Littérature de profil : identités, détournements et éditorialisation

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Quelques notes en préparation de la conférence que je donnerai le 13 octobre à Concordia. Merci à Sophie Marcotte de m'avoir invité !

Je voudrais me poser la question du profil d'usager et de ses usages littéraires. La réflexion que je vais proposer est au centre d'un projet de recherche que je mène en collaboration avec Servanne Monjour, Julie Tremblay-Devirieux et Élisabeth Routhier. La même thématique sera au cœur de l'édition 2015-2016 du séminaire « Écritures numériques et éditorialisation » que j'organise cette année avec Louise Merzeau, Nicolas Sauret, Gérard Wormser et encore Servanne Monjour. Servanne a déjà publié un article sur le sujet, auquel je renvoie. Julie fait une thèse sur une thématique très proche. Et bien sûr, Louise a beaucoup travaillé sur cette problématique et dirige elle-même un projet sur la notion de profil. C'est avec Gérard que j'ai commencé mon travail de réflexion sur la notion d'éditorialisation.

Un premier constat : le développement du web participatif, ou web 2.0, a donné lieu ces dernières années à une multiplication de ce que l’on appelle les profils d’usagers. Chaque plateforme demande la création d’un « profil », depuis les réseaux sociaux jusqu’aux plateformes d’achat en ligne, en passant par les sites de rencontres, les jeux en ligne, les forums, les journaux, etc.
Bref, nous assistons à une prolifération des profils...

Or à côté des usages « normaux » des profils - ceux qui respectent les consignes des plateformes - on peut remarquer plusieurs usages « atypiques » ou même « subversifs ».
Par exemple, sur le réseau social bien connu Facebook, dans lequel l’usager est tenu de se présenter à ses « amis » en publiant ses données personnelles (date de naissance, lieu de résidence, activités, emploi, situation familiale, etc.), l’écrivaine québécoise Anne Archet remplit les champs destinés à ces données de profil de façon déconcertante : « emploi : succube adjointe à Satan » ; « A étudié Allez les filles, trois Big Macs les filles à Université du Hamburger »... En 2012, Victoria Welby publiait sur le site de petites annonces canadien Kijiji une offre de service pour le moins surprenante : se définissant pour l’occasion comme une « écrivaine publique », elle proposait d’écrire, pour cinquante dollars l’heure, courriers érotiques et autres récits licencieux. Dans ce cas comme dans l’autre, la démarche des écrivaines s’inscrit clairement dans le détournement de l’outil et de ses fonctions. Si ces pratiques s’extraient du cadre des usages conventionnels du profil d’utilisateur, elles ne sauraient pourtant être isolées, et mettent en évidence un phénomène d’appropriation des outils et des formes numériques par les écrivains qui, selon une démarche à la fois transgressive et ludique, investissent des espaces numériques pour les transformer en espaces artistiques.

Il me semble nécessaire de s'interroger sur ces pratiques pour deux raisons :
1. Tout détournement révèle quelque chose à propos de ce qu'il détourne : les usages littéraires nous disent quelque chose sur les profils eux-mêmes.
2. Les pratiques littéraires de détournement des profils témoignent d'un certain changement dans les formes littéraires et en particulier dans ce qu'on appelle l'« autofiction ».

Pour entamer l'analyse, je voudrais aborder deux questions :
1. Quelle est la fonction des profils usagers ?
2. Que nous disent les pratiques de production des profils - littéraires ou non - à propos de la production de l'identité en général ?

La première question nous renvoie à la vieille opposition de deux paradigmes d'interprétation de la réalité : un paradigme représentationnel et un paradigme performatif - ou si l'on préfère, opérationnel. Pour l'expliquer simplement : on peut imaginer que le profil est une forme de représentation de soi, à savoir une manière pour créer une relation entre un signifiant - le profil - et un signifié - la personne dont le profil est le profil. En ce sens on pourrait penser que le profil a une fonction de mimesis et l'insérer dans la lignée des formes représentatives telles qu'elles ont été pratiquées et analysées depuis l'Antiquité - à partir de Platon jusqu'à nos jours. Dans ce cadre, la question à se poser serait celle de la correspondance du signifiant avec le signifié, autrement dit la question de la relation entre vérité et fiction : le profil est-il une représentation fidèle de la vérité ou est-il une fiction - romanesque ou autre ?

