Mediateté de la présence et multiplicité ontologique
Notre culture est étrangement hantée par une sorte de mythologie de la présence. La présence serait la marque de l'authenticité - où l’authenticité assume une sorte de valeur morale, insaisissable et pourtant très claire pour tous. La présence semblerait être du côté de l'immédiateté, de la naturalité, de la vérité et donc de l'authenticité et finalement du bien. À la présence s'opposerait tout ce qui est médié, artificiel, faux et donc inauthentique et finalement mauvais. Cette opposition est très présente notamment dans le discours médiatique, gourmand de scénarios apocalyptiques et de simplifications qui peuvent facilement avoir un impact sur le grand public (cf. par exemple cet article du Monde qui parle de "la substitution progressive à la présence humaine d’un incroyable fatras de prothèses numériques.")
Cette idée - ou plutôt cette idéologie - a été déjà bien décrite par Walter Benjamin dans son célèbre L’œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique. L'aura des œuvres d'art originales dépend justement du fait qu'elles sont dans un ici et maintenant qui ne peut pas être reproduit, parce qu'il se veut immédiat - et toute reproduction est une forme de médiation. Or Benjamin montre bien que cette structure cache une idéologie religieuse: la présence qui détermine l'aura est le fruit d'un processus de sacralisation de l'objet - et finalement, pourrait-on ajouter, ce processus n'est pas plus immédiat qu'une reproduction: il est lui-même une forme de médiation. La présence, en d'autres termes, n'est pas immédiate, mais elle est le résultat d'un discours, d'un processus, d'une action. Il n'y a pas de présence sans une production de la présence et donc, finalement, la présence est toujours un effet. En ce sens il n'est pas possible de distinguer une "vraie" présence, immédiate, naturelle et authentique d'une "fausse" présence ou un effet de présence qui serait médié, artificiel et inauthentique: toute présence est une médiation - et l'authenticité n'est qu'une idéologie.
Mais prenons du recul pour mieux comprendre cette idée. Déjà, qu'est-ce que la présence?
Une première définition pourrait revenir à l'idée d'associer la présence à une convergence de temps et d'espace : l'ici et maintenant. Présent est ce qui partage avec nous le même espace et le même temps. Mais cette définition compte plusieurs problèmes. Le premier est qu'elle fait toujours dépendre la présence d'un regard objectivant: on est toujours présent à quelqu'un ou à quelque chose - justement le quelqu'un ou le quelque chose qui partage avec nous le même espace et le même temps. Cela implique que la présence demande systématiquement une objectivation: il faut qu'il y ait un sujet et un objet: l'objet est présent au sujet car il partage le même temps du sujet. Or cette idée est tout de suite en contradiction avec la notion d'immédiateté: une médiation est nécessaire pour produire la présence, celle du regard du sujet sur l'objet. En outre, cette structure est toujours une structure de réduction: la présence est la réduction de l'Autre au Même, pour utiliser les termes de Lévinas. Le sujet aplatit le temps et l'espace de l'autre sur les siens pour faire en sorte que l'objet soit présent. La présence est une sorte d'être devant. L'allemand fait bien comprendre la relation entre ce type de présence et l'objet: ce qui est devant est le Gegenstand, à savoir l'objet. L'idéologie de l'authenticité est une sublimation de cet acte d'objectivation qui transforme le sujet en un point de repère universel - notamment lorsque le sujet acquiert un sens théologique: présent est ce qui est présent à Dieu et donc ce qui est sacré.
Une alternative à cette définition consiste à considérer la présence plutôt du point de vue de l'événement: est présent ce qui arrive au moment où cela arrive. Ou encore en concentrant l'attention sur l'action: présent est l'action au moment où elle se fait. De cette manière la présence devient un processus, un acte - ou encore mieux une technique. Il n'y a pas une présence, déjà, mais des présences, et ces présences sont toujours le fruit d'un geste de production de la présence. Nous sommes présents parce que nous faisons quelque chose qui nous rend présents. Le lecteur de ces lignes est présent au moment où il lit car il est en train de lire. C'est son action qui le rend présent. Tout comme moi, je suis présent au moment où je les écris justement car je suis en train d'écrire. En ce sens, la présence est plutôt un contexte de l'action dont l'action fait partie - car elle contribue à créer le contexte. La présence n'est donc pas quelque chose de donné - comme le voudrait la notion d'ici et maintenant - mais plutôt une sorte de technologie de production de l'espace et du temps. Mon action est présente en ce qu'elle produit un temps et un espace particuliers. Je suis présent car en écrivant je produis une conjoncture spatio-temporelle particulière, celle justement de mon écriture qui est en train de se faire dans ce moment précis où j'écris.
