristiques qui la distinguent des autres formes de structuration des contenus, nous devons en analyser les attributs. Nous pouvons lister cinq principaux attributs constitutifs de l'éditorialisation : sa nature processuelle, sa nature performative, sa nature ontologique, sa nature multiple et enfin, sa nature collective. Tentons de définir ces attributs14.

En premier lieu, l'éditorialisation est un processus. Plus précisément, c'est un processus ouvert. L'éditorialisation est une série d'actions en mouvement qui n'ont ni un commencement, ni une fin bien définis. Tout processus d'éditorialisation est toujours en cours ; il est toujours dans une dynamique de mouvement. La nature processuelle de l'éditorialisation rend très difficile l'identification et l'isolement d'un acte d'éditorialisation unique et particulier : chaque processus d'éditorialisation est lié d'une certaine façon à d'autres, et il est impossible de délimiter exactement une chaîne précise d'actions.

En deuxième lieu, l'éditorialisation est performative15 pour deux raisons majeures : d'abord, il s'agit d'un processus qui ne suit aucun schéma prédéfini ; par ailleurs, ce processus produit du réel bien plus qu'il ne le représente. L'éditorialisation est en effet un processus ouvert. Il s'agit là d'une des principales différences entre éditorialisation et édition imprimée. L'aspect ouvert de l'éditorialisation la distingue radicalement du modèle imprimé, qui implique le respect d'un protocole strict décidé en amont, indépendamment des processus d'édition et de publication.

Dans le cas de l'éditorialisation, il n'existe pas de protocole, et les différentes étapes du processus sont décidées au fur et à mesure. En même temps, un processus particulier d'éditorialisation peut devenir normatif, lorsqu'il sert à son tour de modèle pour d'autres processus. L'éditorialisation crée ses propres normes de façon performative. On pourrait objecter que les plateformes numériques prédéterminent le processus, que le fait de poster des photos sur Facebook, par exemple, démontre comment la plateforme détermine les comportements et même le processus de publication dans son ensemble. C'est tout à fait exact, mais la multiplication des usages détournés des plateformes démontre qu'il est très facile de contourner le schéma de celles-ci. Le hashtag de Twitter constitue un exemple assez significatif de cette performativité propre à l'éditorialisation : le processus prend une forme particulière qui n'était pas prévue, ni même prévisible, et cette forme devient une norme.

Autre élément révélateur du paradigme performatif de l'éditorialisation : sa nature opérationnelle. L'éditorialisation est un acte performatif dans le sens où elle tend à agir sur le réel plutôt qu'elle ne le représente. Nous lisons et nous écrivons dans l'espace numérique – et en particulier sur le web – mais la majeure partie de nos lectures et de notre écriture s'effectue à des fins opérationnelles précises. Envisageons par exemple le cas d'un commentaire rédigé sur TripAdvisor. Nous pourrions sans aucun doute placer cette action dans un paradigme représentationnel : le commentaire représente en effet le restaurant. Conformément au paradigme de la représentation, nous retrouvons un signifiant (le commentaire) et un signifié (le restaurant) – ou bien, si l'on en croit le paradigme, un sens et une dénotation16. Mais cette interprétation ne rend pas compte de la nature exacte de ces pratiques : écrire un commentaire, c'est en effet aussi produire le restaurant lui-même. Le commentaire est un moyen de caractériser le restaurant, de le rendre plus ou moins visible, par exemple, ou de déterminer s'il s'agit d'un restaurant de viande ou de poisson. Écrire un commentaire sur un restaurant, c'est d'une certaine manière, le faire exister. En fonction de son classement et de ses commentaires, le restaurant occupera une place singulière dans l'espace de TripAdvisor – d'une façon finalement pas si différente que s'il déménageait dans la même rue. Si l'on veut dire ce qu'est le restaurant en question, nous devons inclure de nombreux facteurs, notamment sa localisation (son adresse dans le monde physique), le nom de ses propriétaires, son menu, mais aussi sa position sur TripAdvisor, sa visibilité sur Google, et l'ensemble des commentaires publié à son propos sur les plateformes en ligne. L'éditorialisation contribue alors à la production du restaurant, car elle est partie prenante de son existence.

Ces considérations nous révèlent la troisième et la quatrième caractéristiques de l'éditorialisation : sa nature ontologique et sa nature multiple. D'un point de vue ontologique l'éditorialisation est une façon de produire le réel et non un moyen de le représenter. Et cela détermine la nature multiple de l'éditorialisation : si chaque acte d'éditorialisation produit du réel, alors le réel doit être multiple puisqu'il existe plusieurs actes d'éditorialisation.

