Les MOOC : coup de pub ou espace d'apprentissage ?

apprentissage, architecture, Jay David Bolter, Richard Grusin, espace architectural, espace numérique, IHEST, McLuhan, média, medium, MOOC, Numérique, Phèdre, Platon, présence, publicité, Thierry Karsenti, Wikipedia

Quelques notes en préparation d'une intervention que je ferai à Paris, dans le cadre des ateliers de l'IHEST le 11 décembre prochain.

La question que j'essaie de me poser est plus philosophique que pédagogique. Je n'entends pas exprimer un avis sur la valeur pédagogique des MOOC existants, mais de réfléchir aux conditions de possibilité de la création d'un espace d'apprentissage en ligne.

Pour ce faire, il faut commencer par se demander ce qu'est un espace en ligne. Le web a été trop souvent considéré comme étant un médium dans le sens d'un moyen de transmission de contenus. Le web serait une façon de mettre en place la médiation entre un contenu et celui qui doit le recevoir. Que l'on parte de l'idée de communication à la Shanon ou que l'on s'appuie sur des idées plus complexes de ce qu'est un médium (McLuhan ou, pour le numérique, Bolter et Grusin), le résultat est le même. Selon le modèle de Shanon, le médium n'est qu'une enveloppe servant à transmettre le message qui n'est touché en aucune manière par le médium lui-même. Communiquer par téléphone, par radio, par e-mail ou par courrier ne change rien à ce que nous voulons dire, ce ne sont que des enveloppes différentes pour emballer le même message. McLuhan insiste sur le fait que le médium est le message, à savoir qu'un contenu idéal, avant une inscription médiatique, n'existe pas et que le médium fait le message. D'ailleurs, ce dont le médium est médiation est toujours un autre médium, le contenu du message est toujours un autre médium (l'écriture est la  médiation du langage, l'imprimé de l'écriture, le web de l'imprimé, de la radio et de la télévision...). Mais le point reste le même : il s'agit de faire une médiation entre quelque chose et quelque chose d'autre. Il s'agit de penser le médium comme un entre-deux. Même lorsqu'on pense que la médiation est un élément originaire, à savoir que tout est médiation, qu'il n'y a pas d'action qui ne soit pas médiée, comme le fait McLuhan, le fait même de parler de médiation implique la constitution de deux pôles dont la médiation serait médiation.

Or je suis convaincu que ce modèle ne fonctionne pas pour le web - j'en ai parlé dans un autre post du blog, c'est le sujet sur lequel je travaille actuellement avec Jean-Marc Larrue en préparation d'un livre que nous écrivons ensemble sur cette problématique.

Le web n'est pas un médium, il est un espace d'action. En d'autres mots, dans l'espace du web, nous ne sommes pas face à une médiation plus que nous ne le sommes quand nous sommes dans notre cuisine, ou dans la place d'une ville, ou même dans une forêt.

Bien sûr, on pourrait dire que l'architecture est un médium et, même, que le paysage en est un : dans ce sens, le web peut être interprété comme un médium, mais le concept de médium devient si vaste qu'il ne nous dit plus grand chose.

Le web est un espace architectural, matériel, avec des relations concrètes qui relient les objets qui le peuplent. Cet espace est notre espace, l'espace où nous évoluons, où nous habitons, où nous agissons. La structure architecturale de cet espace détermine nos actions dans la mesure où elle en est le cadre. Comme la place d'une ville détermine ce que je peux faire dans la place, car elle définit, par exemple, des frontières entre ce qui est privé et ce qui est public, ce qui est visible et ce qui ne l'est pas, ce qui est central de ce qui est périphérique, ce qui est beau de ce qui ne l'est pas. Pour comprendre le web, on doit penser que les actions qui s'y produisent sont originairement dans le web, elles ne sont pas le fruit de la médiation entre l'action d'un usager devant l'écran et le monde de l'écran. Bien sûr, cette médiation a lieu, mais si l'on se concentre sur elle, on rate le sens des actions en tant que telles.

Je crois qu'il faut partir des actions, des pratiques, pour comprendre ce qu'est le web, et non pas de ses prétendues caractéristiques en tant que médium. Exactement de la même façon que, pour comprendre le sens architectural d'une place, il faut plutôt regarder comment elle est investie par les personnes plutôt que s'interroger sur les propriétés du pavé ou du béton au sol.

