Le pouvoir du virtuel, entre dynamis et potestas

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Ce texte a été écrit en 2012 pour un ouvrage collectif en cours de publication. Le voici en attendant sa sortie imminente...

Indications de route #

Je vous propose un voyage, un voyage un peu particulier: un voyage dans un espace qui n’est pas structuré, un espace liquide, apparemment homogène, dont les frontières ne sont pas nettes et où se repérer est très difficile. Un voyage en mer, donc, une navigation. Nous allons naviguer ensemble dans la mer du virtuel. Virtuel: c’est un concept mystérieux comme la mer, insaisissable comme l’eau, indéfini et sans frontière comme les océans et surtout en mouvement continu, comme les vagues. Quand nous nous trouvons dans le virtuel nous ne sommes nulle part et en même temps nous sommes partout. C’est un espace fluide, mobile, difficile à identifier, à définir sur une carte: comme la mer le virtuel relie tous les territoires sans un être un; le virtuel déterritorialise1 et relie, le virtuel est l’élément suprême de connexion.

Nous naviguerons ensemble donc dans le virtuel, comme on navigue sur Internet et comme on navigue dans la mer. Quel est la destination de cette navigation? Vers quel port sommes-nous en train d’aller? Il doit bien évidemment en avoir un: celui de la compréhension d’une notion complexe et pourtant galvaudée, utilisée dans plusieurs domaines différents, à propos et mal à propos, sur la bouche de tout le monde et en même temps sans une définition précise. Mais cette objectif n’est pas notre but principal: ou mieux, le sens de la navigation n’est pas et ne doit pas être d’abord celui d’amener quelque part, mais celui de naviguer. Nous allons naviguer ensemble pour apprendre à naviguer. C’est notre chemin au fur et à mesure que nous le parcourrons qui nous intéresse, c’est le fait de naviguer qui nous fera enfin sentir à l’aise dans cette notion si perturbante.

Nous sommes donc comme le marin au milieu de la mer, sans aucun repère; nous ne pouvons décider de notre route ; pour parcourir le virtuel il faut d’abord pouvoir s’orienter: trouver l’orient, un point fixe à partir duquel dessiner une cartographie de cette notion.

Le premier problème auquel il faut faire attention lorsqu’on débarque dans le virtuel est donc que ce mot a une valeur sémantique très large et des significations souvent contradictoires. On peut repérer trois significations principales du mot : la première est née dans le domaine purement philosophique et les deux autres plutôt dans le champ de la physique et notamment de l’optique et de la mécanique2.

Le virtuel philosophique #

Commençons donc à analyser ces trois significations pour poser des balises dans notre périmètre de navigation. Le mot << virtuel >> dérive d’une traduction latine du mot grec dunaton. Dunaton signifie, en premier lieu, ce qui a un principe de mouvement ou bien ce qui a la capacité de subir quelque chose3. Aristote fait l’exemple de l’homme qui a la capacité de construire: il a une force qui lui permet de produire du mouvement, c’est-à-dire de construire. Un autre exemple, pour expliquer le cas du dunaton comme capacité d’être modifié, est celui de la une maison qui a la capacité d’être construite. Dans les deux cas on a affaire à une force qui produit quelque chose de nouveau. Aristote insiste sur la qualité de cette capacité pour faire comprendre que la capacité dont on parle peut être plus ou moins concrète. N’importe qui, en principe, peut construire une maison, mais cette possibilité a un sens totalement différent si l’on est en train de parler d’un architecte ou d’un homme qui ne l’est pas et qui n’a jamais rien construit.

Mais dunaton est aussi, tout simplement, ce qui n’est pas nécessairement faux. Cette définition nous renvoie à l’idée de possible. Une chose est possible quand elle n’est pas nécessairement fausse, à savoir quand le fait qu’elle se réalise ne produit pas une contradiction.

On comprend bien les enjeux de la définition du dunaton chez Aristote. Il s’agit de s’interroger sur le degré de réalité de cette notion et chaque définition saisit un virtuel différent en degré de réalité. La définition purement logique, décrit le dunaton comme un concept très abstrait. Dire que tout ce qui n’est pas nécessairement faux est dunaton, possible, ne nous dit par grande chose sur les conditions et les probabilités de réalisation de ce possible. En d’autres termes, c’est une définition très vague et qui oppose le dunaton au réel: réel est ce qui existe, possible est ce qui n’existe pas mais pourrait – on ne sait pas trop comment et pourquoi – exister.