En fin, la dernière caractéristique de l'éditorialisation est sa nature collective17. L'éditorialisation n'est pas l'action d'une seule personne, ni même d'un groupe prédéterminé : l'acteur ou les acteurs de l'éditorialisation font toujours partie d'une collectivité ouverte. Cette dimension collective est aussi l'une des principales différences entre l'éditorialisation et la curation de contenus. De plus, sans action collective, l'éditorialisation est impossible : l'action individuelle – même si elle est réalisée par une entreprise aussi importante que Google – ne peut jamais produire d'éditorialisation.

Examinons de plus près le cas de Google. On pourrait croire que Google structure ses contenus de façon précise, sans prendre en compte les réactions de ses usagers. Ce modèle serait en quelque sorte « googlocentrique », puisque le seul acteur à décider de l'organisation des contenus est l'entreprise qui conçoit les algorithmes. Mais cet argument ne tient pas, pour trois raisons au moins : en premier lieu, si personne n'utilise Google, l'algorithme ne peut produire d'éditorialisation. Google ne peut structurer des contenus que parce que des internautes l'utilisent. Un moteur de recherche qui n'est pas utilisé n'a nullement le pouvoir de structurer les contenus, puisque cette structure resterait abstraite, serait lettre morte, soit une structure quasi inexistante, puisque personne ne la verrait. Le pouvoir de Google dépend du nombre d'internautes – aujourd'hui titanesque – qui en fait usage, et c'est en cela que la hiérarchie proposée par le moteur de recherche acquiert sa fonction structurante. Une page gagne en visibilité parce que Google l'indexe et parce que les internautes utilisent Google pour la trouver. En second lieu, l'algorithme n'est pas statique : il évolue en fonction des pratiques et des usages. Google doit adapter son algorithme aux usages des internautes, afin d'éviter qu'il ne devienne obsolète. C'est pourquoi l'étude des comportements des usagers est à ce point essentielle pour l'entreprise, qui peut ainsi répondre à leurs besoins, voire les anticiper. Les actions des internautes affectent donc directement l'algorithme. En troisième lieu enfin, l'algorithme est basé sur un certain nombre de valeurs culturelles prédéterminées par une négociation collective. Ainsi que l'a démontré Dominique Cardon18, PageRank est basé sur le principe de l'indice de citation, lui-même développé au sein de la communauté académique : sans les interactions collectives de la communauté, ces valeurs n'existeraient pas.

La création d'un profil Facebook démontre elle aussi que l'éditorialisation n'est jamais un processus individuel, mais qu'elle implique au contraire une collectivité. Quand il se crée un profil sur Facebook, l'usager serait tenté de croire qu'il est le seul acteur de cet acte de création : je peux me définir comme je l'entends. Cette idée a été plutôt bien illustrée dans un célèbre dessin des années 1990, où un chien assis devant un ordinateur annonce « Sur Internet, personne ne sait que vous êtes un chien ». L'idée de ce dessin consistait à dire que nous étions complètement libres de construire notre identité selon notre bon vouloir. L'identité virtuelle19 apparaissait en effet alors comme la réalisation d'un fantasme d'autodétermination : avoir le pouvoir de se réinventer de manière autonome. Le problème était alors le risque d'un excès d'autodétermination : sur Internet, chacun pouvait prétendre être ce qu'il n'était pas.

Ce fantasme d'autodétermination est cependant largement erroné. Ainsi que l'ont démontré de nombreux chercheurs, plusieurs facteurs déterminent notre façon de construire nos profils : l' « affordance » de la plateforme, son influence sur le comportement des usagers, les pratiques de ceux-ci. Nous avons déjà évoqué les façons dont les caractéristiques techniques d'une plateforme influençaient nos comportements : il est évident, par exemple, que Facebook détermine la façon dont je crée mon profil. La plateforme est normative parce qu'elle me demande une série d'informations et d'actions très précises. C'est la plateforme qui décide ce que j'ai à dire à propos de moi et comment le dire, ce qui est important et ce qui ne l'est pas, à quelle fréquence et à qui j'écris. Ces valeurs sont prédéterminées par la plateforme. Au-delà de ces déterminations, se trouve aussi un ensemble de pratiques collectives et d'usages qui jouent un rôle crucial dans la construction de mon profil : si je suis cette image que je choisis et le statut que j'écris, je suis aussi le nombre d'amis que j'ai, les commentaires que mes amis écrivent à mon propos, les images de moi que les autres usagers publient et identifient et même la réutilisation de ces images sur d'autres plateformes, dans d'autres contextes.