- Je le répète, il ne s'agit pas de dire que les propriétés physiques du pavé ne sont pas importantes, ni qu'elles ne conditionnent pas, par exemple, la façon de marcher dans la place et donc l'envie de le faire, etc. Il s'agit plutôt de dire que cette médiation omniprésente ne doit pas faire passer au second plan une sorte de primauté performative des pratiques : ce qui nous intéresse est la marge d'indécision que les structures qui nous entourent nous laissent et non seulement leur force de détermination. En ce sens, mon approche est animée par un intérêt principalement politique : le politique devrait être originaire par rapport à l'ontologique. Partir des propriétés signifie canaliser des pratiques dans des dispositifs déterminés et presque "naturaliser" ces pratiques, c'est-à-dire affirmer qu'il n'y a pas de solution alternative. -

Si le numérique est un espace d'action et non seulement un système de transmission de contenus, on doit s'interroger sur les pratiques qui permettent de mettre en place des dispositifs de légitimation et de validation du savoir. Comme je l'ai affirmé plusieurs fois (cf. ici et ici), la fonction auctoriale ne peut plus fonctionner. En premier lieu, parce qu'il ne s'agit pas justement de transmettre des contenus qui seraient validés en amont par un auteur : c'est celui qui agit qui a un poids et une importance sur le web et non celui qui garantit. En second lieu, parce que les textes et les contenus en général se trouvent dans une continuité où la voix de l'auteur se perd en faveur d'un ensemble de dispositifs d'éditorialisation qui relient les pages, les rendent accessibles, visibles et, finalement, fiables. La fiabilité d'une page est davantage garantie par Google, qui la place dans une hiérarchisée, que par celui qui l'a signée - c'est pourquoi l'affirmation récurrente "j'ai trouvé ça sur Google" (ou "j'ai trouvé ça sur Facebook") n'est pas aussi naïve qu'on pourrait le penser.

 

Après ces prémisses, le moment est venu de nous poser la question : quel modèle pour le MOOC ?

Je vois trois façons de comprendre ce type d'expérience :

  1. le modèle de l'usager-cible
  2. le modèle de la transmission des compétences
  3. le modèle de la production d'un espace d'apprentissage

1. Les MOOC peuvent être une action publicitaire. Dans l'espace qu'est le web, le rôle des MOOC n'est parfois que celui de promouvoir une marque. Je m'explique. Le web est une énorme métropole - surtout dans son espace anglophone - où chaque acteur a un poids plus ou moins équivalent à celui des autres. Ainsi, il n'y a pas de différence véritable et institutionnalisée entre un expert et un non expert. Le succès de Wikipédia l'a démontré : l'idée des autorités validant des contenus n'est plus d'actualité, justement parce que la force d'action des institutions a faibli dans l'espace du web - où construire coûte moins cher que bâtir un immeuble dans le centre d'une ville. Comment faire pour être présent dans cet espace en tant qu'institution et récupérer la visibilité perdue face à l'abondance d'acteurs et à la fin de la distinction nette entre acteurs institutionnels et non institutionnels ? Les MOOC peuvent être comme de grands panneaux publicitaires placés au milieu de l'espace public. C'est une façon pour faire voir le nom d'institutions telles que Harvard, Berkeley, etc., pour essayer de leur redonner du poids, de réaffirmer leur autorité. L'usager n'est que la cible de cette publicité. Comme dans toute publicité, le message, le contenu, n'est qu'un appât, un système pour attirer l'usager et son attention sur la marque qui lance le message. L'objectif de la "campagne" est de récupérer une autorité institutionnelle qui est sur le point d'être perdue. Bien évidemment, dans ce premier cas, les MOOC n'ont rien à faire avec l'apprentissage. Par ailleurs, le web est utilisé comme un média de masse - comme la télé, par exemple. Dans ce sens, cette stratégie ne me semble pas avoir des chances de réussir...