Dans le premier sens on se concentre, en revanche, sur ce qui fait qu’une chose qui n’existe pas vienne à l’existence: pourquoi on passe d’une maison qui n’est pas là à une maison qui est là? Le dunaton est justement ce qui fait que cette maison soit construite. Il ne s’agit plus de dire s’il est possible ou pas qu’une maison apparaisse, mais quelles sont les raisons, les forces en jeu pour que une maison soit construite. D’une part le dunaton est, par exemple, le fait que n’importe quel homme peut faire un tableau. De l’autre il est le fait que un peintre a la capacité, l’envie et les moyens de faire un tableau.

Dans l’histoire de la pensée, la différence terminologique entre les deux acceptions de dunaton apparaît pour la première fois au Moyen-Âge, quand les philosophes cherchent à traduire en latin le mot grec. Souvent, en latin, il a été choisi de traduire dunaton par possibilis. Mais outre possibilis, on trouve parfois un autre mot pour exprimer dunaton: virtualis, l’ancêtre du virtuel. Virtualis est un mot qui met l’accent sur la signification la plus concrète de dunaton. Rien d’abstrait, donc, mais une force qui est à la base du mouvement du réel. Un exemple de l’emploi de virtualis peut nous aider à mieux comprendre ce caractère concret du concept.

Thomas d’Aquin l’utilise dans la Summa: Prima Pars, Questio 4 article 2. Il y explique que la création est virtuellement en Dieu: en Dieu, on peut donc retrouver la perfection de toutes les choses. L’exemple de la virtualité de Dieu est éclairant: Dieu est plus réel que la création, puisque Dieu est parfait et donc jouit du plus élevé degré de réalité. La création virtuelle est donc plus réelle que la création actuelle.

On peut arriver ainsi à donner la définition philosophique de virtuel le virtuel est la force qui détermine le mouvement du réel, il est donc tout à fait réel.

On se rapproche, ici de la définition que de virtuel donne Gilles Deleuze qui remarque que le virtuel est un aspect du réel et qu’il ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel4. Deleuze propose donc un carré conceptuel formé par possible-réel d’une part et virtuel-actuel de l’autre. Le possible et un non-réel qui peut se réaliser, le virtuel est une part de la réalité qui peut s’actualiser.

Je crois qu’il serait plus juste de renverser le carré deleuzien et de parler plutôt de réel-possible et virtuel-actuel. Le virtuel est réel; le possible n’est rien d’autre qu’une abstraction du réel, c’est-à-dire, le possible est tout simplement le réel moins l’existence, un réel qui n’existe pas. Et, symétriquement l’actuel est une abstraction du virtuel: c’est le virtuel moins le mouvement; mais puisque le réel est en mouvement continu, l’actuel ne lui ressemble pas. Le réel est virtuel et jamais actuel.

Les virtuels de la physique #

Selon sa signification philosophique, le virtuel n’a donc rien d’irréel. Mais ceci ne rend pas compte de notre ressenti à propos de ce concept. Quand on parle de virtuel on pense tout de suite à quelque chose de fictif, d’illusoire ou au moins de simulé. Cette idée dérive d’un emploi du concept dans le domaine de la physique5.

Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1757), il existe déjà une définition du mot virtuel dont le sens n’est alors pas directement lié à la signification philosophique précédemment analysée:

Lorsque les rayons réfléchis ou rompus sont divergents, mais de manière que ces rayons prolongés iraient se réunir, soit exactement, soit physiquement, en un même point, ce point est appelé foyer virtuel ou imaginaire.

