Les chercheurs en SHS savent-ils écrire? Quelques réponses aux commentaires des lecteurs
Après mon billet polémique Les chercheurs en SHS savent-ils écrire?, j'ai reçu beaucoup de commentaires sur Twitter. Je voudrais d'abord remercier tous celles et ceux qui ont eu la gentillesse de me lire et de réagir, même et surtout ceux et celles qui m'ont attaqué avec violence. Ces réactions me semblent très importantes pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que cela veut dire que la question intéresse et qu'elle est très sensible: tant mieux. Ensuite parce que j'ai pu constater que, si on veut avoir des réactions, il faut être dans la provocation, sinon, personne ne se dérange à prêter attention à ce que tu fais. C'est dommage, mais c'est ainsi: notre économie de la surabondance de contenus privilégie des modes de communication un peu plus légers et sensationnalistes: un billet de blog volontairement polémique et provocateur (même si pas très précis et pas du tout scientifique) produira plus de débat qu'un long article savant. J'essaie pour ma part de faire les deux: des textes scientifiques et des textes plus légers. Autre constat: la totalité du débat a eu lieu sur une plateforme privée: Twitter. On reste sous l'emprise des grandes compagnies privées: encore une fois, dommage.
Avant de prendre en compte les critiques, je voudrais préciser deux choses qui n'étaient probablement pas assez claires dans mon billet:
1. Je ne pense pas qu'il y ait une seule bonne manière d'écrire. Il y en a, évidemment plusieurs. La question à se poser est justement: quelles pratiques d'écriture sont les plus adaptées pour mes besoins scientifiques particuliers? Refuser les solutions mainstream comme Word signifie aussi refuser les solutions passe par tout. Et donc essayer d'éviter le risque de pensée unique. Un lecteur comparait les outils d'écriture aux langues (cf. ici): comme la langue de la recherche est l'anglais, ainsi l'outil d'écriture est Word. C'est justement le problème: une pensée unique (l'anglais mal utilisé, le globish, et le docx).
Il y a des exigences scientifiques différentes, c'est la raison pour laquelle il faut réfléchir aux outils - et aux formats - adaptés à chaque exigence. Puis il y a aussi la question de la réutilisabilité des données - qui nous pousse à utiliser des standards: mais je peux tout à fait comprendre que, dans des cas particuliers, on ne souhaite pas que les contenus, données, informations soient réutilisables.
2. Quelqu'un a dit que le balisage implique une pensée tabulaire. Pas nécessairement. On peut structurer et baliser de mille manières différentes, en essayant de transformer nos textes en données ou pas. Mais encore une fois, pour pouvoir structurer de la manière souhaitée, il faut déjà bien saisir les enjeux de la structuration!
Maintenant, je voudrais essayer de répondre à certains commentaires-critiques.
Je dirais que les critiques principales étaient 3:
1. On n'a pas le temps. En effet, on ne peut pas demander aux chercheurs de travailler le double. Ce n'est pas possible et ce n'est pas juste ni souhaitable. Dans un moment où l'injonction à la productivité devient insupportable, on ne peut pas accepter de mettre encore plus de pressions sur les chercheurs. Je suis parfaitement d'accord avec ça. Mais
- L'emploi correct des outils informatiques fait gagner du temps et pas le perdre. Une bibliographie Zotero peut être remployée, restructurée, restylée sans aucun effort, par exemple. Et ainsi aussi pour l'écriture balisée: au lieu que de se battre avec les balisages invisibles de Word, on travaillera avec un texte propre et donc on perdra moins de temps. Au lieu que de faire les sommaires et les index à la main, on les aura en automatique etc. Oui, cela demande de l'apprentissage, mais le temps nécessaire pour apprendre est nettement inférieur au temps qu'on gagnera ensuite. Apprendre à utiliser correctement zotero prend 2h maximum.
- Apprendre à utiliser Word prend aussi du temps!
- C'est donc juste une question de priorité et de bonne organisation de son temps.
- Les formations existent! Il y en a des millions! Gratuites, en ligne, en présence... En France, Huma-Num propose pléthore de documents, tutoriels, guides de bonnes pratiques etc. Les bibliothèques proposent toujours des formations aux outils bibliographiques! Et pour les étudiants, il suffiratit de rendre ces formations obligatoires...
2. Ce n'est pas notre travail. (cf ici) Un lecteur dit que ces questions sont des "geekeries"
Nan mais lis le texte... Caricature de geekerie. Le genre qui passe son temps à bidouiller LaTex au lieu de bosser.
Il affirme ensuite:
Donc un chercheur qui écrit sur Word est comme un médecin qui opère à la hache? Ce texte confond recherche et secretariat d'édition je crois. Un métier à part entière.
Et ben non... Déjà très souvent ce type d'affirmation est accompagné par un certain mépris pour les "petites mains" qui devraient s'occuper de ce travail. C'est pourquoi, par ailleurs, l'informatique a été initialement considérée comme un métier de femmes, les "secrétaires" qui, de façon "neutre" structurent et mettent en propre la grande pensée des chercheurs (mâles, évidement). Or on ne peut pas séparer le travail de structuration de celui de conception car la structuration implique la conception. Si l'on délègue, c'est la pensée qu'on délègue. Les informaticiens deviennent les véritables chercheurs, ceux qui non seulement "mettent en propre" mais aussi produisent le savoir.
3. Ces choses ne nous concernent pas: il n'y a pas d'implication. Clairement lié au point précédent, ces critiques considèrent que des outils tels que Word sont neutres et ne structurent aucunement la pensée. Une lectrice qui m'accuse de faire de la philosophie vide et abstraite me demandait pourquoi Word structurerait la pensée. Il y a plusieurs textes qui analysent la question. Je renvoie par exemple à
- https://eriac.hypotheses.org/80
- http://blog.sens-public.org/marcellovitalirosati/protocoles-et-visions-du-monde/
- http://trackchangesbook.tumblr.com/
Pour expliquer ce que je veux dire rapidement: Word ne produit pas du texte pur, mais du texte balisé. Quand on écrit on voit du texte, mais ce texte est en réalité accompagné de balises qui précisent son sens. (Pour en avoir une idée plus précise: changez l'extension de .docx à .zip, ouvrez l'archive et regardez les fichiers xml que vous écrivez). Un titre est un titre - ou plus souvent, une série de caractères plus gros que le reste du texte ou dans une police différente -, une citation est une série de caractères entourée par des guillemets etc. L'usage de Word implique en premier lieu que l'on ne voit pas comment on balise le texte et en second lieu que la philosophie de sa structuration est basée sur une certaine conception de ce qu'est un texte. Pour Word: l'idée de page, l'idée de disposition graphique pour traduire une signification, une certaine conception des versions, des moments où on sauvegarde, de comment on exprime des hiérarchies, des tableaux, des listes etc. Or concevoir cette structure fait partie intégrante de notre travail de chercheurs. On évalue chez les étudiants, par exemple, leur capacité de transformer en un texte linéaire une pensée qui ne l'est pas nécessairement (les connecteurs logiques, la structuration en parties, l'organisation etc.). Penser signifie mettre en forme. Et donc oui, Word est une forme de pensée. Une forme particulière qui se déguise en outil neutre et qui se naturalise en devenant transparente. Mais elle n'est ni neutre ni anodine.
On pourrait écrire des livres sur ce sujet. Mais évidemment ceci n'est qu'un billet de blog: encore une preuve que le format conditionne fortement la pensée, ou mieux que le format et le fond ne sont qu'une seule et unique chose.