2. Transmission des compétences. Le deuxième modèle est le plus classique : il s'agit de transmettre quelque chose via le web. Cela consiste à penser qu'on peut utiliser le web comme un médium, exactement au même titre que le papier, mais en plus puissant. On prend un contenu et on l'inscrit dans un support. On peut faire à ce modèle la même critique que Platon faisait à l'écriture dans le Phèdre :

Car voici l'inconvénient de l'écriture, mon cher Phèdre, comme de la peinture. Les productions de ce dernier art semblent vivantes; mais interrogez-les, elles vous répondront par un grave silence. Il en est de même des discours écrits : vous croiriez, à les entendre, qu'ils sont bien savants; mais questionnez-les sur quelqu'une des choses qu'ils contiennent, ils vous feront toujours la même réponse. [275e] Une fois écrit, un discours roule de tous côtés, dans les mains de ceux qui le comprennent comme de ceux pour qui il n'est pas fait, et il ne sait pas même à qui il doit parler, avec qui il doit se taire. Méprisé ou attaqué injustement, il a toujours besoin que son père vienne à son secours; car il ne peut ni résister ni se secourir lui-même.

 

L'écriture sert comme moyen de réminiscence (hypomnesis) et non de mémoire (mnemes) : l'écriture sert pour se rappeler de ce que l'on sait déjà et non pour écrire dans l'âme ce que l'on ne sait pas encore. Car pour écrire dans l'âme - c'est à dire pour apprendre - l'élève ne peut pas être passif. Le modèle de transmission réplique l'idée du manuel pour autodidactes. Il n'est pas inutile, mais on ne peut pas dire qu'il mette en place un dispositif d'apprentissage. De plus, pour le web, ce modèle est assez abstrait, car on ne peut pas considérer l'espace numérique comme un pur support de communication.

3. L'idée de création d'un espace commun d'apprentissage est évidemment celle qui accorde le plus de valeur pédagogique aux MOOC. Il s'agit justement de prendre en compte le web comme un espace d'action et d'essayer de voir comment cet espace se structure. Comme tout espace, le web n'est pas là, devant nous, objectif et déjà défini : le sens d'un espace se fait au fur et à mesure qu'on l'habite. C'est en évoluant dans un espace, en le parcourant, en y agissant, que nous le structurons. Bien évidemment, il y a quelque chose avant notre arrivée, mais ce qu'il y a peut assumer des sens complètement différents selon notre façon de l'investir. Dans ce sens, l'espace du web peut être considéré exactement comme une salle de cours. Il y a des murs, des tables, des chaises, mais le sens de cet agencement est différent selon la façon qu'ont ceux qui s'y trouvent de l'habiter. Seuls les échanges, les prises de parole, mais aussi la façon de s'habiller, de bouger, du professeur et des élèves donnent à la salle un sens. Le fait d'habiter un espace commun implique une action - une séries d'actions collectives, guidées par l'enseignant. Ce sont ces échanges et l'évolution dans cet espace commun qui font l'apprentissage.

La question qui se pose, si l'on veut essayer de mieux comprendre ce dernier modèle, est : est-il possible sans un dispositif présentiel ? La production d'un espace commun d'apprentissage, telle que nous la connaissons, se base sur le fait d'être tous ensemble, en présence, dans le même espace. Or comment est-il possible d'avoir le même résultat sur le web ? C'est la question fondamentale à se poser quant on parle de MOOC. Une définition rapide des MOOC nous porterait à affirmer qu'il y a deux approches possibles, celui des x-MOOC et celui des c-MOOC. D'une part, les MOOC qui fonctionnent selon les deux premiers modèles que j'ai identifiés (usager-cible et transmission des compétences) : ce sont les MOOC traditionnels, ou x-MOOC, ceux prodigués par de grandes structures (telles que Coursera, edx, Udacity). Il s'agirait là des "méchants", de grosses usines qui n'essayent pas vraiment de produire un espace d'apprentissage, mais qui transmettent comme le fait un média de masse des informations (que ce soit des publicités ou des compétences). D'autre part, il y aurait les c-MOOC, les MOOC connectivistes, imaginés et testés pour la première fois par Georges Siemens avec le cours Connectivism and Connective Knowledge. L'idée est justement celle de baser l'apprentissage sur la liberté d'action des élèves : c'est l'étudiant qui décide de son parcours, de ses objectifs, et aussi, parfois, de comment trouver une information particulière. Il crée son propre espace d'apprentissage. Thierry Karsenti montre en revanche que cette distinction ne fonctionne pas vraiment. Il n'y a pas une véritable participation des étudiants, ni dans le cas des x-MOOC, ni dans celui des c-MOOC.