Quand on a affaire, par exemple, à un objet se reflétant dans un miroir, l’image que l’on voit semble être un objet situé derrière le miroir. Le point où convergent les rayons divergents provenant du miroir semble être le point où se trouve l’objet dont émanent les rayons arrivant à notre œil. Ce point, en réalité, n’existe pas: les rayons sont réfléchis par le miroir et l’objet se trouve du côté opposé. Le foyer virtuel est donc le point d’où les rayons divergents semblent émaner mais, en vérité, n’émanent pas. Le mot virtuel est de cette manière assimilé à quelque chose d’imaginaire, de fictif. Le foyer virtuel ainsi défini n’est qu’une illusion: il n’existe pas.

Dans son sens optique, donc, le virtuel s’oppose clairement à la réalité. Cette opposition souligne l’aspect matériel et concret de la réalité, mis en tension avec l’aspect immatériel et abstrait du virtuel: la réalité est ce que nous pouvons toucher, le virtuel est une illusion intangible.

Pourquoi les physiciens ont-ils adopté ce mot pour exprimer un concept si éloigné de son acception d’origine? Y a-t-il un rapport entre ses significations philosophique et optique?

L’hypothèse interprétative proposée ici est que le virtuel optique dérive d’une mauvaise compréhension du virtuel philosophique.

Essayons de mettre à plat les différentes étapes qui auraient caractérisé ce parcours:

  1. Le virtuel est un principe, une cause produisant quelque chose
  2. Les causes peuvent être concrètes ou idéales
  3. Les causes idéales n’ont qu’une valeur d’explication
  4. Les causes idéales n’existent pas
  5. Le virtuel en tant que cause idéale n’est qu’une illusion
  6. Le virtuel est toujours une cause idéale
  7. Le virtuel est une illusion

Un premier amer, donc ; virtuel peut avoir deux signification dont une comprend deux nuances différentes :

1. Une signification philosophique : il est la force dynamique qui caractérise le réel en tant que flux 2. Une signification physique : il est une cause idéelle qui s’oppose à la réalité en tant qu’illusion qui représente la réalité.

Toute analyse du concept de virtuel devra se poser la question du rapport entre ces différents sens.

C’est à partir de cette base qu’il faut prendre en compte l’emploi du concept dans le domaine des nouvelles technologies, pour voir en quel sens elles ont quelque chose de virtuel. À partir de la mémoire virtuelle, développé dans les années 70, le mot a commencé à être utilisé dans le domaine du numérique. Dans le domaine des nouvelles technologies, les deux significations du mot virtuel sont souvent entremêlées et confondues : pour s’orienter dans le virtuel il faut préciser le sens de l’emploi du mot et surtout veiller au fait qu’il ne devienne pas, banalement, synonyme de numérique.

La mémoire virtuelle #

La mémoire virtuelle est créée dans le cadre du développement de systèmes multi-tâches qui permettent à l’ordinateur d’accomplir plusieurs opérations au même instant, tout comme s’il s’agissait de plusieurs ordinateurs qui travaillaient simultanément. Le système multi-tâches est celui qui caractérise tous les ordinateurs aujourd’hui: ils ont la possibilité d’exécuter plusieurs logiciels en même temps.

Pour donner cette possibilité au système d’exploitation, il fallait tout d’abord résoudre un problème: comment gérer la mémoire utilisée par l’ordinateur pour exécuter les processus?

La mémoire RAM est la mémoire d’accès aléatoire (Random Access Memory) que l’ordinateur utilise pour stocker les données lors de leur traitement. Quand l’ordinateur exécute un seul processus, il retrouve l’ensemble des données liées à celui-ci dans la mémoire RAM. Le problème surgit lorsque plusieurs processus sont en cours d’exécution. Les données sont toutes stockées ensemble dans la mémoire, en ordre aléatoire, rendant impossible à l’ordinateur de les traiter. D’où la nécessité d’une mémoire virtuelle.

Précisons que la mémoire RAM est un hardware, donc un élément informatique << dur >>, une véritable pièce installée dans l’ordinateur. La mémoire virtuelle est un software, un logiciel. Le principe de la mémoire virtuelle est d’utiliser de l’espace sur le disque dur de l’ordinateur pour stocker une partie des données traitées pendant un processus. Les données sont disséminées en partie dans la RAM et en partie sur le disque dur. Le software se charge de créer une mémoire qui rassemble et surtout remet en ordre pour chaque processus les données présentes dans la RAM et celles présentes sur le disque dur. L’ordinateur verra donc plusieurs mémoires – une pour chaque processus – avec les données en cours de traitement, agencées de façon ordonnée. Ces mémoires virtuelles ne correspondent pas à un élément installé dans l’ordinateur – ce ne sont pas des pièces hardware – mais à un schéma logique qui reconstruit et réordonne les données de chaque processus.