Or je suis convaincu que ce paradigme est caduque et qu'il reflète très mal la réalité de nos pratiques numériques.
Le second paradigme - à mon avis bien plus pertinent - est le paradigme performatif. Je ne développerai pas plus ici l'idée de performativité, notion très à la mode dans la pensée contemporaine, depuis le travail d'Austin en passant par le débat entre Searle et Derrida, jusqu'aux Performance Studies en théâtre ou comme développement des Gender Studies (voir par exemple Judith Butler). En tout cas, l'effervescence autour de ce concept montre que ce paradigme acquiert une importance de plus en plus centrale dans notre façon de penser le monde.
Pour faire court, je dirais que, selon le paradigme performatif, le profil - comme une série d'autres pratiques d'écriture numérique - doit être considéré en tant qu'acte de production du réel. En d'autres mots, il ne s'agit pas de représenter une réalité, mais de la construire. C'est pour cette raison que l'on peut parler d'un aspect opérationnel du profil : quand on écrit quelque chose sur le web - et j'entends ici par écriture toute forme de production de traces, et donc aussi le fait de publier une photo -, on le fait avec un but opératoire. On ne veut pas représenter quelque chose, mais plutôt faire quelque chose - sur le web j'achète des billets d'avion, je gère mon compte en banque, je travaille, j'achète un livre, etc. Même quand j'écris un compte-rendu à propos d'un restaurant sur Tripadvisor, je le fais pour faire quelque chose : par exemple, pour changer le classement du restaurant en question ou sa visibilité. De fait, je suis en train de produire le restaurant, de contribuer à ce que ce restaurant est - par exemple un bon ou un mauvais restaurant, ou un restaurant de poisson ou de viande.
De la même manière, il me semble que lorsqu'on publie un profil, on est en train de produire une identité et non de la représenter. Pour exister, je dois avoir un profil sur Facebook ou Twitter, sur un blogue ou sur le site de l'Université. Autrement, je n'existe pas. Une anecdote : quand je travaillais dans une école à Paris, un étudiant m'avait dit qu'il ne croyait pas qu'un collègue était vraiment un architecte, car il ne l'avait pas trouvé sur Google.
Voilà pourquoi la question sur la vérité du profil n'est pas pertinente. Il ne s'agit pas de savoir si le profil est véridique ou pas, car la vérité est justement ce que le profil produit : si dans mon profil institutionnel je suis un philosophe, alors je suis un philosophe ; autrement, je ne suis pas un philosophe.

Cela nous amène à la seconde question : car si l'opposition entre réalité et fiction n'est plus significative, il y a une autre opposition qui joue à mon avis un rôle fondamental. L'opposition entre autonomie et hétéronomie, présente depuis toujours dans la production de l'identité - j'en parle dans mon ouvrage Égarements. Amour, mort et identités numériques (ici, par exemple, le livre entier est aussi disponible en ligne). La question, en d'autres termes, est de savoir si, et dans quelle mesure, dans la construction de mon identité, je suis actif. Est-ce moi qui produit mon identité - autonomement - ou alors est-ce mon identité qui est produite par quelque chose ou quelqu'un d'autre ?
Évidemment cette question n'est pas spécifique aux pratiques numériques : dans l'espace pré-numérique, mon identité est hétéronome - par exemple, dans mes documents d'identité, dans le prénom qui m'a été imposé, dans ce que les autres pensent et disent de moi - et autonome - dans ma façon de me présenter, de m'habiller, d'agir...
Mais dans l'espace numérique, cette opposition est caractérisée de façon particulière. Avec Louise Merzeau, je dirais qu'il s'agit d'un processus d'éditorialisation. On peut définir l'éditorialisation comme l'ensemble des dynamiques collective de production d'un contenu dans l'espace numérique. Ces pratiques nous permettent de négocier la réalité et de la construire. Et ces pratiques sont fondées sur un jeu entre la détermination - hétéronome - des plateformes, des algorithmes, des actions des autres, et la liberté - autonome - de nos propres actions (d'autres billets sur cette thématique).

Concrètement, quand je produis un profil, je suis en partie libre de présenter mon identité comme je veux : je choisis une photo, je me mets en scène, j'essaie de faire voir ce qui me semble plus pertinent à mon propos - c'est ce que je définissais en tant qu'« identité virtuelle » dans mes ouvrages précédents (ici, par exemple). Mais en même temps, cette identité est déterminée : par la plateforme qui m'impose ses normes, par les commentaires des autres et les interactions avec eux, par les données récoltées sur moi par les moteurs de recherche, etc. - j'appelais cet aspect hétéronome « identité numérique ».
En ce sens, produire un profil signifie « s'éditorialiser » : se retrouver à négocier ce que nous sommes avec une série de dispositifs techniques et culturels et une série de pratiques collectives qui limitent et encadrent notre liberté.

Les pratiques littéraires nous font bien comprendre cet équilibre complexe. Les différentes formes de détournement servent à forcer la plateforme à faire ce qu'elle n'est pas censée faire : on transforme l'hétéronomie en autonomie. De cette manière, on révèle les dispositifs techniques en même temps qu'on se les approprie. La littérature devient une pratique d'éditorialisation qui essaie de négocier le réel en récupérant la plus grande marge de liberté et d'autonomie. Ou encore, la production littéraire est une forme de production normative du réel.
La question à se poser n'est donc pas si ces pratiques sont véridiques ou fictives, mais plutôt quel est leur sens politique : quel réel produisent-elles ? Quelle place prennent-elles dans l'ensemble des dynamiques d'éditorialisation du réel ?

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