On revient donc à la question de la présence. Le fait que les MOOC semblent empêcher un vrai apprentissage et qu'ils se limitent à fournir, dans le meilleur des cas, un dispositif de transmission du savoir, est-il dû au manque du présentiel ?

Deux réponses. La première est que le modèle de la présence est un modèle possible pour pouvoir produire un espace commun, mais il n'est pas le seul. Il faut remplacer ce que nous appelons "présence" dans un cours traditionnel par quelque chose d'autre dans un cours en ligne. Une autre réponse consiste à mettre en cause le poids du modèle présentiel et, finalement, le concept même de "présence". Le concept de présence est un concept fondamentalement religieux. En d'autres mots, c'est une fiction qui consiste à donner beaucoup d'importance à une prétendue "immédiateté" de la présence qui est en réalité toujours fictive. L'idée de présence est exactement ce que Benjamin appelait "aura" : c'est le fait d'attribuer à un objet une valeur sacrée. En réalité, il n'y a pas de "présence" immédiate car, évidemment, toute présence passe au moins par la médiation d'un espace - comme je le disais plus haut. La présence n'est rien d'autre que le fait d'appartenir au même espace architectural et, dans ce sens, ou bien la présence sur le web est immédiate au même titre que celle dans une salle de classe, ou bien les deux sont médiates au même titre (toutes les deux dépendent d'un dispositif architectural déterminé).

La question de la présence est donc probablement mal posée. Le véritable sujet est de comprendre comment on arrive à partager un espace commun dans une salle de cours et comment on pourrait arriver au même partage dans un espace numérique.

Si le problème n'est pas celui de la présence, d'où vient le problème ? Car il est évident qu'il y a un problème : le pourcentage très élevé de décrochages, la relative passivité des étudiants soulignée par Karsenti...  Le problème n'est pas la présence, c'est-à-dire que le problème n'est pas dans le fait que les MOOC sont "online". On pourrait donc se dire que c'est le "massive" qui détermine l'impossibilité pour les MOOC d'être un véritable espace d'apprentissage. Mais là aussi il y a des contre-exemples qui nous font penser que la production d'un espace commun sur le web est possible même quand il y a une communauté très vaste. Pensons au cas de Wikipédia. Espace communautaire, espace de production du savoir - ou du moins de vulgarisation - espace de transmission, et aussi d'apprentissage - les discussions, les débats, etc.

Comment fait Wikipédia pour produire son espace ? Je dirais qu'il y a cinq principes qui permettent à Wikipédia d'être un lieu de création d'un espace commun d'apprentissage.

1. Le fait qu'elle est régie par des règles formelles. Aucune règle de contenu n'est exprimé qui puisse façonner les articles. Il n'y a que des règles formelles (citer les sources, citer les différentes positions, signaler quand il n'y a pas unanimité, etc.).

2. Il n'y a pas d'autorité reconnue. Aucun dispositif auctorial n'est reconnu à l'intérieur de l'espace Wikipédia. Seuls les dispositifs formels d'éditorialisation servent à valider et légitimer un contenu. Il n'y a pas d'auteur, pas de maître, pas de professeur.

3. Les algorithmes permettent de faire une grosse partie du travail (vérifier les entrées, mettre en relation des articles par langue, donner l'historique, la discussion, alerter les membres de la communauté, etc.).

4. Des valeurs partagées sur ce qu'est le savoir et ce que doit être la société animent l'ensemble des membres.

5. Les principes précédents permettent de créer une véritable communauté des wikipédiens. C'est la communauté qui investit l'espace, qui le règle et qui le produit.

 

La clé est donc probablement dans le fait que l'espace du web, en tant qu'espace d'action peuplé par un nombre très élevé de personnes, met en question les dispositifs de production de l'autorité qui sont possibles dans des espaces dont l'architecture permet des rassemblements beaucoup plus petits. En d'autres mots : il est possible d'avoir un chef quand on est cent, mille, dix milles, mais pas quand on est des millions. Les dispositifs d'autorité se déplacent, la validation et la légitimation des contenus doit passer par d'autres voies. Peut-être est-ce l'idée de "course" qui doit être changée.

apprentissage, architecture, Jay David Bolter, Richard Grusin, espace architectural, espace numérique, IHEST, McLuhan, média, medium, MOOC, Numérique, Phèdre, Platon, présence, publicité, Thierry Karsenti, Wikipedia Atelier, Numérique