Encore une fois, nous pouvons souligner la profonde différence entre l'éditorialisation et la curation des contenus. Si je m'occupe de la curation de mon profil, je suis entièrement maître du processus : la curation, c'est la façon dont je choisis et j'agence les contenus. L'éditorialisation d'un profil est donc un ensemble d'interactions qui déterminent qui je suis et ce que je suis : ce que les gens connaissent de moi et quelle idée ils se font de moi après avoir consulté mon profil.

Si l'on veut bien saisir le concept d'éditorialisation, il est important de comprendre un problème crucial : le fait que l'éditorialisation soit collective ne signifie pas pour autant que ce qu'elle produit est « commun » (common) à tout un chacun. Dans le cas de Google et Facebook par exemple, la dimension collective ne saurait impliquer qu'à la fin du processus d'éditorialisation, nous obtenons un objet partagé par tous (common) : les données, les informations et les contenus sont la propriété d'une compagnie privée et cette compagnie décide de comment ces données sont produites et à quelles fins elles sont utilisées. Certains cas d'éditorialisation – Wikipedia, par exemple – portent à croire qu'un bien commun a été créé – bien qu'il soit difficile de séparer une plateforme des autres et que la visibilité, tout comme l'efficacité de Wikipedia dépendent du référencement et de l'indexation par Google. La question que l'on pourrait se poser est alors la suivante : comment faire de l'espace numérique un espace public ?

Pour une philosophie politique de l'éditorialisation #

Davantage qu'un néologisme forgé pour marquer le passage au numérique, le concept d'éditorialisation vient répondre à des problématiques posées par ce nouveau modèle. Il est en effet essentiel de souligner, au terme de ce travail de définition, à quel point la notion d’éditorialisation peut changer notre manière d’habiter l’espace numérique. Parce qu'elle en souligne la structure, l'éditorialisation nous donne la possibilité de comprendre l’espace numérique et de comprendre le sens de nos actions dans cet espace : elle nous révèle les rapports entre les objets, les dynamiques, les forces, les dispositifs de pouvoir, les sources d’autorité. Mais comment la théorie de l’éditorialisation peut-elle concrètement changer nos pratiques ? D'une part, elle révèle la relation complexe entre autonomie et hétéronomie dans nos actions : ce que nous faisons est le fruit d’une interaction entre le contexte technique, culturel et pratique. En d'autres termes, la théorie de l’éditorialisation nous dit que si nous ne comprendons pas ce qu’est un CMS et si nous ne connaissons pas l’histoire du html ou les principes sur lesquels se base le PageRank, nous n'auront qu'une faible possibilité d’être les maîtres de nos actions. D'autre part, elle souligne la nature collective des actions dans l’environnement numérique. L’éditorialisation n’est en effet jamais une action individuelle : elle est une dynamique collective. Enfin, elle souligne les enjeux liés au fait de créer un espace numérique public – et c'est là sans doute son aspect le plus important. L'analyse des dynamiques de production de l’espace numérique permet d'évaluer dans quelle mesure cet espace appartient à une collectivité. C'est pourquoi nous pouvons dès lors œuvrer en faveur du développement d'une véritable philosophie politique de l’éditorialisation.

Bibliographie: #

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– «What is editorialisation?», Sens-Public, janvier 2016, [http://sens-public.org/spip.php?article1059].


