L'espace comme nouveau paradigme de pensée

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Depuis quelques années la notion d'espace est au centre de ma recherche. À partir de mon travail sur Lévinas où je proposais une "topologie de l'esprit", en passant par mes réflexions sur Merleau-Ponty et le concept de corps à l'ère des nouvelles technologies, jusqu'à ma recherche plus récente sur la notion d'éditorialisation et sur les écritures numériques qui est le sujet principal de la Chaire de Recherche du Canada sur les écritures numériques.
Comme je le dis dans le descriptif de la recherche de la Chaire:

Nous vivons désormais dans un espace numérique. Cet espace est fait d'écriture. Nos identités sont de l'écriture - profils, entrées dans des bases de données, lignes de codes -, nos actions sont de l'écriture - à partir des clics jusqu'à l'achat d'un livre ou à la planification d'un voyage -, les objets qui nous entourent sont faits d'écriture. La Chaire de recherche du Canada sur les Écritures numériques a pour objectif de proposer une nouvelle lecture et une nouvelle compréhension de cette écriture qui fait désormais notre monde.

J'ai récemment défini l'éditorialisation comme "l'ensemble des dynamiques qui produisent et structurent l'espace numérique."

Mes thèses de fond sont les suivantes :

1. Nous habitons désormais un espace numérique, à savoir un espace qui est structuré par une série d'instances dont les infrastructures numériques font partie.
2. Cet espace est dynamique et ne peut donc pas être analysé simplement en tant que quelque chose de donné et d'objectif.
3. L'espace porte des valeurs : il est donc à la fois matériel et symbolique.

De ces thèses découle la nécessité d'une analyse de ce que le numérique fait de l'espace. L'espace produit par le numérique doit être considéré comme une architecture : ainsi, on doit analyser le web comme un espace d'action - exactement comme n'importe quel autre espace architectural (un billet récent de Maurizio Ferraris abonde aussi dans ce sens).

L'ensemble de mes projets et de mes publications récentes sont dédiés à ces questions. J'en énumère quelques-unes:
1. Sur l'éditorialisation comme production d'espace
2. Sur le web comme espace architectural :
- Digital Architectures: the Web, Editorialization and Metaontology, 2016
- Auteur ou acteur du web, 2012
- Une série de billets de blogue
3. Sur l'hybridation entre espace numérique et non numérique
- Le projet Transcanadienne et l'ensemble des publications liées à ce projet. (Un article sur ce sujet, cosigné par Servanne Monjour et moi-même sortira sur @nalyses en septembre)

Je voudrais ici revenir sur l'idée de fond qui est à la base de toutes ces réflexions : l'espace est une structure dynamique qui se déploie comme une mélodie jouée par plusieurs acteurs différents - des personnes qui agissent, des infrastructures, des discours.
Cette idée implique la mise en question d'un topos de la pensée du XXe siècle: l'idée bergsonienne selon laquelle le temps serait du côté du mouvement, de la subjectivité et de la différence tandis que l'espace serait du côté de la gegebenheit (le fait d'être donné), de l'objectivité et de l'unité. Cette idée est notamment exprimée dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience et peut être retrouvée dans plusieurs thèses philosophiques du XXe siècle. Que l'on pense notamment à Heidegger, au Ricoeur de Temps et récit, mais aussi à Merleau-Ponty qui, essayant d'aller au-delà de cette opposition, proposait l'idée de "temporalisation de l'espace".

Or il me semble nécessaire de dépasser ce paradigme. Je remarque par ailleurs que la fin du XXe siècle et le début du XXIe ont été marqués par un intérêt renouvelé pour le concept d'espace visant justement à l'émanciper de la notion de gegebenheit pour le penser dans sa dynamicité.

Carla Canullo, dans un récent article, souligne justement ce point à partir d'une intuition de Lévinas : dans Éthique et infini, le philosophe affirmait qu'il est nécessaire de soustraire l'espace au paradigme de la physique pour lui restituer sa vitalité intrinsèque. Carla, avec qui j'ai eu le plaisir d'échanger sur ce sujet, remarque que cela permettrait de développer un paradigme philosophique basé sur la pensée de l'espace plutôt que sur une pensée du temps. Elle montre notamment, en s'appuyant à la pensée de Rosenzweig, qu'à l'identité narrative ricoeurienne, nous pourrions substituer une identité oikologique. C'est exactement ce que nous avons essayé de penser avec Servanne Monjour, Nicolas Sauret et Louise Merzeau dans notre travail commun sur les profils numériques. (une séance du séminaire Écritures numériques et éditorialisation, avec Servanne Monjour, Julie Tremblay-Dévirieux, Élisabeth Routhier et André Gunthert portait justement sur cette question). Au lieu de penser les profils comme une production narrative temporelle de soi - à la Ricoeur - nous avons essayé de les penser en termes de récit spatial. Louise parle par exemple d'espace comme Khoros pour penser cet aspect mouvant de l'espace.

La distinction établie par les Grecs entre topos et khoros permet elle aussi de décrire ce déplacement. Le topos, comme le locus latin (« région, lieu, endroit, tombeau ») sert à localiser, fixer, circonscrire. Le khoros (« lieu où l’on danse ») renvoie quant à lui à un champ qui se donne à traverser et qui appelle une chorégraphie. Les algorithmes qui cherchent à prévoir nos régularités ne connaissent que des identités, qu’ils géolocalisent dans l’espace numérique. L’usager, au contraire, n’appréhende cet espace qu’à travers ses profils, qui programment et scénarisent sa mobilité en faisant de lui le chorégraphe de sa propre présence. (cf Louise Merzeau, Le profil : une rhétorique dispositive)

Cette tendance me semble de plus en plus présente dans la pensée contemporaine: pensons par exemple au "tournant spatial" que prend la littérature dans les dernières décennies.

En somme: il est nécessaire aujourd'hui de penser l'espace comme une entité dynamique qui peut produire de la différence et du discours. Une telle approche est particulièrement utile quand on aborde les questions soulevées par les environnements numériques: ce sont des espaces qui semblent nous être imposés et qui semblent être déterminés par la structure des plateformes - souvent propriétaires - qui agencent et façonnent nos actions. Si nous arrivons à penser ces plateformes comme des espaces habitables et dynamiques, alors nous pouvons retrouver la possibilité de la liberté. La question est de savoir comment nous pouvons nous approprier ces espaces, comment les rendre publics, par exemple. C'est l'objectif d'une réflexion en cours, qui résonne notamment avec celle de Joëlle Zask - dont un article sur ces questions sortira bientôt sur Sens public - et d'Enrico Agostini Marchese qui a récemment publié sur ce sujet.

J’adhère donc complètement à l'idée de Carla Canullo selon laquelle il faut "philosopher sous la forme de l'espace". Cela sera peut-être la caractéristique qui distingue la pensée du XXe siècle de celle qui semble s'ouvrir en ce début de XXIe siècle.

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