Dans quel sens cette opération est-elle virtuelle?

Penser que la mémoire virtuelle s’oppose à une mémoire réelle – la RAM – serait confondre la différence entre hardware et software avec celle entre réel et irréel. Il suffit dans un premier temps de considérer le hardware comme une pièce matérielle en opposition au software qui ne l’est pas. Mais, comme le dit déjà le mot anglais, si le hardware est un << matériel dur >>, le software est lui aussi du matériel, mais << souple >>. Souple par sa capacité d’adaptation.

Plus que pour une hypothétique différence de matérialité, la mémoire virtuelle est virtuelle pour l’action qu’elle opère sur la RAM. On peut donc appliquer la définition philosophique. La mémoire virtuelle est une force caractérisant la réalité des processus de l’ordinateur. En effet, elle n’est pas actuelle parce qu’elle est en mouvement, tout comme la réalité de l’ordinateur pendant qu’il traite des données.

En effet la mémoire virtuelle produit une nouvelle mémoire qui ne serait pas là autrement. La mémoire virtuelle est une partie réelle de l’ordinateur: c’est elle qui permet à l’ordinateur de fonctionner, c’est-à-dire d’exécuter des tâches.

L’actuel dans ce cas est moins réel que le virtuel. Dans le cas de l’ordinateur, actuelle serait la mémoire particulière que la mémoire virtuelle crée pour traiter un processus déterminé. Or cette mémoire est une abstraction: elle est en mouvement continu, elle apparaît et disparaît selon les processus traités par la machine. Cette mémoire est volatile et la penser comme réelle implique une abstraction: on devrait en effet la considérer comme immobile, la prendre en compte dans un instant figé, comme si l’on pouvait arrêter le temps.

La conclusion de cette analyse est que le mot virtuel, lors de son premier emploi dans le domaine des nouvelles technologies, avait davantage sa signification philosophique que physique. La confusion entre software et irréel a pu également avoir un poids dans le choix de cet emploi. Et cela parce que l’on ne peut pas toucher la mémoire virtuelle, tout comme une image virtuelle ou une puissance virtuelle. Il est nécessaire d’abandonner cette acception: si le virtuel est tout ce que nous ne pouvons pas toucher mais de quoi il faut d’une manière ou d’une autre parler, alors les rayons du soleil sont eux-aussi virtuels, et ainsi une série infinie d’éléments vidant le mot de son sens.

Dunamis et potestas #

Une fois posés les repères sémantiques qui nous permettrons de voir plus clair dans la mer homogène du virtuel, ce sont les enjeux politiques liés à notre concept qui s’imposent à l’attention.

C’est l’histoire même du concept de virtuel qui relie cette notion à une question politique. Dunaton est ce qui a la dunamis: ce qui a la capacité ou bien le pouvoir; << pouvoir de faire quelque chose ou plus précisément pouvoir de bien faire quelque chose ou de la faire en vertu de sa propre volonté >>(Métaph., V,4). Dunaton est ce qui a le pouvoir de donner une structure et un sens aux choses.

Il est à noter que je donne ici à dunamis une signification politique que le terme n’a pas en grec. Chez Aristote, le pouvoir de dunamis est surtout le pouvoir de faire quelque chose. C’est pourquoi la traduction littérale de dunaton est virtualis, dans lequel on retrouve virtus, capacité. Dans la langue latine en revanche, l’idée de pouvoir – dans le verbe possum – est liée au sens politique, comme dans les substantifs potentia ou potestas. Il est par ailleurs intéressant qu’Aristote, au moment de définir dunamis utilise le mot arké, qui signifie – entre autres – << pouvoir >> dans le sens politique du mot. Dunamis est l’arké de mouvement: le principe mais aussi le pouvoir de mouvoir. On peut en conclure que, si dans le sens originel de dunaton il n’y avait de référence stricte à l’idée politique, cette idée a néanmoins toujours été très proche du concept de virtuel. On retrouve, par ailleurs, cette référence dans le mot d’origine latine avec la référence au concept de vis, force.