  1. Brigitte Guyot, Sciences de l’information et activité professionnelle, vol.38, C.N.R.S. Editions, 2004, [http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=HERM_038_0038]. Première version disponible sur HAL, [http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/ sic00001095/document].
  2. Bruno Bachimont, «Nouvelles tendances applicatives: de l’indexation à l’éditorialisation», in L’indexation multimédia, Paris, Hermès, 2007, [En ligne : http://cours.ebsi.umontreal.ca/sci6116/Ressources_files /BachimontFormatHerme%CC%80s.pdf].
  3. Pour une historique plus précise, cf. M. Vitali-Rosati, What is editorialisation, Sens public 2016 http://www.sens-public.org/article1059.html
  4. Cet article présente les résultats de près de huit années de travail sur le concept d'éditorialisation, un travail notamment réalisé dans le cadre du séminaire international « Écritures numériques et éditorialisation », que je coorganise depuis 2008 avec Nicolas Sauret. La définition du concept d'éditorialisation est le fruit d'une réflexion collective et je suis débiteur d'un large groupe de chercheurs. Je nommerai en particulier Gérard Wormser et le réseau de Sens public, Nicolas Sauret, Yannick Maignien, Louise Merzeau, Michael Sinatra, Anne-Laure Brisac, Carole Dely et Roberto Gac.
  5. Roberto Gac a souligné l'existence de ces deux définitions dans un texte à paraître : Éditorialisation et littérature. Du roman à l’intertexte. À paraître sur Sens public.
  6. Marcello Vitali-Rosati, « Digital Paratext. Editorialization and the very death of the author », in Examining Paratextual Theory and its Applications in Digital Culture, IGI Global, Nadine Desrochers and Daniel Apollon, 2014, p.110‑127.
  7. Pour davantage de précisions concernant la relation entre l'espace numérique et non numérique, voir Daniel Paul O’Donnell, A “Thought Piece” on Digital Space as Simulation and the Loss of the Original, [http://dpod.kakelbont.ca/2015/02/11/a-thought-piece-on-digital-space-as-simulation-and-the-loss-of-the-original/], February 11, 2015.
  8. Donald A. Norman, The Design of Everyday Things, New York, Basic Books, 2002.
  9. Voir, par exemple, Michael Warner, The Letters of the Republic : Publication and the Public Sphere in Eighteenth-Century America. 2. print. Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1992.
  10. Consulter par exemple Friedrich Kittler, Optical Media. Translated by Anthony Enns, 1 edition, Cambridge, UK ; Malden, MA, Polity, 2009. Or R. Schroeder, Rethinking Science, Technology, and Social Change. Stanford, Calif: Stanford University Press, 2007. Et Robert L. Heilbroner, « Do machines make History ? », Technology and Culture, Vol. 8, No. 3 (Jul., 1967), pp. 335-345, [http://scalar.usc.edu/works/uiuc-macs410-media-information-ethics-/media/DoMachinesMakeHistory1967.pdf].
  11. Vannevar Bush, “As We May Think.” Atlantic Magazine 1945, [http://www.theatlantic.com/magazine /archive/ 1945/07/as-we-may-think/303881/].
  12. Theodor H. Nelson, 1965. “Complex Information Processing: A File Structure for the Complex, the Changing and the Indeterminate.” In Proceedings of the 1965 20th National Conference, 84–100. New York: ACM, 1965.
  13. Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, op. cit.
  14. Pour une analyse plus détaillée de ces caractéristiques, cf Vitali-Rosati, What is editorialization ?, cit.
  15. Le concept de performativité a eu un impact théorique important dans les dernières décennies. Depuis le travail d'Austin sur les actes de langage1 jusqu'à l'application de la performativité au champ des gender studies2, en passant par les perfomance studies dans le domaine du théâtre3, les définitions du concept ont varié en fonction de leur contexte. Pour cette raison, il est presqu'impossible de donner une définition consensuelle des termes « performance » ou « performativité ». Dans le cadre de cet article, nous pouvons nous limiter à définir la performativité comme l'aspect normatif de chaque action.
  16. Gottlob Frege, « Sense and Reference », The Philosophical Review, vol. 57, n°3, 1948, p. 209-230.
  17. Cet aspect a été souligné, par exemple, par Louise Merzeau dans « Éditorialisation collaborative d'un événement» , Communication & Organisation, 43(1), 2014, p. 105-122. La dimension collective de l'éditorialisation a aussi été analysée par Roberto Gac dans ses travaux sur l'intertexte : Bakhtine, le roman et l’intertexte, Sens public 2012, http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=1007. Mon travail doit beaucoup à Roberto et à nos discussions.
  18. Dominique Cardon, Dans l’esprit du PageRank, Paris, La Découverte, 2013, [http://www.cairn. info/resume.php?ID_ARTICLE=RES_177_0063].
  19. Mon ouvrage Égarements (Marcello Vitali-Rosati, Égarements, Amour, mort et identités numériques, Paris, Herman, 2014) traite de ce sujet et particulier de la relation entre auto-détermination et hétéro-détermination de l'identité.
définition d'éditorialisation, éditorialisation, en cours de publication Numérique