Pour mieux comprendre les enjeux d'une telle définition de présence, il faut arrêter notre attention sur les "conjonctures" produites lors de l'action. C'est ce qu'on pourrait appeler des "conjonctures médiatrices". Reprenons l'exemple de l'écriture: lorsque j'écris, la conjoncture de mon écriture n'est pas produite exclusivement par le fait que je suis en train d'écrire. Elle est produite par un ensemble hétérogène et très varié de forces qui sont en jeu au moment où j'écris. Par exemple le fait que j'ai devant moi un ordinateur, que cet ordinateur est branché à une prise électrique, qu'il est aussi branché à un réseau wifi, qui me donne accès à un site sur lequel je suis en train d'écrire. Mais aussi, le fait que la lumière est allumée dans mon bureau, que ma conjointe est devant moi et que ma fille est en train de dormir... Mais aussi: que j'ai fait des études de philosophie, que j'ai assez dormi cette nuit pour avoir envie d'écrire... Il est impossible de lister la totalité de ces forces: les conjonctures médiatrices ne peuvent jamais être saisies, leur description est toujours partielle. L'ensemble de ces forces met en place un contexte qui est celui où se déploie mon action. Ce contexte médie mon action et en même temps il est médié par mon action.
Or l'idée d'une présence comme technologie de production du temps et de l'espace et la notion de conjonctures médiatrices implique un problème ontologique majeur qu'il me semble nécessaire de soulever ici. L'idée de la présence en tant qu'ici et maintenant repose sur un paradigme représentatif de la réalité sur lequel se fonde l'ensemble de notre pensée occidentale - en particulier notre pensée ontologique. Ce paradigme place la possibilité de la multiplicité du côté de la représentation du réel. On a d'un côté le réel - unique, stable et vrai - et de l'autre côté la représentation du réel - subjective, multiple. Nous avons d'un côté ce qui est ici et maintenant - le "vrai" objet - et de l'autre la représentation de l'objet - médiée, subjective et donc potentiellement fausse. Il y a le vrai moi - présent ici et maintenant dans mon bureau - et le faux moi - par exemple la photo que vous voyez à côté de ce texte. Ce paradigme permet de penser qu'il y a une unité essentielle et que de cette unité dérive une multiplicité de représentations plus ou moins proches de la réalité. À ce paradigme s'oppose une idée que l'on pourrait définir performative de la réalité - à partir de Nietzsche jusqu'à Judith Butler - selon laquelle la réalité est plutôt l'ensemble des actes qui la produisent. Il n'y a pas d'un côté l'unité et de l'autre une multiplicité de représentations, car il n'y a aucun référent qui soit originaire par rapport à des représentations. En d'autres termes, pour revenir à la notion de présence, moi assis ici devant l'ordinateur et moi en photo à côté de ce texte sommes deux médiations dont aucune ne peut être considérée comme plus "vraie" ou plus "authentique". La photo ne représente pas une personne derrière l'écran, mais la personne derrière l'écran et la photo sont deux productions du réel.
L'idée des conjonctures médiatrices est problématique d'un point de vue ontologique car elle ne permet pas de penser qu'il y a une essence des choses: il n'y a pas quelque chose qui vient avant la médiation, mais puisque la médiation est par définition multiple - car elle peut se faire de différentes manières - alors l'essence doit être originairement multiple. Pour aller encore plus loin: l'Être en tant que tel doit être multiple - ce qui semble une impossibilité logique et linguistique majeure.
C'est ce problème qui me pousse à proposer une approche métaontologique - dont j'ai souvent parlé dans mes billets de blogues. L'idée de base de la métaontologie est qu'il faut penser la multiplicité comme originaire - tandis que l'ontologie considère normalement la multiplicité comme dérivée de l'unité de l'Être. Cette approche permet de ne pas devoir penser l'authenticité comme une prérogative de l'unité. En d'autres termes, une approche métaontologique rend possible une multiplicité de présences toutes aussi authentiques les unes que les autres.