Essayons de mieux comprendre quels enjeux politiques se cachent derrière cette référence. Si le virtuel est un principe de mouvement, il doit être aussi en même temps le pouvoir de mouvoir. Mais, toujours selon Aristote, pour parler d’un pouvoir, ce principe doit être << principe d’une chose et de son contraire >>. Si le virtuel est principe de mouvement, il doit aussi être principe d’immobilité: il est le pouvoir de faire mouvoir ou rester immobile. Une définition – étrangère aux autres jusqu’alors – s’impose : le dunaton, disait Aristote, est aussi ce qui a la capacité de ne pas changer et donc ce qui fait résistance au changement.

Cette définition est apparemment en contradiction avec les autres. Le virtuel a précédemment été défini comme lié au mouvement et au flux. Pourtant cette signification met en avant le pouvoir de rester immobile. Le dunaton est à la fois la cause du dynamisme du réel et la possibilité de sa cristallisation.

Ma thèse est que cette contradiction se transmet au concept de virtuel et détermine son ambiguïté de fond. Le virtuel est ce qui rend le réel dynamique mais aussi ce qui permet d’en prendre des photographies figées et immuables. Le virtuel décide en même temps de l’ouverture et de la clôture du réel.

Or, dire que le virtuel est aussi le pouvoir d’arrêter le mouvement du réel revient à dire qu’il est aussi un principe produisant l’actuel, et revenir à l’opposition réel/virtuel. Pourquoi nous sentons-nous obligés de revenir à ce modèle? Pourquoi cette attirance entre l’ouverture dynamique du virtuel et la cristallisation immobile opérée par un pouvoir?

Cherchons la réponse dans notre façon même d’appréhender le monde. En une phrase: pour gérer le monde nous avons besoin de fractionner le flux de la réalité et de penser celle-ci comme la juxtaposition de plusieurs photogrammes immobiles, incapables que nous sommes de gérer le mouvement. Réapparaît alors le mot << pouvoir >> : pour avoir un pouvoir sur le monde, il faut faire abstraction de son mouvement, négliger la virtualité de la réalité et la penser comme un actuel.

Ceci est dû en premier lieu à la structure de notre langage. Les mots que nous utilisons pour parler de réalité doivent être définis, délimités: comme une étiquette que nous mettons sur chaque chose. Nous devons être sûrs que la chose ne bouge pas et qu’elle reste ce que l’étiquette décrit. Nous appréhendons la réalité à travers des concepts qui ne peuvent changer pendant que nous les utilisons, autrement nous ne serions plus sûrs de ce dont nous parlons. Le langage lui-même est une première abstraction du mouvement: il considère la réalité comme étant actuelle. Nous ne disons pas le mouvement, ou mieux, nous le représentons comme discret alors qu’il est continu. Plusieurs mots peuvent être utilisés, l’un après l’autre, pour décrire un changement, mais entre un mot et l’autre il y aura un trou, un vide qui est, lui aussi, plein de mouvement.6

Nous sommes face à l’un des problèmes fondamentaux de l’histoire de la pensée. Si cette structure caractérise déjà notre langage, elle agence d’autant plus la science en tant qu’outil principal avec lequel les hommes tentent de comprendre et surtout de gérer le monde. La science nous permet d’avoir une prise sur la réalité et finalement de la manipuler, de la changer à notre guise, mais elle ne pourrait pas gérer quelque chose qui change pendant qu’elle le regarde: d’où la nécessité de l’actuel, de la photographie qui immobilise le réel.

Pour rendre possible cette immobilisation il faut changer l’interprétation de la réalité et le rapport entre les termes du carré conceptuel - réel, possible, actuel et virtuel. La réalité que la science peut traiter ne peut être qu’actuelle. Le virtuel sera alors considéré comme une cause se trouvant avant l’actuel, le mouvement précédant la cristallisation dans un photogramme immobile.

Le virtuel, de dynamique caractérisant le réel en tant que flux, devient la cause de son arrêt et, de cette manière, pouvoir. L’objectif principal du pouvoir est de transformer le continu qui caractérise le réel en discret pour le gérer. Cette opération met en jeu une autre notion: le choix. S’il faut transformer le continu en discret en l’arrêtant, il faut aussi choisir le moment où l’arrêter. Le virtuel en tant que pouvoir est donc la capacité de choisir un point dans la ligne continue du mouvement réel et d’arrêter en ce point ce mouvement.

On est là face à deux interprétations différentes du virtuel qui déterminent son ambiguïté et que l’on peut ainsi résumer. Le virtuel comme ouverture et mouvement se base sur le fait que :

  1. La réalité est un flux virtuel continu.
  2. L’actuel est une abstraction. Il est le réel privé de son mouvement. L’actuel est donc discret alors que la réalité est continue.
  3. Virtuel n’est pas l’adjectif de quelque chose. Virtuel et virtualité sont synonymes.

Mais cette structure ne nous permet pas de gérer la réalité, d’avoir un pouvoir sur elle. On arrive donc a une seconde interprétation selon laquelle le virtuel serait le pouvoir d’immobiliser le flux du réel. Dans ce cas:

  1. La réalité est actuelle et immobile, donc elle est discrète. Elle est la juxtaposition de plusieurs instants l’un après l’autre.
  2. Le virtuel est une force qui vient avant l’actuel et qui le détermine.
  3. Le virtuel est un adjectif qu’on attribue à l’actuel.

L’ambigüité du virtuel #

Le virtuel, force dynamique et multiple selon sa définition philosophique, est en même temps une capacité de cristallisation, d’immobilisation de ce qui bouge. À partir de cette considération théorique, il est nécessaire de prendre en considération les implications sociales et politiques des aspects virtuels des nouvelles technologies.

Le sens politique des identités virtuelles, des communautés virtuelles, de la réalité virtuelle sera toujours affecté par une ambiguïté de fond : la virtualité de ces technologies sera d’une part une ouverture à de nouvelles possibilités de liberté et d’autre part une clôture, celle du contrôle et de la gestion des individus par un pouvoir centralisé.7

En quoi ces outils augmentent-ils notre liberté, en quoi créent-ils une dépendance ? Quels sont les nouvelles technologies du pouvoir dans le domaine des nouvelles technologies ? Et finalement : faut-il « résister » au virtuel ? Une navigation dans le virtuel devrait essayer de donner une réponse à ces questions et rendre donc capables les équipiers de s’orienter dans le virtuel, de se repérer dans le monde fluide et égarant généré par cette notion.

Nous pouvons ainsi lister ce que nous préconisons pour le marin qui désire s’aventurer dans la mer du virtuel. En premier lieu, il faut tenir compte des différentes significations du concept. Toute analyse de la notion de virtuel doit démarrer d’un préalable questionnement sur la conception de la réalité. Différentes idées du réel impliquent différents enjeux liés au virtuel. Dans le domaine des nouvelles technologies, la notion de virtuel peut être comprise de plusieurs manières : le chercheur devra essayer d’établir dans laquelle de ses acceptions le concept de virtuel aide à cerner ce nouveau domaine. En second lieu il faudra toujours se rappeler que ce concept est affecté par une ambiguïté constitutive : entre liberté et contrôle, entre mouvement et immobilité.

C’est seulement à partir de cette ambiguïté qu’il sera possible de penser les enjeux politiques du virtuel.

Dans le domaine technologique, la force cristallisante du virtuel implique une série de limites à la liberté. On peut les résumer ainsi:

  1. Le contrôle et la surveillance déterminés par la structure centralisée d’Internet
  2. La limitation de la liberté d’action déterminée par les implications du code informatique
  3. La dépossession des actions et des identités opérée par la médiation de la machine
  4. L’égarement produit par la surinformation et par le temps réel
  5. L’inconscience de la médiation technique qui se fait de plus en plus transparente

Nous sommes obligés de constater que ces limitations sont d’autant plus fortes que l’ouverture opérée par le virtuel semblait importante: plus il y a de virtualité, plus il y a d’ouverture, plus il y a de possibilité de contrôle et de surveillance. Les nouvelles technologies ne sont pas l’unique domaine où se montre l’action du virtuel, mais elles représentent tout de même l’espace où cette action est la plus évidente et frappante à nos jours.

On pourrait donc très vite être tenté par une critique des TIC pessimiste et radicale: elles ont produit une société du contrôle où la liberté est de plus en plus mise en danger. Le pouvoir du virtuel mène rapidement à une standardisation et un aplatissement des conduites: il produit une foule homogène dont les conduites sont gérées par les détenteurs des moyens technologiques.

Cette attitude n’a aucun intérêt politique pour une raison fondamentale: l’ambiguïté du virtuel. C’est ce que les TIC apportent dans le sens d’une ouverture qui détermine leur valeur de fermeture, de contrôle et de surveillance. Penser que la destruction des TIC nous libérerait est absurde, non pas parce qu’on ne peut pas revenir en arrière – cela reviendrait à accuser cette position d’utopisme (ce qui n’est pas forcément un défaut) – mais parce que tout mécanisme de libération en tant que virtualité a en soit le contrecoup donné par sa cristallisation.

Sommes-nous donc condamnés à subir le pouvoir centralisé des TIC? Non: nous sommes appelés à en détruire les cristallisations. Nos pratiques peuvent être des pratiques de résistance et de libération si elles visent à ouvrir ce qui a été cristallisé par le pouvoir du virtuel et à le réinsérer dans la dynamique du virtuel comme mouvement du réel. Sachant que chaque action d’ouverture est destinée, au final, à être cristallisée, actualisée et donc à s’instituer comme pouvoir.

Les pratiques de résistance devraient commencer par des tentatives d’ouverture du réseau à des outils techniques autres qu’Internet. Créer d’autres réseaux nous permettrait d’échanger des données au delà d’Internet. Une expérience dans cette direction a été faite par le laboratoire informatique FreakNet qui a développé Netsukuku, un système d’échange de données alternatif. Se libérer de la dépendance d’Internet permettrait déjà une première mise en échec de la centralisation des informations.

En deuxième lieu, c’est la connaissance du code informatique qui peut permettre d’élargir la liberté d’action. Plus on connaît le code, moins nos actions sont déterminées. Tout changement important de pratiques, d’usages, de contenus implique un mouvement difficile à intégrer par la cristallisation du pouvoir et peut donc être considéré comme une forme de résistance.

Bien sûr toutes ces actions d’ouverture risquent de multiplier l’effet paradoxe et de déterminer un égarement majeur: une situation dans laquelle nous ne sommes plus en mesure de juger des enjeux de nos actions et où toute action devient par conséquent indifférente. C’est pour combattre cet égarement qu’une réflexion construisant de façon renouvelée une cartographie du virtuel est toujours nécessaire. Cette cartographie est évidemment une cristallisation de quelque chose en mouvement, une transformation de la dynamique en immobilité et devra donc être défaite. Mais cela nous aura orienté et libéré de l’égarement.


  1. Pour une analyse de la fonction déterritorialisante du virtuel, cf. Michel Serres, Atlas, Flammarion, Paris 1997.
  2. Pour une analyse plus approfondie des significations du mot virtuel, je renvoie au texte désormais classique de Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel, La découverte, Paris 1994 et je me permets aussi de renvoyer à mon S’orienter dans le virtuel, Hermann, Paris 2012.
  3. Je vais me baser sur les textes d’Aristote pour étudier la notion de dunaton. En particulier cf. Métaphysique, V et X.
  4. Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, Paris 1968 p.273 et s.
  5. Cf. Guillaume Latzko-Toth et Serge Proulx, << Le virtuel au pluriel : cartographie d’une notion ambigüe >>, dans Serge Proulx, Louise Poissant, Michel Sénécal, Communautés virtuelles. Penser et agir en réseau, Levis, Presses de l’Université de Laval, 2006, p. 57-76
  6. Pour une analyse plus approfondie du rapport entre discret et continu, cf mon S’orienter dans le virtuel, cit.
  7. Sur l’ambiguïté politique des nouvelles technologies et du web en particulier, cf. Dominique Cardon, La démocratie Internet, Seuil, Paris, 2011.
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